Les déboires d’un brillant flic indien

Deux crimes, perpétrés à trois mois de distance, dans deux villes aussi éloignées l’une de l’autre que Calcutta et Londres. Pour les résoudre, un seul enquêteur. Idéaliste, doué, mais débutant. Et à l’autre bout de la chaîne, un lecteur parfaitement ignorant qui va devoir découvrir les deux affaires simultanément, au gré de chapitres savamment alternés, et heureusement clairement balisés.

L’écrivain Ajay Chowdhury ne s’est pas simplifié la tâche pour son premier roman. Son audace lui a visiblement réussi puisque “Le serveur de Brick Lane” a été récompensé en 2019 par le Debut Crime Writing Award et que les droits audiovisuels en ont été acquis par la BBC. Il est vrai que cet entrepreneur dans les nouvelles technologies s’aventurait en terrain connu. Il a lui-même grandi entre Calcutta et Bombay et vit depuis 1986 à Londres, où il a fondé une compagnie de théâtre revisitant notamment “Le marchand de Venise” au sein des communautés indo-pakistanaises.

Dans “Le serveur de Brick Lane”, l’enquêteur s’appelle Kamil Rahman. Obligé de quitter Calcutta après avoir trop bien enquêté sur le meurtre d’une star de Bollywood, ce trentenaire a abandonné ses parents et sa fiancée pour se réfugier à Londres chez des amis de sa famille. Les Chatterjee – qui ont une charmante fille baptisée Anjoli – tiennent le restaurant Tandoori Knights sur Brick Lane, au cœur du quartier des communautés bangladaise et indienne de Londres. Troquant son uniforme blanc de policier contre le gilet et le nœud papillon du serveur, notre ex-sous-inspecteur aux homicides y travaille provisoirement au noir. C’est dans le cadre de cet emploi précaire qu’il se retrouve confronté au meurtre du richissime homme d’affaire Rakesh Sharma, un ami de ses hôtes londoniens.

Une vérité qui fait mal

Qui avait intérêt à éliminer Rakesh Sharma? Beaucoup de monde apparemment. Et notamment tous ceux que le magnat avait ruinés dans sa brusque faillite. Il s’avère aussi que ce crime n’est pas sans lien avec celui de Calcutta. A titre totalement inofficiel, Kamil Rahman retrouve ses réflexes et ses talents d’enquêteur, secondé dans sa tâche par la pétillante et infatigable Anjoli. Au cours de ses investigations, notre attachant policier-serveur va découvrir que son propre père – commissaire en chef de la police de Calcutta à la retraite – n’est pas aussi irréprochable et incorruptible qu’il l’avait cru. Dans la foulée, il apprendra lui-même qu’il faut parfois accepter de faire quelques entorses à ses principes pour sauver ceux qu’on aime.

Un polar à croquer

“Le serveur de Brick Lane” est un polar riche, coloré, accrocheur, jamais simpliste. Il se lit en outre avec délices et gourmandise car Ajay Chowdhury ne manque pas une occasion de décrire avec précision les mets et les parfums entêtants de son pays d’origine, curcuma orange, fenouil jaune, poudre de piment rouge, cumin, coriandre, graine de moutarde ou cannelle. Il nous permet même d’assister, en direct, à une dégustation de kathi rolls de chez Nizam, au  New Market de Calcutta. Une galette brûlante que son héros retrouve comme dans son souvenir, “chaude et épicée, le goût fumé et légèrement acide de la viande se mariant parfaitement avec la pâte feuilletée et croustillante de la paratha, l’onctuosité de l’œuf et la saveur piquante et fraîche des oignons, des tomates et des piments crus.” A tomber, nous assure l’auteur. On le croit aisément.

“Le serveur de Brick Lane.” D’Ajay Chowdhury. Traduit de l’anglais par Lise Garond. Editions Liana Levi, 304 p.

Les cheminées peuvent être mortelles, avis au Père Noël !

