Goya, ce Saturne insatiable en amour

Quinta del Sordo, c. 1900
La Ilustración Española y Americana, 15 juillet 1909

En octobre dernier je vous ai parlé de l’exposition que la Fondation Beyeler à Bâle consacre à Francisco Goya à l’occasion du 275e anniversaire de sa naissance.  Dans ce texte je vous ai recommandé Le Roman de Goya de Lion Feuchtwanger. Je maintiens cette recommandation, mais j’ai depuis découvert un autre livre qui m’a beaucoup impressionné et que j’aimerais partager avec vous, d’autant plus que l’exposition continue jusqu’au 23 janvier.

Il s’agit du roman « Saturne » de Jacek Denhel, écrit en 2011 et paru aux Éditions Noir sur Blanc en 2014 déjà. Ce jeune auteur – né en 1980 –, peintre, poète et traducteur polonais a été proclamé par le magazine « La Nouvelle Pologne » comme l’enfant prodige de la littérature polonaise contemporaine.

Au premier regard le roman de Denhel est composé de trois dialogues séparés. Nous entendons les voix de trois hommes – Francisco lui-même, son fils Xavier (dont on sait très peu de choses) et Mariano, son petit-fils adoré, dont le portrait est exposé actuellement à Bâle. Malgré cette forme originale de narration, en trois premières personnes, le genre est proche d’une saga familiale qui couvre trois générations d’hommes liés par le sang et séparés par l’incompréhension. Le sous-titre du roman est d’ailleurs éloquent : « Peintures noires de la vie des hommes de la famille Goya ». Grâces aux manières d’expression et aux intonations très différentes, Denhel a réussi à créer trois formidables portraits verbaux dignes du pinceau de Goya, ainsi qu’une grande fresque de l’Espagne du début du 19 siècle, dans laquelle un de ses plus grands peintre commença à se sentir mal à l’aise.

Voici devant nous Goya lui-même, le grand maître vieux et sourd, l’autorité absolue, le génie reconnu, le despote ayant garanti à son fils un solide héritage, le bon vivant incontournable, le coureur des jupons incorrigible, l’homme de grand tempérèrent et à l’énergie inépuisable qui ne supporte pas l’oisiveté. Il bosse jusqu’à son dernier soupir, en gardant, toujours jusqu’à son dernier soupir, le besoin d’aimer et d’être aimé. A ses côtes – son épouse Pepa, silencieuse la plupart du temps. Francisco la trompe à droite et à gauche, tout en l’aimant à sa façon, quelque part au fond de son âme. Deep down. Il y a des hommes comme ça, et ils ne sont pas si rares. A la mort de Pepa c’est Leocadia qui prend sa place, une femme qui aurait pu être sa fille. Malgré la différence d’âge, non seulement elle rend le vieux Goya heureux, mais elle trouve son bonheur de femme avec lui. Il y a des hommes comme ça. Ils sont plus rares.

Quant à Xavier, son fils unique, Goya l’appelle « la coquille vide ». Effectivement, le fils ne ressemble pas du tout à son père : pédant ennuyeux et froid, il vit un mariage sans amour, dans un état permanent de semi-léthargie. Il ne supporte pas son père et le traite de tous les noms – vieux renard, blaireau bouffi, vieil oiseau grisonnant, parmi les noms les moins méchants. Il l’accuse de tous les péchés imaginables et le soupçonne même d’avoir couché avec sa propre femme. Voici de quoi l’imagination maladive est capable quand couplée avec la jalousie – cette maladie si bien décrite par l’écrivain russe Yuri Olesha en 1927. Xavier est l’exemple classique d’un fils qui vit dans l’ombre de son célèbre père, privé de ses talents – on dit en russe « la nature s’est reposée sur lui ». Comme chaque personne médiocre, il hait le génie, tandis que le génie ne peut que le mépriser.

On arrive à Mariano. Cet enfant béni de la nature, né avec la fameuse cuillère d’argent dans la bouche, me rappelle certains élèves de l’École Internationale de Genève. Il appelle son père « une boulette » et lui préfère mille fois son grand-père qui lui sert de role model. Avec cette nuance : « Si mon grand-père était un diamant brut, extrait de la terre sale de Feundetodos, je serais moi un diamant taillé ». Oui, pour la modestie Mariano ne craint personne.

