Le « Moyen-Orient américain » a vécu. Si tant est qu’il ait réellement existé. Le 6 novembre 1956, le président américain Dwight D. Eisenhower – plus inquiété par la menace d’escalade nucléaire que vient de proférer l’Union Soviétique à l’endroit de la Grande Bretagne si cette dernière ne cessait son intervention en Égypte, suite à la nationalisation du Canal de Suez par le président Gamal Abdel Nasser – intime à Londres de mettre fin à ses opérations militaires. Le 29 septembre 2015, le président Barack H. Obama apprend qu’au lendemain de leur tête-à-tête à New York, le président russe Vladimir Poutine a décidé l’entrée en guerre de son pays en Syrie, un pied de nez qui révèle l’impuissance chronique de Washington dans cette région du monde.
Ainsi bordée, de façon révélatrice, de part et d’autre par le compétiteur russe, l’implication américaine au Moyen-Orient aura, en effet, été, au cours de ces soixante années, et ce de façon consistante, réactive et indécise. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette maigre moisson stratégique soit pourtant presque systématiquement abordée dans le sens contraire, notamment par des acteurs arabes qui invariablement voient la main de « la conspiration américaine » dans tout événement, et des partenaires européens presque systématiquement suiveurs.
Il est communément admis aux États-Unis, en Europe et au Moyen-Orient que l’emprise des États-Unis sur le Moyen-Orient est en train de se desserrer et que les événements s’y jouant depuis 2011 échappent de plus en plus aux administrations américaines successives. Pour autant, l’idée d’une véritable mainmise américaine sur la région ne résiste pas à l’examen historique des faits. N’assiste-t-on pas plus, en fait, aujourd’hui simplement à la mise à nu d’une esbroufe de contrôle qui s’est jouée entre les deux « moments-vérité » à Suez en 1956 et à Tartous en 2015 ? Ceci ne donne-t-il pas la mesure, qu’il faudrait, certes, savoir prendre, des limites historiques d’une géostratégie qui, sous des apparats de grand dessein, n’aura jamais été réellement autonome et donc effective ?
Cécité et illisibilité
C’est donc bien la question inverse qu’il faut poser. À quel moment les États-Unis ont-ils, au Moyen-Orient, définis les enjeux souverainement et avec le résultat hégémonique escompté ? Si, en effet, il y a contrôle, ces dimensions stratégiques sont légitimement attendues en amont et en aval. Rembobinons le film. Présents de façon limitée en Arabie à partir des années 1930 et 1940 dans le cadre d’un deal bilatéral avec le roi Saoud et en Afrique du Nord à la suite de campagnes dérivées de la Seconde Guerre Mondiales, les États-Unis entrent donc en scène à Suez à la faveur de l’obsolescence régionale d’une Grande-Bretagne et d’une France frustrées par la perte de leurs empires coloniaux. Nulle direction palpable n’émerge, pour autant, dans ce soi-disant leadership passage de bâton, et, à la fois, les guerres arabo-israéliennes de juin 1967 et d’octobre 1973 et la chute du Shah d’Iran en janvier 1979 ont lieu dans un contexte d’années 1970 où les États-Unis sont principalement préoccupés par la guerre du Vietnam, le malaise que ce conflit suscite en retour au sein de la société américaine, le pari chinois de Richard Nixon et d’Henry Kissinger et une Guerre Froide en interlude.
L’entame de la guerre entre l’Iran et l’Irak en septembre 1980 prend Washington au dépourvu tout comme, dix ans plus tard, l’invasion du Koweït par l’armée de Saddam Hussein en août 1990. Et de fait, l’administration George H. Bush – rivée sur le début de l’après-guerre Froide et le conflit en Géorgie – s’en va-t-en guerre contre Bagdad autant pour formuler une demi-réponse notionnelle au vide créé par le (temporaire) retrait russe que par le besoin de protéger l’Arabie Saoudite et Israël. La suite s’enchaîne dans une séquence qui jette les bases du chaos actuel au Levant tout en confirmant cette cécité des États-Unis à l’égard de ce Moyen-Orient des plus complexes : le mauvais feuilleton de l’embargo contre l’Irak empoisonne de façon irresponsable les années 1990 faisant le lit d’une haine contre l’Amérique qu’elle aura été la seule à ne pas voir poindre et qui nourrira à la fois les attentats du 11 Septembre 2001 et, par la suite, la violence de la génération État Islamique. Enfin, déboussolée, comme tant d’autres, face au Printemps arabe en 2011, et après avoir annoncé l’avènement d’un éphémère « Grand Moyen-Orient », Washington peine à nouveau à choisir une orientation lisible face aux révolutions et aux transitions qui suivent.
Au vrai, l’Amérique a toujours été éminemment réactive au Moyen-Orient, courant encore et toujours derrière des développements que ses analystes prétendent prévoir et maîtriser mais face auxquels ils finissent par démontrer inlassablement une extraordinaire capacité à s’emmêler les pieds, s’engager sur différents fronts, mener peu d’actions à terme et, au bout du compte, se retirer avec une nonchalance tout aussi étonnante. Devenus un acteur parmi d’autres, les États-Unis ne sont factuellement plus aujourd’hui en mesure d’aspirer à être une puissance décisive au Moyen-Orient. Si cette normalité n’est pas une mauvaise chose en soi, elle révèle surtout le vernis craquelé d’une certitude – celle de l’Amérique impériale dans le monde arabe – qui aura peut-être été un leurre des plus persistants.
Photo : « Pendule au Serment des Horaces », © O.Taris.