« Le Roman de Londres », bien russe

Le plan de Londres en 1946 ressemble effectivement à un géant araignée (c) Francis Frith

Arrivée à certain âge, il est rare de faire des découvertes positives mais alors combien sont-elles plus agréables ! Parmi les dernières du genre, citons le roman de l’écrivain serbe Miloš Tsernianski, réédité par Les Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, presque trente ans après la première parution en français, due au feu Vladimir Dimitrijevic, dans la traduction de Vladimir Popović ? Combattant durant la Première guerre mondiale et diplomate à Berlin et à Rome au début de la Seconde guerre, Miloš Tsernianski s’est exilé à Londres pendant plus de vingt ans. Il détesta cette ville ! « J’ai écrit ce roman à Finchley, dans la banlieue de Londres, en 1946-1947. A une époque où ma femme et moi étions très proches du suicide », peut-on lire dans son journal intime. Aujourd’hui, à Belgrade, un monument est dédié à Miloš Tsernianski et on décerne dorénavant un prix littéraire portant son nom.

Le roman est donc en grande partie autobiographique ce qui le rend particulièrement véridique et poignant dans chaque détail. Intemporel aussi car ces thèmes majeurs sont toujours d’actualité : émigration/immigration ; l’unité slave (si souvent remise en question depuis lors) ; l’amour et la fidélité vs. mariages et les amitiés de raison ; la préservation de la dignité humaine en toutes circonstances et à tout prix; l’amour pour la Patrie en général et pour la Russie en particulier. Pourquoi pour la Russie ? car les personnages principaux sont Russes et leur histoire est bien triste et sans happy end.

Les prénoms de ces personnages sont remplis de symboles. Elle, c’est Nadia – le diminutif du prénom Nadezhda signifiant l’espoir, et tout son poids d’attentes qui l’accompagne. (Et je sais de quoi de parle !) Elle a 42 ans, cette princesse de naissance mariée depuis 26 ans au prince Nikolaï Repnine, de 10 ans son aîné et au curieux nom qui nous recèle un « mix » de Répine, comme le grand peintre russe, et Pnin, comme le personnage du roman de Vladimir Nabokov, ce vieux professeur russe qui, émigré aux États-Unis, essaie de s’intégrer dans la vie locale. Pnin y réussit mieux que Repnine dont le Londres d’après-guerre semble repousser toutes les tentatives.

Nous sentons plusieurs influences dans ce texte en serbe, rempli d’emprunts très vivants du russe, de l’anglais et du français. L’influence de Shakespeare, par exemple, avec sa vision du monde comme un théâtre où chacun a son rôle à jouer. De Nabokov, par le multilinguisme, l’anglophilie et le snobisme du prince Repnine :  on imagine tout à fait, dans un roman de Nabokov, le prince prononçant ce genre de phrase : « On ne quitte pas une femme au seuil de la vieillesse. Ce n’est pas bien ». Beau et simple, n’est-ce pas ?

Il y aussi du John Galsworthy avec sa saga anglaise, et du Léon Tolstoï qui croyait, lui aussi, qu’on peut tout savoir sur l’humanité en étudiant une seule famille – il suffit qu’elle soit malheureuse. Comme échapper à Dostoïevski dans un roman russe, avec ses recherches sur soi-même et sur sens de la vie ? Et même à Kafka, car la course sur place du prince Repnine est comparable à celle du héros du « Procès ». 

Les 800 et quelques pages du roman nous racontent les épreuves de ce couple qui s’aime et qui essaie de se sauver. Ils sont pauvres, très pauvres, nourris parfois que des seuls souvenirs de leur jeunesse insouciante passée à Saint-Pétersbourg. Repnine agonise en se tenant responsable du destin malheureux de sa femme qu’il imagine finir ses jours en SDF dans les rues de Londres. Il fait son possible pour la convaincre de partir en Amérique, chez sa tante. De son côté, Nadia pense que, débarrassé d’elle il serait plus libre dans ses actions. La galanterie de l’un valant bien la gentillesse de l’autre.

Il est frappant de constater à quel point les choses ont, globalement, peu changé !  En 1947 Les Londoniens avaient peur des Polonais (et Repnine passe souvent pour un polonais) qui étaient là « pour manger le pain des anglais ». Tout comme les Français avec leur « plombier polonais », en 2005 ! Les magazines de luxe préservent, eux aussi, leurs sujets préférés : l’argent et le sexe, la vie glamour de l’élite qui cache bien ses squelettes dans des placards.

Tous ceux qui ont dû recommencer à zéro dans un pays étranger comprennent l’état d’esprit du prince Repnine, ce sentiment d’injustice, de lassitude, de désespoir… Nombreux sont ceux qui connaissent ce choix terrible entre l’acception du verdict de surqualification ou du travail dénigrant et mal payé. Repnine, le beau et noble officier, fait le deuxième choix, pour Nadia. Il est prêt a tout, sauf une chose – l’humiliation. Et cela aussi, je peux comprendre.

C’est cette universalité du sujet et la compassion sans équivoque de l’auteur pour ses personnages qui place ce livre dans la liste des grandes œuvres de la littérature mondiale qui aide à mieux comprendre ces gens bizarres que nous sommes, nous les Russes… Bonne lecture !

PS Ceux qui lisent en russe trouveront mon texte plus détaillé ici.

Je remercie vivement Mme Marina Troyanov pour la relecture de mes textes en français. 

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

2 réponses à “« Le Roman de Londres », bien russe

  1. Merci pour ce très intéressant article. Je n’ai pas lu livre de Miloš Tsernianski, mais crois lui reconnaître assez d’affinités avec les Russes pour s’identifier à eux à travers ses personnages. A propos de Répine, ma mère, née comme vous à Moscou, a connu l’un de ses élèves, Westchiloff. Une toile ou l’autre de ce paysagiste aujourd’hui tout à fait oublié reparaît parfois à l’occasion d’une vente aux enchères. Ma mère, qui appartenait comme le reste de la famille à cette génération systématiquement effacée de l’Histoire qui fut celle de l’émigration russe des années 1920, a conservé une de ses toiles, comme une pieuse relique, avec les quelques objets que ses parents ont pu emporter de Russie.

    Pour les enfants de cette génération de “misfits”, de hors-castes et de parias qui fut celle des émigrés russes, pour celles et ceux de ma génération, né(e)s dans l’immédiat après-guerre et qui s’intéressent à leurs origines familiales, ce sont ces quelques reliques – une toile peinte à la main, un cristal de Bohème ou une petite icône, quelques livres aux couvertures rognées et décousues, aux pages brunies, des photos jaunies – qui servent souvent de point de départ à leur enquête sur le passé des leurs, à leur patient travail de détectives de la mémoire, Narcisses aveugles cherchant en vain à rassembler leurs membres épars. Bien sûr, il y a les livres d’histoire, mais aucun ne remplace le témoignage, ni surtout la voix de celles et ceux qui ont, non pas fait de l’histoire, mais fait l’Histoire.

    Ma mère, elle, a survécu à une révolution – et non des moindres -, à deux guerres mondiales et… trois enfants. De ces trois péripéties, je ne sais toujours pas laquelle a été la plus éprouvante pour elle. Elle qui rêvait de raconter sa vie dans un livre a emporté, comme tant d’autres, celui-ci avec elle dans sa tombe. Et ce livre a rejoint tous ceux qui resteront toujours à écrire.

    1. Bonjour,

      Merci beaucoup pour votre commentaire qui me touche beaucoup. Vous avez parfaitement raison – il y a encore beaucoup de livres à écrire!

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