Je vais être franche avec vous. Je ne pratique pas la pêche à la mouche. Je n’apprécie pas particulièrement les cow-boys, les rodéos, les ranchs et tout ce qui va avec. Et pourtant, je raffole des enquêtes de la shérif Martha Ettinger et du privé Sean Stranahan, des polars qui précisément tournent autour de ces univers-là. Il est vrai que l’auteur, Keith McCafferty, n’a pas son pareil pour vous attirer dans ses rets et vous entraîner à sa suite dans les intrigues les plus drues, avec en bonus les magnifiques paysages du Montana, quelques lynx, un ours et des pumas rôdant alentour.

Lui-même passionné de pêche à la truite, Keith McCafferty – dont les sept romans ont reçu de nombreux prix littéraires – a le sens des titres qui font mouche. Voici donc “Le Baiser des Crazy Mountains”, une histoire dont je vous mets au défi de découvrir le fin mot avant la dernière partie. Un récit romanesque, voire épique qui, comme il se doit, commence par une macabre découverte.

Un bonnet de Père Noël

Max Gallagher, un auteur de romans policiers en perte de vitesse, a loué un bungalow au cœur des Crazy Mountains. Il y cherche l’inspiration tout en sirotant du bourbon. Au moment d’allumer un feu pour se réchauffer, il se rend compte que quelque chose obstrue la cheminée. En cherchant à la libérer, il fait tomber un chiffon rouge dans le foyer: un bonnet de Père Noël. Intrigué, notre homme monte sur le toit, tente de dégager les brindilles accumulées par des corbeaux et découvre….deux cavités oculaires vides.

Appelés en renfort, la shérif Martha Ettinger et son équipe dégagent de l’étroit conduit le cadavre d’une jeune fille. Elle s’appelle Cinderella Huntington, elle a disparu depuis plusieurs mois et elle est enceinte. Elle est par ailleurs la fille d’une championne de rodéo aussi volcanique que séduisante qui engage Sean Stranahan pour enquêter parallèlement aux officiels, à ses risques et périls. Et des risques, cet artiste peintre et pêcheur à la mouche passionné n’hésite jamais à en prendre.

Un puzzle géant

La suite va se déployer comme une mise en scène sophistiquée. En habile chef d’orchestre, Keith McCafferty fait intervenir une foule de personnages haut en couleurs et toujours précisément décrits qui peu à peu recomposent un puzzle géant suggérant ce que pourrait être la vérité. Avec en prime quelques belles descriptions de paysages, à l’image de cette vision d’un étang niché en contrebas du bungalow dont  les berges sont frangées de glace et où “la surface de l’eau reflète en taches lilas et fuschia la voûte céleste de cette belle soirée printanière du Montana”.

“Le Baiser des Crazy Mountains”. De Keith McCafferty. Traduit de l’américain par Marc Boulet. Gallmeister, 486 p. En librairie le 6 mai.

 

Tragique disparition dans une Yougoslavie à l’agonie

“Le premier polar croate traduit en français”, annonce fièrement son éditeur, l’excellente maison Agullo. “L’Eau rouge” de Jurica Pavičić (né à Split en 1965) représente toutefois plus que cela. C’est une façon intelligente, subtile et non partisane de relire l’histoire de l’ex-Yougoslavie, avec ses guerres, ses mutations, ses douloureuses tables rases et l’arrivée abrupte d’un capitalisme sauvage notamment lié au tourisme. Les valeurs ont changé en même temps que l’on déboulonnait les statues. Les héros d’hier sont devenus les parias d’aujourd’hui, les superflics mis sur la touche se sont reconvertis dans l’immobilier. C’est dans ce contexte mouvant que prend place la quête qui traverse tout le récit de “L’Eau rouge”, celle de Silva Vela, une jeune fille de 17 ans qui a disparu du bourg de Misto le 23 septembre 1989.