Vous avez certainement compris que le sous-titre du roman nous envoie tout droit à la série « Peintures noires » qui est au centre du film « Quinta del Sordo » (Maison du Sourd) crée par le cinéaste français Philippe Parreno spécialement pour l’exposition à Bâle. Je vous rappelle que cette série de quatorze fresques peintes avec la technique de l’huile al secco (sur la surface de plâtre d’une paroi) a été créé par Goya pour décorer les murs de sa maison près de Madrid. Elles sont exposées au musée du Prado depuis 1889 et ne quittent jamais ses murs à cause de leur extrême fragilité. Cette série est au cœur du roman de Dehnel, avec l’hypothèse que l’auteur réel n’est pas Francisco Goya mais Xavier qui a attendu la mort de son père pour se mettre à la peinture et exprimer toute sa rage accumulée. L’édition lausannoise du roman présente les images de toutes les quatorze fresques. En comparant leurs descriptions avec les monologues de Xavier, vous pourrez vous faire votre propre opinion sur la véracité de cette hypothèse.

Jacek Dehnnel y croit de toute évidence. Le titre « Saturne » qu’il a donné à son roman a un double sens. Le premier est une allusion évidente à « Saturne dévorant un de ses fils », également appelée « Saturne dévorant son enfant » ou simplement « Saturne » (en espagnol : « Saturno devorando a un hijo »). Quand on connait la relation entre Francisco et Xavier, on peut effectivement supposer que c’est comme ça que ce dernier la visualise r. Une des Peintures noires, cette fresque a été également transférée sur une toile après la mort de Goya pour être présentée à l’Exposition universelle de 1878, où elle n’a pas trouvé d’acheteur. Une œuvre de Goya qui reste sans attention ?! Difficile d’y croire sauf si l’on imagine que les acheteurs potentiels de l’époque, plus proches de Goya, ont remarqué l’absence de sa puissance expressive habituelle et ont senti un « fake ». Cet argument soutiendrait l’hypothèse.

Mais le titre a aussi un deuxième sens, et pas moins intéressant. L’une des traductions de « Saturno » de l’espagnol est le plomb. Du temps de Goya, les peintres utilisaient un pigment synthétique blanc opaque à base de plomb, appelé la céruse, ou blanc de plomb ou encore blanc de Saturne. Sa toxicité, connue depuis l’époque romaine, est affirmée au XVIIIe siècle – 10 mg de plomb pur absorbé par l’organisme humain peut affecter le cerveau de manière irrévocable. En espagnol, l’empoisonnent par le plomb s’appelle saturnismo. Son usage est progressivement interdit au début du XXe siècle, jusqu’à l’adoption, en 1921 par le Bureau international du travail, d’une convention interdisant l’utilisation de la céruse avec plus de 2% du plomb par les ouvriers peintres.

Le cerveau de Francisco Goya était-il affecté par le blanc de Saturne ? Serait-il l’explication de son caractère explosif et turbulent ? Je n’en sais rien. Mais je trouve Francisco, avec tous ses défauts, vieux et sourd, nettement plus attirant que sa progéniture bien-pensante. Car il est un authentique.

Mais il y a encore bel et bien un autre secret de Goya dans ce roman de Dehnel, un secret totalement inattendu. Celui-ci est révélé par Goya lui-même sur son lit de mort et le lecteur le découvre tout à la fin du livre. Pour rien au monde je ne vous dévoilerai de quoi il s’agit.

PS Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte. 

 

 

 

 

 

 

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

5 réponses à “Goya, ce Saturne insatiable en amour

  1. “Je maintiens cette recommandation, mais j’ai depuis découvert un autre livre qui m’a beaucoup impressionné et que j’aimerai partager avec vous,…”

    Voilà donc que “aimer” n’est plus au conditionnel !
    Cela a-t-il été relu ?
    Joyeux Noël.

    1. Merci, Monsieur, pour votre vigilance. Effectivement, le français n’est pas ma langue natale, ni même la première langue étrangère. Les fautes arrivent, c’est regrettable. Mais je trouve dommage que c’est la seule chose que vous retenez de mon texte.

  2. Merci, Nadia Sikorsky, pour les conseils de lecture sur le maître Goya. Le premier, en traduction française, est épuisé et le deuxième, je vais essayer de le trouver. J’aurais aimé le lire en Russe mais est-il disponible encore en cette langue?
    Il est rare de rencontrer quelqu’un qui aime autant que vous la vraie peinture et cela me touche étant moi-même passionnée de l’art de la peinture et d’avoir vécu avec le peintre Max Trifler, décédé 2016 à Genève.
    Salutations
    Alexandra Trifler

    1. Merci, chère Madame, pour votre commentaire. Effectivement, “Le Roman de Goya” en français ne se trouve que chez les bouquinistes, mais il se trouve! Vous pouvez le lire en russe online ici https://libking.ru/books/prose-/prose-classic/344719-lion-feyhtvanger-goyya-ili-tyazhkiy-put-poznaniya.html – je ne cache pas que je suis très impressionnée par votre niveau du russe! Quant au livre de Denhel, il peut être commandé chez Payot ou autre libraire suisse ou bien directement chez Les Editions Noir sur Balnc. Bonne lecture!

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