Partir ou mourir: un mois de route et de déroute

Ankara, le 24 octobre 2018

Le 24 septembre je suis partie. Aujourd’hui, cela fait déjà un mois que je parcours le monde avec mon sac sur le dos et Múki en compagnon. C’est peu dans une vie de routine, c’est beaucoup dans une vie de voyage. J’ai vécu de multiples expériences, j’ai rencontré de nombreuses réponses à mes questions et trouvé le chemin vers la sérénité qui me tenait tant à cœur… alors le moment est venu de partager quelques anecdotes avec vous!

L’essentiel de mon sac à dos

Itinéraire

Crissier – Zurich – Munich – Slovénie – Croatie – Bosnie-Herzégovine – Monténégro – Albanie – Grèce – Turquie

Mode de transport

Auto-stop, à pied, bateau-stop. Le bus à l’intérieur des grandes villes comme Istanbul et une fois pour sortir d’un coin perdu sans âme qui vive. Sans doute que je ferai un bout à vélo quelque part. J’ai essayé le tracteur-stop mais il n’allait jamais plus loin que le champ d’à côté!

Hey svp! Arrêtez-vous ! Hey Hey!

EXTRAITS DE VOYAGE

Allemagne

Heureuse méprise

«Entschuldigung… können sie mir helfen?»

Je m’adresse à un groupe de camionneurs en train de partager un café à l’entrée d’une station essence de Munich. J’essaie depuis une bonne heure de sortir de cette ville pour prendre la direction de l’Autriche, sans succès. Les grandes agglomérations, c’est le pire cauchemar des autostoppeurs. On n’en sort jamais et les rares voitures qui s’arrêtent ne vont jamais dans la bonne direction… Une vraie fourmilière! Je leur montre le bout de carton gribouillé que je tiens entre mes mains. Ils se lancent dans de grandes explications animées sur l’itinéraire à suivre pour parvenir à l’entrée de l’autoroute. Je n’y comprends rien et je regrette amèrement de ne pas avoir mieux appris mes vocabulaires d’Allemand à l’école. Gênée, je me contente de les remercier. L’un deux s’approche vers moi et me tend la main, paume ouverte vers le ciel.

«Geld, Geld.»

Je suppose qu’il souhaite un pourboire en échange des explications. Je me méfie d’eux.

«Nein, nein. Kein Geld… Danke für alles.»

Il me glisse alors 30 euros dans la main. Je me rends compte de ma méprise et m’empresse de les lui rendre. Il refuse catégoriquement, et m’offre encore un café avant de demander à l’un de ses collègues de me conduire à la première station d’essence de l’autoroute.

Je suis émue par tant de gentillesse… Ce n’est que le troisième jour de mon voyage.


Rencontres à l’Oktoberfest

Croatie

Etranges rencontres

Avec Elias, on attend à la sortie de l’église pour demander au prêtre si l’on pourrait dormir avec nos sacs de couchage sur le sol du grand bâtiment annexe. Une jeune propose de lui demander à notre place, parce qu’elle le connaît bien. Elle ressort de l’église toute désolée. A peine est-elle sur le perron que derrière elle la lourde porte en bois est fermée puis verrouillée. Je suis surprise qu’on ne soit même pas venu voir à quoi on ressemblait. Tout un petit groupe de personnes se forme autour de nous et ils nous grondent comme des enfants. «C’est la colère de Dieu, vous devez rentrer chez vous! Votre voyage est inconscient, rentrez chez vous et priez Jésus!»

Ils discutent entre eux pendant longtemps, en Croate, alors on ne comprend rien. Ils nous annoncent finalement qu’ils nous ont trouvé un appartement entier de libre et qu’un repas chaud nous attend chez les parents de l’une d’entre eux. On n’en aurait jamais espéré autant. On mange tout ce que l’on peut et ils nous offrent de grandes réserves de nourriture pour la route. La jeune femme nous raconte qu’elle avait une maladie incurable des muscles et que grâce à Jésus, elle a guéri. Elle nous engueule encore une fois de notre inconscience en nous ordonnant de rentrer dans nos pays respectifs. On décide néanmoins de reprendre la route le lendemain, songeurs, gênés, et avec un sentiment d’inconfort dont on peine à se défaire.