Plus rien ne sera comme avant 

La Yougoslavie se fissure, elle s’apprête à basculer dans le chaos, mais nos héros ne le savent pas encore. “C’était une journée chaude et splendide de septembre, comme si le ciel se moquait d’eux par avance”, écrit Jurica Pavičić. Après un dîner en famille, Silva quitte ses parents et son frère jumeau Mate pour se rendre à la fête des pêcheurs. C’est la dernière fois qu’ils la verront. La jeune fille ne rentre ni le lendemain, ni les jours qui suivent. Les policiers interrogent son petit ami – absent de Misto ce soir-là – ainsi que le fils du boulanger, Adrijan, avec qui elle a passé la soirée. Peu à peu le portrait de la jeune fille un brin rebelle mais sans histoire se fissure. On découvre qu’elle dealait de l’héroïne et rêvait de s’enfuir à l’étranger. Le père et son fils placardent des photos de la disparue dans toute la région. On craint le pire. C’est alors qu’une jeune femme déclare l’avoir vue le lendemain de sa disparition à la gare routière de Split où elle s’apprêtait à acheter un billet au guichet international.

Un piste? Mais qui s’avère impossible à suivre. A l’image du pays, la famille de Silva se déchire. La police abandonne les recherches. Cassé par les soupçons, le jeune amoureux d’un soir meurt à la guerre dans l’explosion d’une mine. Mais Mate, le frère de Silva, ne renonce pas. Dès qu’un témoin croit avoir vu la jeune femme quelque part, il saute dans sa voiture ou dans un avion. De fausse alerte en fausse alerte, sa quête va durer plus de vingt ans. Le temps pour le lecteur de scruter l’évolution d’une bourgade, d’un paysage, et de se replonger dans l’histoire d’un pays qui n’est plus.

“L’Eau rouge”. De Jurica Pavičić. Traduit du croate par Olivier Lannuzel. Agullo, 362 p.

A trop jouer avec la mort, l’art se brûle les ailes

Vous rêvez de pénétrer dans les coulisses d’un grand musée? Vous cherchez à vous initier aux rouages passionnants, mais parfois pervers, de l’art contemporain? Le tout avec des spécialistes? “Le Musée des femmes assassinées” est fait pour vous. Sans tomber dans le roman à clé, Maria Hummel parle en initiée, elle qui fut secrétaire d’édition au MOCA (Museum of Contemporary Art) de Los Angeles avant de devenir professeur à l’université de Stanford, puis du Vermont. Et l’on devine sans peine que la narratrice de ce captivant polar, la blonde Maggie Richter, lui ressemble quelque peu.

Native précisément du Vermont, la Maggie du roman s’est initiée toute jeune au journalisme d’investigation avec un ponte du genre. Après un détour par la Thaïlande où elle rencontre Greg Ferguson, elle s’installe à Los Angeles avec son compagnon. Elle travaille au Rocque Museum comme rédactrice-correctrice. Il devient galeriste. Le couple toutefois se sépare quand Greg tombe amoureux d’une artiste célèbre, la belle et intrigante Kim Lord dont le processus créatif ressemble à une synthèse de plusieurs démarches artistiques qui nous sont désormais familières. Kim Lord, en effet, se photographie déguisée et maquillée en quelqu’un d’autre. Ces clichés lui servent ensuite de point de départ à la réalisation de peintures, avant d’être détruits.

Autoportrait de l’artiste en victime d’assassinat

Voilà pour le background de l’histoire proprement dite, qui commence à quelques heures du gala d’ouverture de “Natures mortes”, la nouvelle exposition de Kim Lord. Il s’agit d’une série de onze autoportraits dans lesquels l’artiste incarne autant de femmes qui furent sauvagement assassinées. Dénonciateur, provocateur, à l’évidence un brin malsain, ce thème a de quoi séduire collectionneurs et amateurs d’art fortunés, une foule élégante et snob qui se presse ce soir-là pour déguster petits fours, champagne et discours. Seul bémol, et de taille: Kim Lord  a disparu. Elle a déjà manqué les interviews agendés avant la réception et ne se montrera pas de la soirée. Tout le monde, même son compagnon, ignore où elle se trouve. Et l’on commence à craindre le pire.

