Une nouvelle enquête de Javier Cercas

Javier Cercas est un écrivain hanté. Après avoir consacré plusieurs romans au passé récent et éminemment tragique de l’Espagne, notamment à la guerre civile, il revient une fois encore sur ce thème dans “Le monarque des ombres”, son nouveau livre. Et c’est par le biais de l’histoire familiale qu’il revisite cette fois-ci la grande histoire. Fouillant dans les archives, interrogeant les rares témoins encore en vie, s’efforçant avec obstination à lever le voile du non-dit, il enquête un peu à la manière d’un journaliste sur la vie et la mort héroïques de Manuel Mena, un oncle paternel de sa mère tué à 19 ans, le 21 septembre 1938, au cours de la bataille de l’Ebre.

La honte du passé

“C’était un franquiste fervent, ou du moins un fervent phalangiste, ou du moins l’avait-il été au début de la guerre”, nous prévient-il. Les difficultés et l’enjeu de la démarche sont ainsi posés dès les premières pages. “Manuel Mena était le paradigme de l’héritage le plus accablant de ma famille”, ajoute-t-il “raconter son histoire ne voulait pas seulement dire que je prenais en charge son passé politique mais aussi le passé politique de toute ma famille, ce passé qui me faisais rougir de honte.”

Ce livre auquel Javier Cercas, 56 ans, pensait depuis très longtemps – et auquel il croyait avoir renoncé – a donc lui-même une longue histoire. L’auteur la partage généreusement avec son lecteur tout en le conviant dans la fabrique du récit. Réalité? Fiction? Comme de coutume, Cercas met en scène les incertitudes et les failles d’une vérité à jamais inaccessible. Mais cette fois-ci, dit-il, “l’affabulation m’est interdite”. Pour nous permettre de juger sur pièces, il commence donc par nous convier à Ibahernando, le village d’Estrémadure d’où ses parents ont émigré dans les années 60 pour s’installer en Catalogne. C’est là que lui-même a vécu ses toutes premières années. Là également qu’est né et qu’a vécu Manuel Mena.

Mort pour rien?

Ayant choisi habilement de se dédoubler pour mieux garantir une certaine objectivité, Javier Cercas confie par moment le récit à un narrateur extérieur qui, du coup, transforme Cercas lui-même en personnage. L’entreprise est complexe. Elle exige du lecteur qu’il reste actif et se glisse avec souplesse dans le trouble et les incertitudes de l’écrivain. Manuel Mena est-il mort en héros convaincu de la justesse de sa cause ou avait-il pris conscience qu’il s’était fourvoyé et qu’on l’avait trompé? Pièce après pièce, le roman tente de recoller les pièces d’un puzzle condamné à rester incomplet. Une quête qui parfois peut devenir un peu fastidieuse quand l’auteur évoque, dans ses moindres détails, le déroulement d’une bataille à laquelle participa son “héros”. Mais la vérité est à ce prix. Elle réside toujours dans l’infinie complexité. On ne peut que remercier Javier Cercas de nous le rappeler.

“Le monarque des ombres”. De Javier Cercas. Traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic avec la collaboration de Karine Louesdon. Actes Sud, 320 p. En librairie le 29 août 2018.

Back to Belfast

Vous ne connaissez pas Maurice Gouiran? Et bien vous avez tort. Né en 1946 à Rove, près de Marseille, dans une famille de bergers, docteur en mathématiques, spécialiste de l’informatique appliquée aux risques et à la gestion des feux de forêts, cet écrivain au style clair et sobre est l’auteur d’une trentaine de romans policiers, dont plusieurs ont été primés. Il est en outre lauréat du Grand Prix littéraire de Provence 2018 pour l’ensemble de son oeuvre. Et vient de sortir un nouveau polar, “L’Irlandais”, publié comme les précédents aux Editions Jigal.

C’est à Marseille, tout naturellement, que démarre l’histoire. Le peintre Zach Nicholl vient d’être retrouvé mort dans son atelier, le crâne fracassé. Après avoir été l’une des figure importante du street art, l’Irlandais – c’est ainsi qu’on le surnomme – s’était reconverti dans une peinture plus classique et préparait une exposition en galerie, une série de grands tableaux sur le thème des fleurs rouges.

