Quelques mots au sujet de Beyrouth

L’explosion dans le port de Beyrouth, dont les conséquences sont catastrophiques, a fait émerger des questions qui ne concernent pas uniquement le Liban.

Le 4 août dernier, alors que je rejoignais des amis libanais pour dîner à Genève, j’ai entendu à la radio la terrible nouvelle de l’explosion dans le port de Beyrouth. On parlait ce soir-là d’une dizaine de morts et de plusieurs centaines de blessés. Très vite, j’ai reçu sur WhatsApp des images effrayantes d’appartements jonchés de bris de verre. Les chaînes de télévision se sont rapidement procuré les images de l’explosion qui, à la veille du triste anniversaire des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, paraissaient encore plus épouvantables. Évidemment, la nouvelle s’est trouvée au centre des discussions pendant notre dîner. « C’est un coup d’Israël ! » a déclaré un des convives, d’un ton péremptoire. Prié de s’expliquer, il a haussé les épaules : « Qui d’autre ? » Une deuxième hypothèse a été mise en avant : l’explosion serait un avertissement « de l’intérieur », lié au verdict tant attendu du procès de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri.

En ce qui concerne Israël, tout est clair : l’État hébreu fait figure d’« usual suspect », et cette réaction émotionnelle peut se comprendre au regard de l’histoire des relations entre les deux pays. Mais il s’est vite avéré qu’Israël n’y était pour rien. Le lendemain soir, la mairie de Tel-Aviv a d’ailleurs pris les couleurs du drapeau libanais en signe de solidarité avec les victimes du drame ayant frappé le « pays ennemi ». « L’humanité passe avant le conflit », a commenté le maire de Tel-Aviv. Cette première aura-t-elle une suite ? Il faut l’espérer.

La Russie non plus n’est pas responsable. Cependant le journal russe Kommersant a publié un article intéressant à ce sujet. Selon la version officielle du jour, l’explosion a eu lieu dans un entrepôt où étaient stockées 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, sans mesures de précaution. Or ce nitrate avait été produit dans la ville de Roustavi, en Géorgie, indique le Kommersant, avant d’être transporté à bord du cargo Rhosus, parti de Batoumi en direction du Mozambique, sous pavillon moldave. En octobre 2013, le Rhosus avait été immobilisé par les autorités du port de Beyrouth pour violations graves des règles d’exploitation. À l’époque, le propriétaire du cargo était un entrepreneur russe, Igor Gretchouchkine, originaire de Khabarovsk, dans l’Extrême-Orient russe. Le nitrate d’ammonium devait être renvoyé pour recyclage.

Incroyable mais vrai : au moment de l’explosion, le 4 août, un autre bateau était immobilisé dans le port de Beyrouth, depuis le 12 mai, en raison des dettes de ses propriétaires. Deux des membres de l’équipage sont russes, les dix autres azerbaïdjanais. Ils n’ont pas perçu le moindre salaire depuis longtemps. Par chance, aucun d’entre eux n’a été touché par l’explosion, mais selon la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) non seulement le chaos du système d’enregistrement des bateaux fait souffrir les marins, mais il peut avoir des conséquences tragiques : on ne parvient pas à tracer les propriétaires, personne n’assume la responsabilité des cargaisons et les marins sont abandonnés. C’est bien là le fond du problème.

« La corruption et l’incurie », martèlent les Libanais, qui qualifient les membres de leur gouvernement de « voyous » et de « voleurs ».

Je n’ai jamais mis les pieds à Beyrouth, et je doute de pouvoir y aller dans un avenir proche. Mais tous ceux qui y ont séjourné me parlaient encore récemment de sa beauté à couper le souffle et de son patrimoine d’une richesse impressionnante. Beyrouth, la perle du Moyen-Orient, que l’on comparait volontiers à Paris. D’ailleurs, Emmanuel Macron a été le premier chef d’État à se rendre sur place.  La foule l’a accueilli aux cris de : « Surtout ne donnez pas d’argent à notre gouvernement ! »

Une longue crise politique et économique, la défiance envers le pouvoir, la paupérisation de la population – telles sont, selon mes amis libanais, les raisons de ce drame qui a déjà fait plus de 150 morts et au moins 5 000 blessés. Les hôpitaux, déjà surchargés, n’arrivent pas à gérer la situation. Plus de 300 000 personnes se retrouvent sans domicile – une chance que ce soit l’été. Des milliers de gens ont perdu leur travail et leurs ressources. Pour le gouverneur de Beyrouth, Marwan Abboud, les dommages s’élèveraient à environ 15 milliards de dollars. Le pays risque la famine, car le port gérait 60 % de l’ensemble des importations – et au Liban tout, ou presque, est importé.

