Il y a exactement cent ans, le mardi 16 mai 1916, les ministres des affaires étrangères de la Grande-Bretagne et de la France, Mark Sykes et François-George Picot, signaient un accord secret par lequel ils se partageaient, au nom de leurs pays, des zones d’influence respectives dans la grande aire Levantine du Moyen-Orient, de la Palestine à l’Irak en passant par la Syrie et la Transjordanie. Un siècle plus tard, les ministres des affaires étrangères des États-Unis et de la Russie, John Kerry et Sergey Lavrov, sont en négociations, semi-privées, semi-publiques, afin de s’entendre sur l’avenir d’une partie de cette même zone moyen-orientale. Que s’est-il – ou ne s’est-il pas – passé durant cet intervalle ? Comment expliquer une telle continuité dans la présence de ce tropisme d’interférence externe si conséquent dans le devenir du Moyen-Orient et dans les relations entre celui-ci et les acteurs internationaux ?
Lorsque la crise syrienne en cours commence à dégénérer en guerre civile aux répercussions de plus en plus régionalisées, à partir de l’automne 2011, les analyses se multiplient pointant du doigt la nature bancale de l’architecture mise en place au début du vingtième siècle au Moyen-Orient et un débat est engagé sur « la fin de Sykes-Picot ». Certains voient celle-ci comme consommée, d’autres croient en la pérennité de cette construction. Au-delà des différentes lectures, le débat en soi est révélateur du substrat de l’accord Sykes-Picot, à savoir que la perception ambiante (souvent partagée au sein des élites moyen-orientales elles-mêmes) veut que cette question serait un indicateur de l’échec de la région et l’incapacité de celle-ci à bâtir une structure étatique viable. En d’autres termes, si « Sykes-Picot » s’essouffle ou montre ses limites, c’est que les états de la région n’ont pas su l’utiliser comme tremplin de state-building. Et si, au contraire, il résiste aux assauts des crises actuelles, c’est que finalement, sa vision était justifiée. Dans les deux cas, la capacité du local à s’auto-définir est secondaire et l’essentiel – le dessein externe – est rationalisé.
Miroir temporel
Nul besoin de s’appesantir sur les échecs de l’État arabe postcolonial. Ils ne sont que trop connus. La réalité, ici, est ailleurs et concerne – sans réelle surprise – les producteurs de cette architecture qui en sont toujours prisonniers. La frappante symétrie entre l’activité diplomatico-militaro-géostratégique des puissances internationales de l’époque (la Grande-Bretagne et la France) et celles d’aujourd’hui (les États-Unis et la Russie) est un vecteur sur lequel on ne saurait se tromper. Aussi, les leçons de « Sykes-Picot », et elles sont légion, sont à chercher au-delà de cette familière impuissance des états de la région. Tant décriée, la continuité de ce Moyen-Orient « immuable » et « réfractaire au changement » ne serait-elle, en effet, pas tout autant, si ce n’est plus, celle de ses « partenaires » extérieurs invariablement déclamant le besoin de changement dans la région mais œuvrant activement à sa paralysie ? Seule une continuité du regard orientaliste sur un « proche- » ou « moyen-» Orient qui évacuerait trop facilement les conséquences structurelles de l’action fondatrice de 1916 et l’acuité de cette matrice pourrait faire croire à son obsolescence en 2016.
Au moins trois raisons révèlent la présence d’un miroir temporel peu déformant. Premièrement, en 1916 comme en 2016, des puissances externes s’insèrent militairement dans la région afin de décider de sa configuration. Cette immixtion est faite nominalement en vertu de principes (l’encadrement en vue de l’indépendance hier, la stabilité et la sécurité aujourd’hui), mais en pratique elle procède de l’auto-attribution de zones d’intérêts et cette esbroufe corrompt la mise en place d’un véritable processus de définition locale de la compétition légitime autour de l’État. Deuxièmement, aux deux extrémités, l’on retrouve la complicité entre élites régionales s’accaparant encore et toujours un pouvoir qu’elles ne sauraient partager et chancelleries occidentales évaluant et réévaluant les mathématiques de telle alliance face aux bienfaits de telle autre. Le Prince Faysal d’Arabie (qui mourra à Berne), souverain à Damas ou à Bagdad ? La Syrie avec ou sans Bachar al Assad ? Enfin, invariablement, les décideurs externes s’avèrent des apprentis sorciers qui, les yeux rivés sur les questions politiciennes de la métropole, lisent toujours mal et vite les dynamiques en place dans les périphéries, multiplient nonchalamment les promesses contradictoires (en amont de l’accord de 1916, il y avait en octobre 1914 la correspondance entre le Chérif Hussein et le Haut-Commissaire Mac Mahon, et en aval la déclaration Balfour en novembre 2017) et les professions de foi vœux pieux (la ligne rouge du président Obama en août 2012), perdant rapidement pied face à la mutante complexité de ce qui se joue sur le terrain.
Certes, on ne saurait surestimer le legs de l’accord scellé entre la Grande-Bretagne et la France il y a cent ans. Le monde a changé. Le contexte colonial formel a disparu. Les Nations-Unies sont entrées en jeu (la Société des Nations fera néanmoins écho à l’accord de 1916 dans son système des Mandats instauré dès juin 1919) et des puissances régionales sont apparues. Mais on peut également croire que ce ne sont là, fondamentalement, que des volets, registres et canons supplémentaires qui ne changent que peu de choses à cette répétitive partition et à sa monotone langueur.
Photo : The Strange Case of Mr. Pelham, CBS, 1955