De cet homme passablement mystérieux, ses potes du Beau Bar savent tout au plus qu’il a quitté Belfast et l’Irlande du Nord vingt ans plus tôt, juste au lendemain des accords de paix de 1998. Et qu’il est marié avec Aileen, une compatriote de la région de Galway rencontrée à Paris, “une grande fille mince et brune au regard un peu triste qu’il avait emmenée dans ses valises à Marseille”.

Du Bloody Sunday aux grèves de la faim

Zach a-t-il fait l’objet d’un règlement de comptes tardif liés à ses possibles liens avec l’IRA? Ou s’agit-il simplement d’un cambriolage qui a mal tourné? La police penche d’abord pour cette dernière explication, une dizaine de toiles du peintre ayant disparu. Eleveur de chèvres à ses heures et héros récurrent des polars de Maurice Gouiran, le journaliste Clovis Narigou n’y croit pas. Il connaît bien l’Irlande du Nord pour y avoir travaillé à l’époque de ce qu’on appelle pudiquement Les Troubles. Il convainc son chef au journal Les Temps Nouveaux de l’autoriser à repartir pour Belfast sous prétexte qu’il a de nouveaux scoops et veut enquêter sur la résurgence des querelles autour de l’IRA.

Du Bloody Sunday de janvier 1972 aux meurtrières grèves de la faim de 1981, ce voyage est pour l’auteur l’occasion de revisiter un passé peut-être un peu vite enterré. Il en profite aussi pour rappeler le rôle clé joué dans ce conflit par le street art et les fameux murals utilisés comme instrument de lutte aussi bien par les catholiques que par les protestants.

 

“L’Irlandais”. De Maurice Gouiran. Editions Jigal, 238 p.

Trafics odieux en terrain miné

L’exploitation éhontée des ressources naturelles par les puissants? Le thème n’est pas neuf, mais malheureusement toujours d’actualité. Il renvoie à un exotisme mortifère, à un monde sans pitié où la violence, le cynisme et la corruption sont monnaie courante. Il évoque par ailleurs des montages juridiques, politiques et financiers complexes où se retrouvent impliquées les hautes sphères du pouvoir. De quoi alimenter de passionnants polars tout en permettant d’évoquer, par la bande et sous couvert de fiction, une réalité pas forcément bonne à dire.

Partenariat entre la France et la Chine

Aussi palpitant que glaçant, “Kisanga” d’Emmanuel Grand, s’inscrit avec bonheur dans cette veine prometteuse. Ou plutôt faudrait-il dire dans ce filon puisque c’est dans une mine qu’il nous emmène. Alors que l’entreprise Carmin enterre l’un de ses cadres assassiné par des rebelles en Afrique – une mort jugée suspecte par d’aucuns – elle fête le contrat historique qu’elle vient de signer avec la Chine pour l’exploitation en commun d’un immense gisement de cuivre au Congo. Le projet Kisanga doit être inauguré d’ici trois mois. Un délai toutefois bien trop court, estime Olivier Martel, l’ingénieur envoyé sur place avec une petite équipe pour démarrer le chantier.

Une diabolique arnaque

Que cache cette précipitation? Très vite, cet homme ambitieux mais profondément intègre se rend compte que la répartition des terrains a été faite au détriment de la France. Et que le rapport des experts se révèle plus que douteux. Il finira par découvrir les dessous de l’affaire avec l’aide du journaliste Raphaël Da Costa, qui fouille depuis plusieurs années le passé louche de Carmin. Kisanga s’avère une diabolique arnaque dans laquelle, entre autres, un ministre est impliqué. Le savoir met rapidement la vie de nos deux enquêteurs en danger. Mais tout cela, rassurez-vous, n’est qu’une fiction. Vous en doutiez?

 

“Kisanga”. D’Emmanuel Grand. Liana Levi, 387 p. 

 

Le retour des morts…vivants

Noël n’est plus tout à fait d’actualité. C’est vrai. Mais “La disparue de Noël” de Rachel Abbott n’a pas grand-chose à voir avec les célébrations de fin d’année. Le titre de ce palpitant roman noir – en anglais “Stranger Child” – ne fait que renvoyer à un mystérieux événement survenu peu avant les Fêtes et sur lequel s’ouvre le récit: un tragique accident.