L’aide humanitaire n’a pas tardé, y compris sous forme financière, bien que la population libanaise ait expressément demandé que rien ne soit donné au gouvernement. L’Azerbaïdjan a versé 1 million de dollars, l’Allemagne 1 million d’euros par le biais de la Croix-Rouge, la Norvège a envoyé 4 millions de dollars et 40 tonnes d’équipement, la Russie cinq avions du ministère des Situations d’urgence transportant un hôpital aéromobile, des médecins, des sauveteurs et un laboratoire de dépistage du CoVid-19.

La Suisse, dont l’ambassade à Beyrouth a été fortement endommagée et l’ambassadrice, Monika Schmutz, légèrement blessée, a tout de suite déboursé 100 000 francs et lancé un appel aux dons. Lors d’une conférence internationale des donateurs pour le Liban le 9 août, la Suisse s’est engagée à verser au moins quatre millions de francs d’aide directe. Tout en précisant qu’aucun montant ne sera donné au gouvernement libanais.

Les premiers résultats de l’enquête doivent être connus le lundi 10 août.

Le président et le Premier ministre libanais promettent de punir sévèrement les coupables et d’aider les victimes. Peut-on croire à ces promesses ? L’ONG Human Rights Watch, bien connue à Genève notamment grâce aux dîners de gala qu’elle organise pour lever des fonds, exige que des experts internationaux indépendants participent à l’investigation pour en garantir la transparence et la crédibilité. Pour le moment, cette possibilité a été refusée. Qui sera désigné comme responsable ?

L’ancien dissident polonais Adam Michnik a dit un jour : « Le patriotisme ne se mesure que par le degré de honte que l’individu éprouve pour les crimes commis au nom de son peuple. » Combien de pays verraient leurs citoyens prêts à souscrire à cette définition ? La corruption est notre ennemi commun et c’est ensemble que nous lutterons contre elle.

 

PS Je remercie mon amie Adla El-Sayegh pour ces photos envoyées de Beyrouth et Eve Sorin pour la correction de mon français.

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

15 réponses à “Quelques mots au sujet de Beyrouth

    1. Je passe “l’inculture”. Mais si vous lisez attentivement vous verrez qu’il n’y a pas de comparaison des conséquences, juste de l’image.

        1. Monsieur, je n’ai d’intention de disputer avec vous. Vive la liberté d’expression 🙂

    2. Où madame Sikorsky a-t-elle comparé les événements tragiques de Beirut à ceux de Hiroshima et de Nagasaki? Elle a tout au plus relevé la coïncidence des premiers avec l’anniversaire des seconds, dont le rappel au-delà du temps rend encore plus perceptible dans son immédiateté l’horreur de l’explosion du port libanais. Du moins est-ce ainsi que je l’ai lue.

      Elle aurait aussi bien pu s’abstenir de faire ce rapprochement et se contenter de quelques clics de souris sur le Web pour faire une information. Mais elle a préféré oeuvrer en journaliste expérimentée et voir plus loin que l’instant présent, en recadrant avec talent celui-ci dans un contexte tragique plus large – réflexe qui peut échapper à ceux qui ignorent tout des finesses de la langue russe, qui transparaissent même quand elle est traduite en français. Car comme dit Oblomov (un pote à moi):

      “C’est lorsque je suis ailleurs que je suis le plus Russe… En France, je suis Français, je suis Allemand avec l’Allemand, Grec avec le Grec de l’Antiquité et, par là même, toujours Russe au maximum.” (Extrait d’un essai-fiction que j’ai consacré à celui dont Lénine disait qu’il était son “ennemi public numéro un” et Staline “le mal de la Russie”).

      1. Réponse par une citation: “Les chaînes de télévision se sont rapidement procuré les images de l’explosion qui, à la veille du triste anniversaire des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, paraissaient encore plus épouvantables. ”

        “encore plus” = typiquement une comparaison.
        Elle a donc comparé l’image des explosions de Beyrouth avec celles de H+N, en ajoutant le jugement personnel que les explosions de Beyrouth “paraissaient encore plus épouvantables” que celles de H+N (ce qui est objectivement faux).

        Mais je vois que j’ai vexé l’auteure de ce blog.
        Ce n’était pas mon intention…

        J’ai été sensibilisé aux conséquences des explosions de H+N. Et je vous assure: cela fait mal de lire la comparaison (“paraissaient encore plus épouvantables”).

        Mais cela n’enlève rien à la douleur des personnes touchées par l’explosion de Beyrouth ou à la liberté d’expression de l’auteure de ce blog.

        Mais peut-être est-ce un problème de traduction ?
        Comment auriez-vous écrit cette phrase en russe ?

        Je vous invite vraiment tous à vous renseigner sur l’horreur des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki.

