Dans notre for intérieur 

Le roman Le Débutant de Sergueï Lebedev, écrivain russe établi en Allemagne, vient de paraître en français aux Éditions Noir sur Blanc. Il est arrivé, hier, dans les librairies en Suisse et en France. Hier également une bonne nouvelle est tombée : ce roman, qui figurait en 2021 dans la short-list du Prix Jan Michalski, a reçu le prix Transfuge du meilleur roman étranger, décerné à Paris.

Il se trouve que j’ai déjà lu ce livre et ai eu l’occasion d’échanger avec l’auteur. Né à Moscou en 1981, il est, de toute évidence, très discret : il y a peu d’informations sur lui, même en russe. En lisant le roman et puis en parlant avec Sergueï Lebedev, j’ai essayé de saisir le mot qui me tournait dans la tête pour définir les deux. Enfin, je l’ai trouvé : la profondeur.

Sergueï est né dans une famille des géologues et, à 15 ans déjà, il est parti pour sa première expédition, au nord de la Russie, là où l’on trouve encore les vestiges d’anciens camps du GOULAG. Des expéditions, il en a fait huit. Selon lui, d’une fois à l’autre, en marchant dans les mêmes sentiers que les zeks des décennies plus tôt, il a commencé à se sentir comme un témoin, un témoin de la disparition de la mémoire, de la naissance de l’oubli. « C’est la géologie qui m’a soufflé l’image : une grande partie de notre connaissance sur la Terre vient de la “lecture” de la pierre, et rien ne disparaît sans laisser de traces même si la roche, la masse minérale change », m’explique-t-il.

C’est donc la passion pour la géologie qui est à l’origine de son creusement incessant dans le passé – dans la tentative de le déchiffrer. Le passé soviétique. Mais pas seulement. Il creuse également dans la fin fond de l’âme humaine : une « expédition » annoncée par un passage de Faust cité en épigraphe au roman.

Mais de quoi s’agit-il donc ? Le héros (ou l’anti-héros) du roman est un certain Kalitine, un chimiste de talent qui, dans un laboratoire secret se trouvant dans une ville secrète soviétique, a inventé ce qu’il croit lui-même être le poison parfait : mortel, instantané, et surtout intraçable. (Vous comprendrez tout de suite mieux si je vous dis que « débutant » et « novitchok » sont quasi synonymes en russe.) Se sentant trahi et inutile après la chute de l’URSS, il change de nom et de visage, quitte en cachette sa patrie et s’installe en Europe de l’Ouest.

Ce personnage de fiction a pour prototype le chimiste allemand Fritz Haber, lauréat du prix Nobel de chimie de 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, qui est également considéré comme le « père de l’arme chimique » suite à ses travaux sur divers gaz toxiques. Utilisées pour la première fois, sous sa supervision, lors de la deuxième bataille d’Ypres, ses créations ont été appliquées à grande échelle pendant la Deuxième Guerre mondiale, y compris pour exterminer une partie de sa propre famille, d’origine juive. Le cauchemar du scientifique qui repose dans un cimetière à Bâle.

Le passé de Kalitine le rattrape, lui aussi. Vingt ans après sa fuite de le Russie, le lieutenant-colonel Cherchniov, qui a perdu son âme dans la guerre de Tchétchénie, reçoit l’ordre d’empoisonner le traître avec son propre produit. Le Mal se lance à la poursuite du Mal, dans les règles de l’art d’un roman policier psychologique.

En plus de toutes les autres questions, celle de la responsabilité du scientifique se pose dans ce livre, ainsi que les buts qui justifient (ou pas) les moyens, et le choix auquel l’homme doit faire face. Lebedev évoque ici le roman d’Alexandre Soljenitsyne Le Premier Cercle, qui se déroule, comme vous le savez tous, en décembre 1949 dans une charachka, prison-institut de recherche où le système carcéral stalinien utilisait les compétences de certains scientifiques condamnés. « Le héros de Soljenitsyne choisit le camp, le “premier cercle de l’enfer”, pour ne pas contribuer au renforcement du Mal », me rappelle Sergueï Lebedev.

Pour ma part, en explorant les références littéraires, j’irais jusqu’à La Divine Comédie, car c’est Dante qui punit le plus sévèrement les traîtres en les plaçant dans le dernier et neuvième cercle de l’Enfer – il n’y a pas pour lui péché plus grave que la trahison. Pour moi non plus.

« Le meilleur poison, c’est la peur » : cette affirmation de Sergueï Lebedev est placée par ses éditeurs sur le bandeau du livre. Il va de soi qu’il s’agit de la peur qui domine la société russe, beaucoup trop tolérante au Mal, au goût de l’auteur. Pourquoi la peur est-elle aussi omniprésente, aussi incrustée ? « Le cœur du problème se trouve dans le fait que nous ne voulons pas reconnaître cette peur comme une constante de l’existence russe », me dit Lebedev, en insistant sur le fait que la peur a toujours été présente, pas seulement à l’époque stalinienne mais aussi durant les vingt dernières années du régime de Vladimir Poutine : « La peur devant l’impunité grandissante de l’État, cette peur qui paralyse toute velléité de résistance avant même qu’elle ne devienne consciente. »

Sergueï Lebedev pense-t-il que le Mal finit toujours par être puni ? Il me répond : « Je crois que le Mal doit au moins être découvert, dénoncé, démasqué… » Oui, ce serait déjà pas mal, me dis-je, en vous offrant cette citation du roman Le Débutant en conclusion : « …il avait compris aussi que la visibilité de la mort, son éternité, le fait qu’elle soit condamnée à laisser des traces, à être démasquée – c’est un bien naturel, un fil rouge tissé, cousu dans la structure du monde. Et que la loi primitive de la rétribution est codée, réalisée dans la matière. Donc la possibilité de son exécution aussi. La possibilité qu’il existent les notions de crime, de faute, de châtiment, de rédemption, de repentir. Qu’existe la morale en tant que telle. »

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

3 réponses à “Dans notre for intérieur 

  1. Bonsoir Madame,

    Merci de signaler ce livre.

    “Le meilleur poison , c’est la peur”, citez-vous fort justement.
    Vladimir Poutine a bien compris cela aussi pour les occidentaux, qu’il accable de la peur de….manquer ! Ou de perdre nos conforts que l’on pensait garantis à vie.

    Cette peur de voir s’écrouler notre modèle d’existence en pousseraient même certains à détourner le regard de l’Ukraine et à accepter bien des compromissions.

    Vous remerciant pour ce partage,

  2. Hier je faisais le vœu que vous alliez rencontrer Mikhaïl Gorbatchev pour recueillir ses opinions, sentiments, en me posant des questions : « Est-ce que pratiquement Mme Sikorsky pourrait prendre quelques jours pour faire le voyage ? À coup sûr elle serait motivée et bien accueillie… Peut-être qu’il y a des difficultés qui m’échappent… Tant pis si je me trompe, demain je ferai part de ce vœu dans le blog ! ».

    Je viens d’ouvrir la page d’accueil du Temps pour cliquer sur « blogs », et je vois en en-tête que Gorbatchev est décédé… Mon vœu est tout d’un coup comme le vide…

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