Il fait nuit. Caroline Joseph revient chez elle en voiture après avoir dîné dans sa famille. Elle est tendue, elle n’aime pas conduire dans l’obscurité. Elle peste contre son mari David – directeur d banque à Manchester – qui aurait pu faire l’effort, pour une fois, de se joindre à elle. A elles, plutôt, puisque sur la banquette arrière dort Tasha, leur petite fille de six ans. Soudain, c’est la panique. Une voiture est arrêtée au milieu de la chaussée, son téléphone sonne et un homme – dont elle finit pas reconnaître la voix – la conjure de ne surtout ne pas s’arrêter. La jeune femme tente de contourner l’obstacle et c’est le drame. La voiture dérape sur la route givrée, elle se retourne. Quand les secours arrivent, Caroline est morte. L’enfant, elle, a disparu.

L’arrivée d’une revenante

Six ans plus tard, le mari inconsolable a refait sa vie. Il vient d’avoir un petit garçon, Ollie, avec sa nouvelle femme Emma. C’est alors que Tasha réapparaît. Elle semble physiquement en bonne forme, mais se révèle extrêmement hostile et quasi muette. Ses premiers mots seront aussi catégoriques que déroutants: “Pas la police. Si vous appelez la police je m’en vais.” Son arrivée coïncide en outre avec la découverte du corps d’une adolescente du même âge. Y aurait-il un lien entre les deux affaires? Déjà présent dans les précédents romans de Rachel Abbott, l’inspecteur-chef Tom Douglas mène l’enquête.

Après une telle entrée en matière, on peut s’attendre au pire. Quand les auteurs de polar choisissent des enfants comme victimes, cela peut très vite friser l’horreur. Pour éviter les cauchemars, on lâche alors le bouquin et l’on passe à autre chose. Rien de tel chez Rachel Abbott. De son vrai nom Sheila Rodgers, l’écrivaine britannique contourne le piège avec une certaine maestria. Même si elle sait à merveille susciter l’effroi, elle n’en fait jamais trop.

Manipulation de l’extérieur

Avec un art consommé, elle ne cesse de doser la tension et d’alimenter le suspense tout en créant chez son lecteur l’irrépressible besoin d’en savoir plus. Contrairement aux personnages du roman, ce dernier comprend très vite que Tasha est manipulée par quelqu’un d’extérieur et que si elle est réapparue, c’est en quelque sorte en service commandé.

Nous ne vous en dirons pas plus. Sachez tout de même que, dans “La disparue de Noël”, la jeune fille n’est pas la seule à revenir d’entre les morts. Bref! Dans ce livre où l’humain et la psychologie comptent beaucoup plus que la description des lieux, des atmosphères ou des paysages, les retournements de situations les plus imprévisibles sont au programme. Alors, encore un conseil, sous aucun prétexte n’allez jeter un œil à la fin. Vous vous en mordriez les doigts!

“La disparue de Noël”. De Rachel Abbott. Traduit de l’anglais par Muriel Levet. Belfond, 469 p.

 

 

 

 

 

Polyphonie pour une cathédrale

 

Il y a des livres dans lesquels on pénètre sur la pointe des pieds de peur de déranger le chant qui mot à mot s’installe, de crainte de casser la voix parfois frêle mais si juste qui en émane. Ce sont des livres que l’on sent d’emblée si fortement habités qu’on leur pardonne ensuite leurs faiblesses. Le premier roman de l’Anglais Barney Norris, “Ce qu’on entend quand on écoute chanter les rivières”, fait partie de cette aristocratie-là.

Jeune et talentueux dramaturge, né en 1987 dans le Sussex, Barney Norris a grandi à Salisbury. C’est dans cette ville, plus précisément autour de sa majestueuse cathédrale évoquant “une flèche enflammée tirée vers le ciel”, qu’il situe son roman. Un récit prismatique dont les différentes facettes se télescopent par instant pour esquisser une vérité possible. L’auteur commence par une curieuse leçon de géographie amoureuse dédiée aux cinq rivières qui se rejoignent au milieu de la plaine où se dresse aujourd’hui la ville de Salisbury, cours d’eau qui depuis toujours ont fasciné les hommes par leur chant. Deux hommes, deux femmes et un enfant, cinq personnages font écho à ces voix murmurantes, cinq destins abîmés par la mort, tourmentés par l’amour et qui – on le découvre peu à peu – sont liés sans le savoir par un tragique accident.