Ignorant les mises en garde de ses proches et de la police, Maggie retrouve ses vieux réflexes d’enquêtrice. Elle fouine dans les dossiers et les biographies, remonte des pistes, fait tomber des masques. Au péril de sa vie. Ce qu’elle découvre du monde de l’art et des relations humaines qui s’y tissent est plutôt terrifiant. Que cela ne vous empêche pour autant d’aimer les musées.

“Le Musée des femmes assassinées”. De Maria Hummel. Traduit de l’anglais par Thierry Arson. Actes Sud, 402 p.

De Lesbos à Marseille, aller simple, et retour

Vous rêvez du Sud? La mer, ses couleurs, ses parfums vous hantent? Voici de quoi pallier ce manque. Xavier-Marie Bonnot donne à la Méditerranée le premier rôle dans son nouveau polar, “Les vagues reviennent toujours au rivage”. Les flots y font office aussi bien de fil rouge que de décor et même d’habitat. Désormais retraité de la police, le héros de l’histoire, Michel De Palma dit Le Baron, a en effet choisi de vivre sur un bateau amarré dans le port de l’Estaque. Il compte désormais se consacrer à la voile… et à l’étude du violon. A noter aussi que, à l’instar d’autres fameux enquêteurs de romans policiers dont Wallander, De Palma est un grand amateur d’opéra.

La morte aidait les migrants

Comme vous l’avez sans doute deviné, De Palma va rapidement reprendre du service. La Méditerranée de Xavier-Marie Bonnot n’est en effet pas qu’idyllique. C’est aussi celle des migrants en périls et de leurs embarcations de fortune menacées par de meurtriers naufrages. Une tragédie qui s’invite d’emblée dans le roman avec la mort par empoisonnement, dans son appartement marseillais, de la Grecque Thalia Georguis, 41 ans, médecin psychiatre spécialisée dans l’accueil des migrants et des réfugiés. Ce travail l’avait notamment amenée à collaborer avec SOS Mare Nostrum dans le camp de Moria, sur l’île de Lesbos. Un engagement qui pourrait bien être lié à son assassinat.

En souvenir d’un amour

Quinze ans plus tôt, Thalia avait brièvement traversé la vie de Michel De Palma. Pour rendre un dernier hommage à cet amour bref mais intense, l’ancien policier va discrètement mener l’enquête, en s’appuyant notamment sur des photos et un manuscrit trouvés dans l’appartement. Ses recherches, et une deuxième victime, vont l’amener à s’intéresser à l’idéologie nauséabonde des groupes d’extrême droite hostiles aux migrants. Des soupçons, mais pas de preuve. Refaisant à l’envers la route de l’exil, Le Baron se rend alors à Palerme, puis à Lesbos. Où, entre vignes, oliveraies et plantations de chênes-lièges, la vérité, soudain, lui saute au visage!

“Les vagues reviennent toujours au rivage”. De Xavier-Marie Bonnot. Belfond, 300 p.

 

Nuit de “crystal” à Hambourg

Voilà un livre qui détonne dans le petit monde parfois quelque peu paresseux du polar contemporain. Si l’histoire de “Nuit bleue” – du nom d’un bar – demeure assez classique, son style, sa forme et plus généralement son esprit surprennent agréablement. L’Allemande Simone Buchholz écrit bien. Elle ignore les formules toutes faites et les descriptions à l’emporte-pièce, les phrases qui semblent directement sorties d’un guide touristique. Du coup, c’est avec un plaisir tout neuf que l’on découvre en sa compagnie Hambourg – où elle vit depuis une vingtaine d’années – Leipzig et Dresde, avec même une petite escapade à la frontière tchèque.

