« Que la noble fureur se déchaîne » ? 

Ce sont-là les paroles du chant Sviachtchennaïa Voïna, ou « Guerre sacrée », l’un des plus célèbres chants de la Grande Guerre patriotique (1941-1945) en Union soviétique.

Écrites par le poète Vassili Lebedev-Koumatch, ces paroles ont été publiées le 24 juin 1941 par les journaux Krasnaïa Zvezda et Izvestia, soit à peine deux jours après l’attaque allemande. Le lendemain, le 25 juin, Alexandre Alexandrov, fondateur des célèbres Chœurs de l’Armée rouge (qui porte son nom depuis 1946) et auteur de l’Hymne de l’Union soviétique, en composa la musique. Le temps manquait pour imprimer les textes et les partitions, les chanteurs et les musiciens devaient les copier dans leurs cahiers. Le chant retentit pour la première fois le 26 juin 1941 à la gare ferroviaire de Belorousskaïa, à Moscou, exécuté par une partie des Chœurs de l’Armée rouge pour encourager les soldats qui attendaient leur départ pour le front. Selon les témoignages, son succès a été tel qu’il a fallu le répéter cinq fois.

Difficile d’imaginer un chant plus patriotique ! Pourtant la radio, source principale de l’information à l’époque, ne l’a pas diffusé avant le 15 octobre 1941, car les autorités estimaient que les paroles étaient trop tristes et tragiques : au lieu de promettre la victoire rapide avec des pertes minimales, elles préparaient les troupes pour une bataille longue et sanglante. Mais à partir de cette date, alors que l’armée allemande avait bien avancé sur le territoire russe, Sviachtchennaïa Voïna fut diffusé par Radio Moscou tous les matins, juste après le carillon du Kremlin.

Très rapidement, le chant est devenu populaire dans le sens littéraire du mot et a contribué à remonter le moral des troupes. Chanté sur tous les fronts du pays, sur le champ de bataille, dans les tranchées, sur les terrains d’aviation, dans les hôpitaux…Aujourd’hui encore, tous ceux qui ont vécu dans la période soviétique le connaissent par cœur.

La situation que nous vivons aujourd’hui n’est, évidemment, pas la même bien qu’elle a un petit goût de guerre. A l’époque l’ennemi était évident, visible et « tangible », ce n’est pas le cas du méchant virus. Et pourtant ! Il est bien connu que c’est en temps de crise que la culture, faussement considérée comme « la force douce » seulement, devient la plus efficace, car c’est en temps de crise qu’on ressent un besoin plus grand de s’accrocher à quelque chose qui nous tire vers le haut, qui nous aide à surmonter le quotidien.

La Suisse a été épargnée par la guerre, et c’est en partie ce manque   d’expérience qui expliquerait l’attitude si réservée du gouvernement face à la culture, l’incapacité de l’utiliser pour la bonne cause. Pourtant où pourrait-on mieux et si facilement garder ses distances et respecter toutes les autres mesures sanitaires que dans les théâtres, salles de concerts, dans les cinémas, et mieux encore dans les bibliothèques et les musées ? Par contre l’absence d’une culture vive et vivante contribue à la démoralisation générale de la population et à la montée d’une colère qui ne se manifeste pas toujours de noble façon à en juger par les commentaires de certains des lecteurs de Nasha Gazeta et pas seulement.

Il n’est donné à personne de choisir le temps dans lequel on vit. Nous vivons donc aujourd’hui, dans le temps qui nous est donné, et je vous propose de vivre pleinement, en vous appuyant sur la culture et en la soutenant.

Le chant Sviachtchennaïa Voïna est donc apparu deux jours seulement après la guerre. Nous allons bientôt « fêter » une année de la pandémie. A ma connaissance, cette période sinistre n’a produit ni chants qualifiables comme patriotiques, ni aucune autre œuvre capable de remonter le moral et rester dans le temps. Je vous invite donc à écouter le Sviachtchennaïa Voïna, interprété par les Chœurs de l’Armée rouge en 1942 – gare à la chair de poule !

 

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

7 réponses à “ « Que la noble fureur se déchaîne » ? 

  1. Отличная статья ! Спасибо большое ! Я обожаю эту песню !

    1. Bonjour et merci. Mais pourriez-vous s’il vous plaît laissez vos commentaires en français, pour le plaisir des autres? Merci d’avance!

      1. Je veux bien, mais je vous fais remarquer qu’il y a plusieurs blogs dan le site du Temps, qui ne se gênent pas pour écrire en anglais.

  2. Le fait que les lieux culturels – théâtres, salles de concert et de sports, cinémas, entre autres – soient fermés à titre temporaire ne veut pas dire que toute vie culturelle ait cessé pour autant. Au contraire, les libraires et vendeurs de disques, d’abord en ligne, il est vrai, n’auraient jamais enregistré autant de ventes que depuis le début de la pandémie. Dans ce journal même, votre consoeur bloggeuse, Nadia Gattoni, a donné un bel exemple de la manière de vivre le confinement en évoquant un livre qui l’a marquée (Nadia Gattoni, “Une série pour voyager depuis son salon”, 3 janvier 2021).

    Pour les uns, la lecture et l’écriture, la musique, la peinture et le sport, même en intérieur, pour d’autres le bricolage ou la cuisine, ne sont-ils pas autant de dérivatifs et d’antidotes à la morosité ambiante? Et quel formidable moyen d’entretenir un lien social qu’Internet – pas seulement sur Facebook ou Instagram, mais, par exemple, en lisant les blogs du Temps – quitte à égratigner parfois leurs auteurs au passage – signe certain de vitalité?

    De plus, un des effets du confinement et de l’isolement prolongés poussent bon nombre de gens à se repenser, à faire un bilan de leur propre vie – les cabinets des psychologues ne désemplissent pas – et à redécouvrir ce que la vie dite “normale”, dans sa frénésie aveugle et absurde, s’est efforcée de nous faire oublier et que les philosophes et les poètes nous rappellent pourtant: la vraie vie est intérieure. Quant au voyage (en salon ou pas), la paralysie quasi-totale du transport aérien ne fait-elle pas redécouvrir que le vrai voyage, comme dit Pierre Emmanuel, est intérieur, lui aussi? C’est tout le contraire d’un repli sur soi.

    Le confinement a déjà son lourd pesant de drames humains, vécus le plus souvent dans le silence et la solitude, ignorés des regards extérieurs. Et qui peut en prédire la fin? Comme l’a relevé un médecin engagé dans la lutte contre la pandémie, si l’on sait quel jour, parfois à l’heure près, commence et finit une guerre, en revanche il est impossible de dire quand une pandémie finira.

    A la guerre, l’adversaire est connu. Le virus, lui, est invisible. Il ne se combat pas avec des canons, des tanks et des bombardiers. Faire un parallèle entre la pandémie et la guerre, comme c’est parfois le cas en ces temps difficiles pour tous, ne me paraît par conséquent pas justifié.

    “War is all commerce” – Evelyn Waugh

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