Péché de jeunesse? L’ambitieux propos de Barney Norris est desservi par quelques maladresses et par une complexité formelle sans doute inutile. Un brin volontariste, sa construction en miroir semble par moment trop attendue alors que l’intensité dramatique de ces cinq vies ordinaires sonne un peu artificielle, comme “surjouée”. N’empêche, on se laisse prendre sans peine par ces récits faussement anodins et par ces personnages terriblement humains. Et surtout l’on se promet, dans un futur pas trop lointain, d’aller jeter un œil à cette cathédrale dont l’auteur nous dit qu’il ne connaît rien de plus beau. “Il ne s’agit pas tant de son architecture, précise-t-il. La forme, l’ornementation, les briques et les pierres ne font pas la beauté d’un édifice. Ce qui est fascinant, ce sont les rêves et les aspirations dont il est empreint. C’est un monument à ceux qui l’ont bâti, à ceux qui ont réuni les fonds pour élever ses murs, à ceux qui ont enterré les hommes tombés des échafaudages.”

 

Ce qu’on entend quand on écoute chanter les rivières”. De Barney Norris. Traduit de l’anglais par Karine Lalechère. Seuil, 304 p.

Une mine sème la mort au Chili

Amateurs de frissons glacés, de cadavres profanés et de perversité gratuite, passez votre chemin! Ce n’est pas le genre de la maison. Né en 1956 au Chili – et donc arrivé à l’âge adulte sous Pinochet – Ramón Díaz-Eterovic a suffisamment connu la barbarie pour ne pas en rajouter. Le portrait qu’il nous offre de la société chilienne, de ses parts d’ombre et de ses dérives louches emprunte donc d’autres chemins, moins attendus. Amoureux fou, et parfois déçu, de la ville de Santiago qui devient un personnage à part entière, ce petit-fils d’émigrés croates est en outre un humaniste qui a le goût des clins d’oeil. Non seulement son détective privé, Heredia, confie ses aventures à un mystérieux écrivain surnommé le Scribouillard mais il possède lui-même un chat fort bavard baptisé Simenon.

Pollueurs criminels

Quand commence “Negra Soledad”, le nouveau et septième polar de Ramón Díaz-Eterovic traduit en français, Heredia, comme souvent, n’est pas très en forme. Outre ses éternels problèmes d’argent, il est confronté à un sérieux dilemme: va-t-il ou non accepter de vivre avec la jeune et belle commissaire Doris Fabra qui l’a placé devant un ultimatum? Très vite, toutefois, cette angoisse – car c’est bien de cela qu’il s’agit– est reléguée au second plan par une triste nouvelle. L’avocat Alfredo Razzetti, l’un de ses amis, est retrouvé mort, assassiné dans son bureau.

Razzetti semblait un homme pourtant plutôt rangé. Heredia promet à sa veuve Raquel d’éclaircir le mystère. Fouillant dans les affaires de l’avocat et grâce à quelques coups de main – Heredia est un manche en informatique et ne possède même pas de téléphone portable – il découvre que son ami s’était engagé dans la défense des habitants de Cuenca menacés par une entreprise minière des plus polluantes. Et bien résolue à se débarrasser des gêneurs. Heredia décide alors de se rendre sur place et s’installe pour quelques jours dans ce petit village du nord du Chili. Rassurez-vous, toutefois. Simenon n’est pas abandonné sans subsistance. De toute manière, Heredia ne reste pas absent très longtemps. Il va bien vite retourner à Santiago pour poursuivre l’enquête qui désespérément piétine, reprendre sa tournée des bistrots et ses errances urbaines qui nous donnent l’impression de connaître un peu Santiago sans même jamais y avoir été.

 

“Negra Soledad”. De Ramón Díaz-Eterovic. Traduit de l’espagnol par Bertille Hausberg. Métailié, 346 p.