“Nuit bleue” commence par une bagarre rythmée comme un rap. L’enquête démarre ensuite sur les chapeaux de roue. Pas de mise en contexte, pas de longue présentation des personnages. Glissés entre les chapitres comme des petits billets oubliés, de brefs monologues permettent à chaque protagoniste d’évoquer, à la première personne, différents moments clés de son existence. Au premier abord dérouté par le procédé, le lecteur très vite trouve ses marques et complète, ravi, le puzzle qui lui est malicieusement proposé.

Une procureure mise au placard

Enquêtrice et personnage principal de cette série – qui compte une dizaine de titres en allemand, Chastity Riley nous devient d’emblée fort sympathique. Cette procureure un brin déjantée s’est retrouvée placardisée à la suite de quelques problèmes que l’auteur n’évoquera pas ici. Fille d’une Allemande et d’un soldat américain, grand fumeuse et grosse buveuse de bière, elle vit dans le quartier chaud de Sankt Pauli, entourée d’amis et de collègues un peu cabossés par la vie comme elle.

A défaut de pouvoir exercer son métier, Chastity Riley s’occupe de la protection des victimes. C’est ainsi qu’elle se retrouve au chevet d’un homme hospitalisé dans un état critique après un passage à tabac. Elle est accueillie par un médecin juvénile qui porte sa blouse “comme un trench-coat” et lui confie la phrase que le blessé a dite à une infirmière avant de retomber dans les vapes: “Ça prend la place de tout ce que tu aimes”.

Une drogue terrifiante

Qui est donc l’homme aux multiples fractures et que voulait-il dire pas là? Mystère. A son réveil, Chastity Riley comprend à son accent que ce grand baraqué dans la cinquantaine, qui s’il n’était pas aussi amoché “ressemblerait presque à Georges Clooney, en plus grand”, doit être Autrichien. Lui-même lui révèle s’appeler Joe. Le reste, la jeune femme devra le lui arracher progressivement, au fil de rencontres agrémentées de nombreuses bières et cigarettes.

A contre-cœur, Joe finira par lui révéler que son agression est liée au trafic de drogue, celui de la “crystal meth”, mais surtout d’une autre et encore plus terrible substance, la drogue-crocodile. Pour en apprendre davantage, il lui conseille de prendre contact avec Hannes Wieczorkowski à la PJ de Leipzig. L’occasion d’un petit voyage vers l’ex-Allemagne de l’Est, et d’une sacrée découverte. Dommage, Chastity Riley commençait à bien l’aimer, “ce butor des Alpes”!

“Nuit Bleue”. De Simone Buchholz. Traduit de l’allemand par Claudine Layre. Collection Fusion, Editions L’Atalante, 336 p. Parution reportée, en librairie depuis le 4 mars. 

La jeune morte du lac

Auteur de polars prolifique et inventif, Peter May a imaginé un fil rouge passablement astucieux pour structurer l’une de ses séries: un pari. Lors d’une soirée bien arrosée, Enzo Macleod, un ancien légiste de la police écossaise établi en France, relève le défi de résoudre les sept affaires criminelles non élucidées recensées par le journaliste Roger Raffin dans son ouvrage “Assassins sans visages”. On notera que l’une des victimes, la dernière, n’est autre que la propre femme de Raffin, Marie, journaliste elle aussi, qui a été tuée alors qu’elle enquêtait sur une affaire demeurée mystérieuse.