Albanie

Apprentissage de la simplicité

Cinq jours. C’est le temps que je passe auprès d’une famille modeste en Albanie. Rencontrés au hasard de la route, ils m’ont spontanément offert l’hospitalité. Leur maison? Un genre de mobile-home bricolé avec du bois, du sagex et des cartons. Le toit est en tôle. L’eau courante et l’électricité sont présentes en alternance. Autour du logis, on trouve des services de réparation de voitures et des décharges sauvages, ainsi que bon nombre de maisons dont la construction a été entamée avant d’être laissées à l’abandon. Les deux filles vont à l’école la semaine, tandis que le week-end, elles font principalement le ménage et la cuisine. Je propose maintes fois de les aider, sans succès. Ici, les invités sont sacrés.

Inquiets pour ma sécurité, je ne suis pas autorisée à m’éloigner seule. Je passe ainsi la plupart de mon temps assise, à observer ce qui se passe autour de moi, à manger la délicieuse nourriture qu’on me prépare et à me reposer. Autant dire que c’est un véritable challenge pour la boule d’énergie que je suis… C’est avec eux que j’ai mon deuxième cours de conduite de voiture et la plus grande leçon de vie en voyant ces jeunes travailler sans relâche, vivant simplement et pourtant si heureux, si généreux. Je découvre leurs amis, leur quotidien… L’un d’eux m’interroge:

«Toi, tu es née en Suisse. Moi, en Albanie. Tu as mille possibilités de plus que moi grâce au pays dans lequel tu as grandi. Je peux travailler 24/24 tout ma vie et jamais je n’aurai la qualité de vie que vous avez là bas. Expliques-moi? Quel mal est-ce que j’ai fait? Quelle erreur ai-je commise? Je travaille dur, je vis honnêtement. Je suis simplement né dans le mauvais pays, et il n’y a pas de justice là dedans.»

Je reste muette. Bam. Une grosse claque dans ma figure. Une de plus dans mon voyage.

Une partie de la famille (ici, devant la maison de la tante) qui m’a accueillie

Une dame en or

Elle me regarde de ses deux grands yeux pétillants d’étincelles. Cela fait cinq minutes que je tente de déchiffrer le discours d’une dame relativement âgée rencontrée au hasard du chemin, en Albanie. Malgré mes efforts, je ne comprends rien à ce qu’elle me raconte. Je suis arrivée il y a une semaine dans ce pays, et hormis quelques mots de base, mon vocabulaire est proche du néant.

«No comprendo, sorry… English?»

Ses yeux s’illuminent d’autant plus, elle rit en voyant ma mine dépitée. Elle pose sa main gauche sur son cœur et de l’autre, pointe l’index dans ma direction.

«You, very good. You, very very very good person.» Elle rayonne comme un soleil.

«Faleminderit».  Les larmes embuent ma vision. A mon tour je pose ma main sur le cœur avant de l’ouvrir dans sa direction.

Elle fait demi-tour en riant, heureuse. Je me sens enveloppée d’une douce chaleur et ma motivation remonte en flèche. Je reprends mon sac sur les épaules et continue de marcher.

 

Istanbul

Une histoire de poisson

La mosquée que je suis en train de visiter est magnifique. C’est la première fois de ma vie que je rentre dans l’une d’entre elles. Je suis dans la partie pour les touristes, séparée de la partie pour les prières par de larges bandes. Comme dans tous les lieux religieux, j’éprouve un immense respect et je me sens toute petite. C’est bien différent des églises, il y a un grand tapis au sol où se mélangent joyeusement enfants qui courent et adultes qui prient ou qui discutent entre eux, en cercle. Je remarque une petite pièce à part destinée à informer sur l’Islam ou à répondre aux questions éventuelles. Je jette un coup d’œil à l’intérieur. Un homme est en pleine discussion avec un couple. Je reste debout perplexe, hésitante, devant la porte fermée. Cinq bonnes minutes plus tard, je me dis que mon voyage est une recherche, et que ce serait vraiment dommage de ne pas écouter ce qu’il aurait à me dire. Je rentre dans la pièce tandis que le couple s’éclipse. Je fais un très bref résumé de mon voyage et des raisons qui m’ont poussée à partir.