Meurtres dans la communauté juive de Glasgow

Plaies terrifiantes, cadavres mutilés, atmosphères glauquissimes. Les auteurs de polars aiment les débuts qui saignent et plongent sans tarder le lecteur dans le bain glacé du crime. L’Ecossais Gordon Ferris ne déroge pas à la règle. Les premières pages de “La filière écossaise” s’ouvrent avec la vision d’un cadavre crucifié dans un parc public de Glasgow. Un spectacle d’autant plus glaçant que la ville toute entière grelotte, prisonnière d’un des hivers les plus rudes du siècle.

Quel siècle? Le XXe, bien sûr. Comme dans ses précédents polars, Gordon Ferris marie avec brio le crime et la grande histoire. Troisième d’une série de quatre enquêtes situées dans l’immédiat après-guerre, “La filière écossaise” se passe en hiver 1947. Comme le reste de l’Europe, l’Ecosse souffre de graves pénuries, notamment en charbon. Ce n’est toutefois qui peu de chose face au mal qui rampe dans les ruelles du populaire quartier des Gorbals, menaçant de gangréner la société glaswégienne avant d’envahir le monde.

Filière d’exfiltration nazie

Au départ, pourtant, le mandat confié à Douglas Brodie – un ex-flic devenu journaliste après avoir servi comme officier dans l’armée – semble des plus anodins, presque sans danger. A la demande de son ami le tailleur Isaac Feldman, il accepte d’enquêter sur une série de cambriolages dont sont victimes les membres de la communauté juive de Glasgow. Très vite, toutefois, les cadavres se multiplient. DouglasBrodie soupçonne  “route des rats”, une filière d’exfiltration de criminels nazis, passe par Glasgow avec pour destination finale les Etats-Unis. Des fuyards aguerris, sans scrupules et qui n’ont plus rien à perdre. Replongé dans le cauchemar des camps, Douglas Brodie en perd le sommeil. Pas de violence gratuite toutefois, pas de complaisance malsaine dans ce polar riche et palpitant qui tisse avec subtilité et respect la vérité historique et la pure fiction.

“La filière écossaise”. De Gordon Ferris, Traduit de l’anglais (Ecosse) par Hubert Tézenas. Seuil, 471 p. 

 

 

Julien Mages ou le pouvoir des mots, à l’Arsenic

La folie, la mort, le suicide, la perte, le manque et la soif d’amour. Une fois encore, une fois de plus. Dans “Sans partir”, le jeune auteur et metteur en scène romand Julien Mages revient sur ses obsessions comme on revient sur ses pas. Avec  l’espoir de trouver l’objet perdu, de dénicher la faille, une porte de sortie peut-être. Que le spectateur prenne garde toutefois de ne pas se croire trop vite en terrain connu. Julien Mages est un talentueux trafiqueur de mots qui parvient toujours à se dérouter avec malice pour scruter les ornières du sens et explorer les bas-côtés du possible.

Long poème-monologue, “Sans partir” commence dans le chuchotage et la pénombre. Sur un plan incliné, un homme – le comédien Juan Bilbeny, vêtements sobres et chaussettes rouges trouées –s’éveille à la réalité, donc à la souffrance. Dans un environnement sonore tissé avec finesse par Immanuel de Souza, il s’anime, s’ébroue avant de nous emmener dans une promenade hallucinée à travers Lausanne, entre lac, gare et cimetière.

Après un début un peu flottant  – il s’agissait de la première, Juan Bilbeny devient de plus en plus convainquant. Il réussit le tour de force d’incarner l’émotion et la folie sans caricature ni pathos. Certes, sa gestuelle manque parfois d’incarnation, de vérité. Mais il se rattrape magistralement quand il s’agit d’articuler la parole au silence. Errance à la fois physique et mentale, sa déambulation se transforme en une confession douloureuse toujours aux frontières du délire. Un voyage en enfer paradoxalement maîtrisé et construit grâce au fil rouge de la ville. Et l’on en vient à sourire quand le comédien lâche, imperturbable: “Le problème du lac, c’est qu’il manque de sel.”

“Sans partir”. Texte et mise en scène Julien Mages. Lausanne. Arsenic. Jusqu’au 29 janvier. 