Mais nous ne sommes pas encore là. Dans “Un alibi en béton”, qui vient d’être traduit en français, Enzo Macleod, bientôt 56 ans, des goûts esthétiques plutôt conservateurs, un brin machiste et toujours ultra-sensible aux charmes féminins, se penche sur la mort de Lucie Martin, la sixième et avant-dernière affaire recensée par Raffin. Et “la première qui nous offre si peu d’éléments pour démarrer”, relève-t-il un brin découragé. Fille unique d’un juge à la cour d’appel, la jeune femme avait tout juste vingt ans, en 1989, lorsqu’elle a disparu inexplicablement. Son corps fut retrouvé quatorze ans plus tard, non loin de la petite ville de Duras, dans le lac de la propriété familiale en partie asséché par la canicule. Elle semble avoir été étranglée.

Un coupable tout trouvé

Au moment de sa disparition, Julie travaillait à Bordeaux pour une association caritative baptisée La Rentrée. C’est là qu’elle aurait rencontré Régis Blanc, proxénète réputé violent arrêté peu après la date fatidique pour le meurtre de trois prostituées. Or, en fouillant la chambre de leur fille, les parents ont découvert une lettre d’amour signée R. De là à accuser l’homme du meurtre de Lucie, il n’y a qu’un pas qu’ils n’hésitent pas à franchir même si Blanc possède pour ce jour-là “un alibi en béton”.

Par où commencer. s’interroge Macleod? Une petite visite à la famille de la victime dans un premier temps s’impose. Notre fringant enquêteur se rend donc au château Gandolfo qui se dresse “au sommet d’une colline dans les environs vallonnés de la petite ville de Duras, en lisière du la région viticole du Bordelais”. La suite de l’histoire nous emmène à Cahors, Bordeaux, Biarritz et bien sûr à Paris où vit l’une des filles adultes d’Enzo Macleod et la mère de son tout jeune fils – eh oui, la vie amoureuse de Macleod est assez mouvementée.

Pas sans clichés

Ce nomadisme géographique se révèle plutôt plaisant, d’autant que Peter May connaît bien les villes dont il parle – il vit lui-même dans le Lot depuis de nombreuses années. On s’agace en revanche de sa façon un peu artificielle d’arrêter le récit pour décrire avec précision le physique et l’habillement de ses personnages, notamment des femmes dont il ne se prive pas d’apprécier les jambes, la poitrine, le balancement des hanches ou la finesse des chevilles. Et quand les années ne les ont pas épargnées, charitable, il ne manque pas de relever qu’elles ont pu être jolies et séduisantes, autrefois.

Heureusement pour “Un alibi en béton”, son suspense est bien construit, ses rebondissements innombrables et la vérité finale déconcertante. S’octroyant même le luxe de proposer de nouveaux éclairages sur les précédentes enquêtes de Macleod, Peter May nous emmène de fausses pistes en découvertes avec la malice et la roublardise d’un écrivain pour qui les ficelles du polar classique n’ont plus aucun secret. Addictif et délassant! A condition de pardonner à l’auteur ses quelques facilités et faiblesses.

“Un alibi en béton”. De Peter May. Traduit de l’anglais par Ariane Bataille. Editions du Rouergue, 362 p.

Quand le diable hante les couloirs du pouvoir

Avec “Trahison”, Lilja Sigurdardóttir poursuit son riche portrait d’une société islandaise en pleines turbulences. Après les dérives de la finance, voici donc les magouilles des politiciens. Un monde très accommodant où un terroriste peut se glisser parmi les investisseurs potentiels d’une importante infrastructure routière. Une micro-société où le machisme n’a de loin pas dit son dernier mot.

Cette réalité, certains cherchent à l’oublier pour faire carrière. Ursúla Aradóttir n’appartient à cette caste-là. Revenue vivre en Islande avec son mari et ses enfants après avoir travaillé dans l’humanitaire au Liberia – dans la lutte contre l’épidémie d’Ebola – et en Syrie, elle s’y sent malheureuse, “comme déconnectée”, peinant à sortir de sa torpeur. Or voilà qu’on lui propose de prendre la tête du ministère de l’Intérieur pour un an, en remplacement de l’actuel ministre en arrêt maladie. Cela tombe à pic. Fidèle à ses principes, le jour où elle prend ses fonctions, elle promet à une mère de l’aider dans son combat pour faire condamner le policier qui a violé sa fille de quinze ans.