«Imagine un poisson dans un lac sans requin. Il vit sa vie tranquillement et confortablement et ne se pose pas de question car il ne manque de rien et ne connaît pas le danger. Il mourra de vieillesse sans avoir guère évolué depuis sa naissance. Maintenant, imagine-toi un poisson dans une mer infestée de requins. Il va devenir vif, fort, intelligent. Chaque jour il va développer ses qualités et quand il mourra, il aura beaucoup évolué. Pour toi, c’est la même chose.»

A cet instant, je ressens une paix immense. Celle d’avoir enfin donné un sens à ce que j’ai vécu. Une douce sérénité m’envahit. Je me surprends à être reconnaissante pour mon passé, qui m’a tant éprouvée mais qui me permet de me sentir si forte aujourd’hui.

«Va chercher encore plus loin, n’écoute jamais une seule personne et surtout reste toujours libre. Libre de ton corps, de ton esprit et de tes pensées. Lis beaucoup, découvre, explore et trouve ton chemin. Bon voyage!»

Je me confonds en remerciements et ressors, apaisée.

Turquie

Pose ton sac et viens me baiser

«Tu poses ton sac dans ta chambre d’hôtel et tu viens baiser avec moi. Je veux du sexe avec toi. Je veux te baiser. Tu m’excites.»

L’hôtel glauque où il m’a amenée m’effraie. Je suis choquée, dégoutée, j’ai envie de le tabasser. La rage brûle en moi, celle d’être considérée comme un simple bout de viande. Je lui crie en m’enfuyant.

«Vous faites honte à Allah! Vous êtes dégueulasse!».

«C’est pas ma faute, je suis seul. C’est pas ma faute!»

Une fois dans la rue, je marche, la tête haute. Il me rattrape. Je me précipite vers un groupe de jeunes travaillant dans un bar pour leur demander de l’aide. Lui, il a disparu. On me sert un thé et Nurdan, la seule employée qui parle Anglais, m’offre l’hospitalité pour la nuit. Elle a 18 ans et travaille tous les jours de 14h jusqu’à 1h du matin. Pas de week-end, pas de vacances. Son rêve? Voyager, partir à l’aventure, découvrir le monde et surtout la France, parce que le Français «ça sonne comme une chanson douce».

Son patron est athé. Il éprouve une aversion profonde envers toutes les religions et ne croit en aucun Dieu. C’est un artiste, tout le café est décoré de mille couleurs, de plantes, et chiens, chats et oiseaux y ont élu domicile. Il m’explique que selon lui, il n’y a aucun Dieu.

«Mais alors quel est le sens de la vie?. Ça sert à quoi de vivre s’il n’y a rien, après? D’où vient le monde? Comment pouvez-vous expliquer tout ça?»

«Tu parles de choses passées, et de choses futures. On s’en fout car ni l’un ni l’autre n’est la réalité! La vie, c’est maintenant. Et maintenant, je me sens heureux et libre. Pourquoi donc est-ce que je me préoccuperais de hier ou de demain? Et pourquoi est-ce que je croirais en un paradis alors que notre Terre est si belle. Nous avons tout ce qu’il nous faut pour faire que le paradis soit ici, mais l’Humain est stupide.»

Après cette discussion, je retourne vers Nurdan. C’est instinctivement que je lui propose de venir quelques jours avec moi, si le cœur lui en dit, alors que je m’étais jurée de continuer la route seule. On dort chez elle. Le lendemain matin, elle prépare son petit sac à dos et m’annonce qu’elle va m’accompagner. Elle fait ses adieux à ses parents, ses sœurs et son patron. On lève le pouce, à deux. Elle qui n’a jamais quitté sa famille et n’a jamais voyagé, la voilà partie pour d’incroyables découvertes!