        1. C’est une question d’interprétation, en effet. Je ne dis pas que vous ayez tort, je fais simplement une autre lecture de son article, et en particulier du passage que vous citez. La langue russe permet en effet des subtilités et des nuances parfois difficiles à reproduire dans les autres langues et peut sans doute y perdre à la traduction. Je ne pense pas qu’il y ait là de quoi ouvrir un débat sur la liberté d’expression.

          En ce qui concerne les tragédies d’Hiroshima et de Nagasaki, le docteur Marcel Junod, qui était alors délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), a été le premier étranger à s’être rendu sur place quelques jours après les deux explosions. Son livre, “Le Troisième combattant” en reste l’un des meilleurs témoignages, à ma connaissance.

  1. bonjour; Beyrouth, fruit empoisonné de l’apocalypse du capital ! relire Naomi Klein: la stratégie du chaos; avec macron à l’Elysée , la France est bien ciblée !

  2. Hélas, la corruption est le maître-mot dans cette affaire, et dans toues celles qui pourrissent la vie des peuples de l’Est depuis des temps immémoriaux. Je vous rappelle l’anecdote que l’on retrouve dans des chroniques russes du début du XVIIIe s. Un jour Pierre Ier déclara au président du Sénat: “rédigez-moi un ukaze qui condamnerait à la pendaison tout fonctionnaire pris en flagrant-délit de corruption, ne fût-ce que pour la valeur d’une ficelle”. Réponse du législateur: ” Sire, voulez-vous vraiment rester tout seul dans votre empire ?” Rien n’a changé sur ce point…

  3. Sur les images des explosions, chacun a pu voir un champignon atomique. Très distinctement. It was a nuke! Maintenant on nous dit que c’est à cause de la corruption. Voilà du nouveau: maintenant la corruption produit une fission nucléaire. On aura tout vu.

    1. soyez raisonnable ! le champignon atomique d’Hiroshima a mis fin à la guerre et à ouvert le ban pour la guerre froide; le nitrate d’ammonium en explosant à Beyrouth le 4 août dernier a clos la période chaotique actuelle au profit de l’ouverture vers une nouvelle période que je souhaite démocratique désormais; la venue de macron est j’espère l’ultime manifestation d’un capitalisme apocalyptique: détruire d’abord pour proposer ensuite de reconstruire; quelle insolence, quelle arrogance; j’espère pour ma part que l’ultra-libéralisme prôné par macron, qui détruit le système social français, ne sera pas pratiqué au Liban dans l’avenir, au profit d’une réelle démocratie: on se met tous autour de la table et les décisions sont prises à l’unanimité, à commencer par l’emprisonnement immédiat de tous les milliardaires, dont les mains sont très, très sales à priori !

      1. On ne peut pas croire une seconde à cette histoire de nitrate d’ammonium. Et pas non plus à un lien avec le problème de corruption, qui est bien connu mais ne produit pas une explosion nucléaire. It was a nuke. Certes miniaturisé par rapport à celui de Hiroshima et Nagasaki, la technique a fait des progrès. À qui profite le crime? À qui profitait l’assassinat de Rafik Hariri?

    2. Sur les raisons du champignon, je vous invite à lire par exemple:
      https://www.journaldugeek.com/2020/08/05/beyrouth-pourquoi-explosion-champignon/

      “le fameux nuage en forme de champignon ne fait pas partie des signes distinctifs d’une arme atomique, bien au contraire puisqu’il peut être formé par n’importe quelle explosion ou déflagration assez intense. Lorsqu’une grosse explosion survient, une poche d’air surchauffé est créée. Or, les matériaux chauds ont la particularité d’être moins denses que lorsqu’ils sont froids. Cet air chaud va donc se déplacer différemment de l’air environnant, car moins dense, et créer ce qu’on appelle une instabilité de Rayleigh–Taylor. C’est un phénomène très courant en mécanique des fluides, que vous pouvez d’ailleurs reproduire très facilement en versant de l’huile colorée dans un simple verre d’eau.”

  4. Le vrai problème qui est, probablement, la cause profonde de ce drame, c’est celui du droit maritime et des pavillons de complaisance. Ce fait dépasse largement le Liban, qui en est ici victime. Il concerne les armateurs qui font naviguer des matières dangereuses sur des rafiots pourris, avec des équipages d'(in-) fortune, qui sont souvent les premiers à pâtir des défaillances voire des naufrages. Les armateurs ayant (sur-)assurés leur cargaison et leur navire, continuent à s’en mettre plein les poches dans l’indifférence générale. Ce devrait être la priorité de l’ONU en matière de lutte pour le climat, de lutte contre la corruption et le crime organisé, de réformer en profondeur, de faire signer et ratifier par ses membres, un droit maritime qui soit contraignant. Ce sera déjà un début de solution.

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