Les mises en garde d’un SDF

Et c’est alors que les ennuis commencent. Outre des injures et des menaces, Ursúla reçoit d’étranges messages qui l’accusent de pactiser avec le Diable. Ils émanent d’un sans-abri du nom de Pétur Pétursson. Or Ursúla le connaît très bien. Il a été l’ami et le compagnon de beuverie de son propre père. Avant de devenir son meurtrier. C’est du moins la version qu’on lui donna à l’époque. Une version qu’elle va mettre en doute. Au péril de sa vie.

Autour de cette ministre forte et exigeante, mais totalement débordée par la haine et les jalousies qu’elle suscite, Lilja Sigurdardóttir fait graviter toute une constellation de personnages secondaires qui lui permettent d’étoffer l’histoire, tout en multipliant les pistes et les possibles coupables. Outre des méchants particulièrement veules et de jeunes femmes attachantes et paumées, on découvre qu’il existe en Islande un Comité des prénoms chargé de valider tout nouveau prénom en s’assurant qu’il respecte les règles d’orthographe et de grammaire islandaises. Et l’on s’attache particulièrement au personnage de Gunnar, le chauffeur – et un peu garde du corps – d’Ursúla qui, au fil des jours, deviendra le complice fidèle de ses déconvenues et de ses combats.

“Trahison”. De Lilja Sigurdardóttir. Traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün. Editions Métailié, 350 p.

Sombres trafics à Larvik

Ancien officier de police, le Norvégien Jørn Lier Horst “écrit” en connaissance de cause et c’est fort appréciable. Tous les auteurs de polars ne peuvent en dire autant. Résultat, on le croit sur parole quand il souligne l’importance de l’interprétation sur une scène de crime, évoque la meilleure façon de construire un interrogatoire ou évoque la transformation des rapports entre le public et la police ces trente dernières années. Mais Jørn Lier Horst n’est pas qu’un homme du terrain. C’est d’abord, et surtout, un très bon écrivain comme le confirme son nouveau polar, “Le disparu de Larvik”.

Les plaisirs de l’été scandinave

Contrairement à “L’usurpateur”, son précédent roman récemment sorti en poche et qui se passe à quelques jours de Noël par un froid glacial, “Le disparu de Larvik” nous fait partager les plaisirs de l’été scandinave. On y dîne au jardin ou en terrasse, on se plaint de la chaleur, mais pas trop, avant de se rabattre sur un verre de Farris – l’eau minérale locale – agrémentée de glaçons. Et bien sûr, on retrouve avec bonheur le sagace et patient inspecteur Willliam Wisting, ainsi que sa fille Line sur le point d’accoucher.

Quand il n’aide pas la jeune femme à retaper la maison qu’elle vient d’acheter dans la petite ville côtière de Larvik, le policier gamberge sur une affaire non résolue qui le hante: la disparition, il y a six mois, de Jens Hummel, un chauffeur de taxi qui semble s’être volatilisé avec sa voiture. Alors que plus personne n’y croit, une piste soudain se dessine. L’automobile est retrouvée dans une grange, puis le corps du conducteur sous un tas de fumier. Divers indices conduisent à Frank Mandt, un personnage plus que douteux qui a développé durant des années divers trafics à grande échelle – d’abord l’alcool de contrebande, puis la drogue – sans jamais être inquiété.

Les secrets du coffre-fort

Quelques jours après la disparition de Jens Hummel, Mandt s’est tué en tombant dans son escalier. Sa petite-fille, et unique héritière, habite désormais la maison avec son enfant d’un an. Rapidement, elle se lie d’amitié avec sa voisine… qui n’est autre que la fille de l’inspecteur Wisting. Les deux jeunes femmes vont découvrir dans le coffre-fort du vieil homme de quoi relancer l’enquête et remettre en question les conclusions d’une autre affaire criminelle baptisée “Le meurtre du Nouvel An”.