Le ciel en cadeau à Vidy

Après la dernière scène de “Il cielo non e un fondale”, on se surprend à murmurer: “bravo!” Le dernier spectacle des Italiens Daria Deflorian et Antonio Tagliarini n’est pourtant pas de ceux qui s’applaudissent debout. Jamais racoleur, jamais démagogue, il relève d’un théâtre de la parole et du geste nus. Pas de vidéo, pas de musique tonitruante, pas de grands effets qui flattent et draguent l’émotion. Si “Il cielo non e un fondale” séduit, car il séduit, c’est par son intelligence, sa profondeur et sa rigueur. Peut-être aussi, pourquoi pas, par une certaine aridité.

Pour scruter le ciel sans fond, pour interroger notre savoir sur le monde et s’offusquer de “ce moi obèse qui veut seulement se raconter”, ils sont quatre en scène. Deux femmes et deux hommes – outre Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, Monica Demuru et Francesco Alberici – vêtus de gris et de noir, sans autre décor qu’un grand mur mobile anthracite. Avec la complicité active des spectateurs invités à fermer les yeux pour permettre aux acteurs de changer de place ou de dispositif, c’est un lent voyage hasardeux qui commence.

L’un après l’autre, ou à plusieurs, les acteurs parcourent la ville contemporaine, sa solitude, ses agressions, ses rencontres. Il est question d’un rêve, d’un accident, des bruits de la circulation qui vous étourdissent, des supermarchés qui vous anesthésient, mais aussi des rencontres forcément tronquées avec ceux qui, à Rome ou Milan, dorment dans les parcs, tendent la main dans la rue ou vendent des roses dans les restaurants. Autobiographie? Fiction? On ne veut pas le savoir. On est pris à partie, un peu gêné, on sourit, on se reconnaît, et l’on finit par adhérer pleinement à l’amour sans faille de Daria Deflorian pour les radiateurs, ces objets amis qui font de nos appartements des lieux véritablement habitables.

 

“Il cielo non è un fondale”. Texte et mise ne scène: Daria Deflorian et Antonio Tagliarini. En italien surtitré en français. Lausanne. Théâtre de Vidy. Jusqu’au 20 novembre. 

L’héritage magnifique de Stefan Kaegi à Vidy

Parler de la mort, de sa mort, n’est pas forcément triste. Ce peut être un fragile et précieux cadeau fait à l’autre, une façon, aussi, de regarder sa vie en face. C’est, en tous les cas, ce qui ressort du magnifique travail de Stefan Keagi et Dominic Huber du collectif Rimini Protokoll présenté pour quelques jours encore au Théâtre de Vidy.

 “Nachlass” est une installation scénique dans laquelle le spectateur se meut à sa guise. Elle se compose de huit “pièces sans personne”, huit petites chambres, toutes différentes, dans lesquelles une femme ou un homme – il y a aussi un couple – évoque, dans un enregistrement, ce qui restera, ou devrait rester d’eux après leur mort, ce qu’ils désirent transmettre ou partager avant de disparaître.

Une dame très malade qui a choisit la date de sa mort nous chante une chanson de sa jeunesse. Une autre nous présente ses photos de famille et règle la durée de son intervention avec un réveil à la sonnerie implacable. Avec naturel et sérénité, un commerçant zurichois d’origine turque nous présente son futur cercueil et sa tombe. Un homme encore jeune, mais se sachant condamné, s’adresse à sa fille et nous convie à une partie de pêche à la mouche.

Avec “Nachlass”, Stefan Kaegi et son équipe se situent bien au-delà du simple document, du témoignage brut comme on peut en voir parfois dans les installations d’arts plastiques. Ce qu’il met à la disposition des neuf personnes qui se sont confiées à lui, c’est un petit théâtre. Avec un décor qu’ils ont choisi, un temps de parole et de représentation limités, avec la possibilité de s’adresser directement au public. L’un d’eux, qui nous a proposé un verre d’eau, nous recommande de ne pas oublier de jeter le gobelet dans la corbeille en sortant. C’est émouvant, très troublant, mais pas triste. Plutôt revigorant, et parfois même presque joyeux.

“Nachlass”. Conception Stefan Kaegi et Dominic Huber (Rimini Protokoll). Lausanne. Théâtre de Vidy. Jusqu’au 24 septembre.