Réflexions

Il m’aura fallu un mois de route pour trouver les réponses à mes questions et la sérénité que je cherchais depuis si longtemps. Aujourd’hui, j’ai conscience de l’immense cadeau que toutes ces galères vécues m’ont apporté. Je suis tellement fière de m’être battue pour m’en sortir mais surtout, je suis si reconnaissante de la chance que j’ai. Celle d’avoir eu les soins médicaux dont j’avais besoin, celle d’avoir toujours été guidée et celle d’avoir tant reçu… Il faut de l’ombre pour voir la lumière, et je comprends profondément que c’est la misère subie qui me permet d’être heureuse. Essayez de dessiner la flamme d’une bougie au crayon: sans trait noir sur le papier, il n’y a rien d’autre qu’une feuille blanche. Je ne ressens plus de haine envers mes parents.

«Ils ne t’ont pas respectée? Il faut toujours rester en paix, même dans ces cas-là. Mais avant tout, il faut que tu te protèges, que tu veilles à garder ton intégrité et ta liberté avant toute autre chose. A ce moment-là, tu pourras continuer à être bienveillante même envers ceux qui t’ont meurtrie car jamais ils ne pourront te blesser.»

C’étaient les paroles d’un sage rencontré en chemin. C’était la clé qu’il me manquait. Elles raisonnaient étrangement avec les dires de Jamal lors d’un cours de boxe :

“Il ne te sera pas donné à vivre des épreuves que tu ne peux surmonter. Si tu dois faire face à de grandes difficultés, c’est que tu as la capacité de les affronter. Une expérience qui te semble mauvaise peut en réalité être bonne pour toi, tout comme l’inverse. Regarde la force que tu as aujourd’hui.”

“Protège-toi à chaque instant ”

Il m’avait déjà donné tous les outils pour transformer ma haine en paix intérieure.  Pourtant c’est la distance et le recul que m’ont apporté le voyage qui m’ont permis d’y méditer et de les comprendre. Je décide de continuer la route pour le Sri Lanka afin de mettre ce que j’ai appris en perspective et de continuer de découvrir à chaque instant.

Myriam Duc

Enfant, Myriam Duc côtoie quotidiennement la violence de ses parents et de ses camarades d'école. Ado, on lui diagnostique un Syndrome d'Ehlers-Danlos, une maladie qui fragilise ses organes. A 17 ans, le SPJ intervient pour maltraitance et elle quitte son domicile familiale. S'ensuivent deux opérations du cœur. Aujourd'hui, elle se reconstruit grâce au sport et parcourt le monde sac au dos.

4 réponses à “Partir ou mourir: un mois de route et de déroute

  1. Bonjour Myriam,

    Sérénité et résilience sont des signes de grande sagesse. Il faut une vie pour y parvenir,et encore !Toi,il t’a fallu seulement un mois pour y parvenir. Bonne suite de voyage et à bientôt pour te lire.
    Avec toute notre amitié.

    Nadia et Olivier Lamy

  2. Merci de nous faire partager votre voyage – bravo pour votre courage et persévérance. Bonne continuation de voyage et je me réjouis de vous lire.
    Dominique

  3. Je suis très touchée par votre histoire : je vous admire, vous avez compris l’essentiel et vous avez le courage de vivre. Vous êtes formidable, tout simplement. Du fond du coeur, je vous souhaite bonne route !

  4. L’élan premier d’aller vers le plus grand contient les solutions que nous cherchons … Tu nous montres à ta fàçon comment vivre cet appel à l’exploration de l’être que nous sommes singulièrement mais aussi tous ensemble . j’aime m’imaginer comme faisant partie d’un immense organisme dont je ne serais qu’une cellule parmi d’autres , mais une cellule unique comme toutes les autres le sont aussi et Une cellule qui apporte vie à l’ensemble tout en contribuant à l’enrichir par le vécu qu’elle développe ” C’est d’ailleurs ce que tu fais en voyagant pour l’instant …Alors merci pour le partage

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