Avec Jørn Lier Horst, le lecteur n’est jamais au bout de ses surprises. Et cela, miraculeusement, de manière très naturelle, presque organique. Entre deux révélations, l’écrivain prend en outre le temps de nous faire visiter la ville et la région. Clair, sobre, mais ne dédaignant pas une touche de poésie ici ou là, il se révèle un excellent guide qui parvient, en quelques phrases éclairée par une image juste, à faire surgir tout un paysage ou l’atmosphère particulière d’un bâtiment abandonné à la poussière et au vent.

 

“Le disparu de Larvik”. De Jørn Lier Horst. Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier. Gallimard Série noire, 470 p.

A lire également: “L’usurpateur”. De Jørn Lier Horst. Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier. Folio policier, 446 p.

 

Le code, les bitcoins et la musique classique

Voilà un polar bien informé, riche en suspense et généreux. Mais avec les défauts de ses qualités. Dans « Le code et la diva », Christian Grenier en fait un peu trop, comme s’il voulait à tout prix partager avec le lecteur sa passion pour l’art, et la musique classique en particulier. Résultat : son ton devient par moment un brin didactique, voire sentencieux. Mais on le lui pardonne volontiers. L’histoire est bonne, les personnages complexes et l’intrigue bien menée. Et l’on y apprend beaucoup de choses, ce qui n’est pas à dédaigner.

Un compte en bitcoins

Après un petit prélude rapide et efficace, le roman démarre …. le 20 octobre 2020.  Ce jour-là, Rémi Gémeaux, la quarantaine distinguée, atterrit à Orly en provenance de la Réunion. Une grève des contrôleurs aériens l’a empêché d’assister à l’enterrement de son père Gérard, mort dans un accident de voiture. Ce dernier se rendait à un rendez-vous fixé par Robert, son fils aîné, avec qui il entretenait des rapports difficiles.

Influencé par de mauvaises fréquentations, ce fils – qui se fait appeler Bob – a viré vaguement voyou. Endetté jusqu’au cou, il fait pression sur son frère Rémi pour toucher rapidement sa part d’héritage. Il lorgne en particulier sur un compte en bitcoins censé contenir entre deux et trois cents millions d’euros. Gérard Gémeaux n’en a toutefois pas transmis le mot de passe à ses proches. Un code d’accès qui peut contenir jusqu’à 80 caractères. L’a-t-il consigné quelque part ou s’est-il contenté de le mémoriser ?

Un rébus musical

Connaissant le goût de son père pour les rébus, Rémi imagine que la solution se trouve dans les morceaux de musique que Gérard a choisis lui-même pour son enterrement. Malheureusement, la clé USB contenant cette bande-son a disparu. Pour la reconstituer, Rémi va devoir enquêter. Il commence par interroger ceux qui, contrairement à lui, ont assisté à la cérémonie. Il retrouve aussi la mystérieuse mezzo-soprano qui, superbe et émouvante, a magistralement interprété le lied Im Abendrot de Richard Strauss. Lara Haberer, 34 ans, avait été brièvement la maîtresse de son père. Rémi en tombe à son tour éperdument amoureux.

L’histoire ne fait cependant que commencer. Après un démarrage andante, l’écrivain français nous réserve deux parties riches en rebondissements, en cadavres et en surprises. Et si, une fois dégusté le finale, il vous prend l’envie d’écouter les œuvres qui constituent la substantifique moelle de ce gros polar musical, il vous suffit de consulter le signet glissé entre ses pages. De Allegri à Verdi en passant par Bach, Mozart ou Prokofiev, il vous livre tous les indices nécessaires pour, à votre tour, « casser le code » et vous concocter un menu des plus alléchants.

« Le code et la diva ». De Christian Grenier. Editions du Rouergue, 478 p.