Le mystère indien de la chambre close

A quoi ressemblait une cure de désintoxication dans l’Inde des années 1920 ? L’écrivain britannique Abir Mukherjee nous en donne un saisissant aperçu dans son nouveau polar, « Le soleil rouge de l’Assam ». Entre potions abominables et vomissements à répétition, le traitement semble des plus rudes. Pas de quoi décourager le vaillant capitaine Sam Wyndham dont le lecteur a suivi, au fil des précédents livres de l’auteur, la chute lente, mais inexorable, dans la dépendance à l’opium.

Traumatisé par la première Guerre Mondiale et par la mort de sa femme, cet ancien de Scotland Yard en poste à Calcutta croyait avoir trouvé dans la drogue de quoi soulager son âme et retrouver le sommeil. Il lui devient toutefois de plus en plus difficile de cacher son addiction. Sur les conseils de son médecin, il se rend dans les collines de Cachar, au fin fond de la  province de l’Assam, dans un ashram dirigé «par un saint homme du nom de Devrah Swami ».

Un terrifiant fantôme

Mais à peine arrivé à destination, après un long voyage torturé par le manque, voilà Wyndham brusquement rattrapé par son passé. « C’est arrivé sur le quai. Comme un coup de tonnerre. Une décharge électrique de terreur. Le temps d’un battement de cœur j’ai croisé un fantôme, un mort, un homme que j’ai vu pour la dernière fois il y a presque vingt ans », suffoque-t-il. Or ce visage, cette silhouette sont ceux de Jeremiah Caine qui, autrefois à Londres, avait essayé de le tuer. Réalité ? Hallucination ? Pour le découvrir le lecteur va devoir patienter, car Abir Mukherjee sait à merveille ménager surprises et suspense. L’occasion, entre autres, de nous proposer sa propre version, passablement sophistiquée, du classique mystère de la chambre close.

Et comme toujours, c’est avec une prose élégante et un humour subtil qu’Abir Mukherjee, parfaitement documenté, ressuscite cette période de l’histoire qui le fascine. Lui-même issu d’une famille d’émigrés, il n’a pas son pareil pour évoquer le regard dubitatif de l’adjoint indien de Wyndham « examinant les entrailles gélatineuses d’une crème caramel insipide ». Pour l’auteur, ce roman est aussi, surtout peut-être, une façon « d’écrire sur l’espoir » en dénonçant le racisme, l’intolérance et la peur de l’autre qui gangrènent et empoisonnent nos sociétés.

 

« Le soleil rouge de l’Assam ». D’Abir Mukherjee. Traduit de l’anglais par Fanchita Gonzalez Batlle. Liana Levi, 414 p.

Le noir visiteur du soir d’Halloween

On croyait avoir tout vu ! Grave erreur ! Après une quinzaine de polars, tous passablement addictifs, l’écrivaine canadienne Louise Penny parvient encore à nous surprendre. Dans son dernier roman « Maisons de verre », et pendant plus de 350 pages, elle réussit ainsi, sans ébrécher le moins du monde notre intérêt, à nous cacher le nom de l’accusée d’un procès aux enjeux des plus complexes. Ce procès s’articule autour de la figure forte et rassurante d’Armand Gamache, l’enquêteur fétiche de Louise Penny, interrogé cette fois-ci comme témoin. Il vient par ailleurs d’être nommé directeur général de la Sûreté du Québec, un poste loin d’être une sinécure.

Le récit commence un soir d’Halloween, à Three Pines, le petit village québécois fictif dans lequel Louise Penny enracine tous ses polars. Alors qu’Armand Gamache, ses proches et leurs amis sont réunis pour l’occasion, une mystérieuse créature masquée vêtue d’une robe noire à capuchon fait irruption dans le bistro où se tiennent les festivités. Impossible d’entrer en contact avec elle. Gamache est traversé par un sinistre pressentiment. Et si c’était la mort qui, brutalement, s’invitait dans la chaleur de la fête ? Le malaise se confirme le lendemain quand les villageois constatent que le visiteur est toujours là, immobile, planté dans le parc d’où, imperturbable, il fixe quelque chose ou quelqu’un d’invisible. On tente de l’interroger, de lui demande de partir. En vain. Et quand, deux jours plus tard, la silhouette noire enfin disparaît, elle laisse derrière elle le cadavre d’une jeune femme, une architecte de passage au village, retrouvée morte dans le sous-sol de l’église, revêtue des habits noirs de l’intrigant fantôme.

Une affaire en cache une autre

L’enquête et le suspense ne font que commencer.  D’autant que, dans ce roman, une affaire en cache une autre, en lien avec le trafic de drogues et la crise des opioïdes. Rendus méfiants par la corruption qui gangrène jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir, Gamache et quelques collaborateurs fidèles tentent de piéger les cartels qui, avec une terrifiante insolence et une quasi-impunité, inondent le Québec et les Etats-Unis de substances mortelles. La confrontation entre policiers et criminels sera sanglante. Mais soyez rassuré ! Gamache s’en sort sans mal. Et comme toujours Louise Penny contrebalance les moments de tensions extrêmes par des pauses chaleureuses où le lecteur se régale de la cuisine savoureuse du bistrot du village tout en appréciant les propos délirants, provocateurs, et souvent pertinents, de Ruth, la vieille poète un peu folle et passablement alcoolique qui ne se déplace jamais sans sa cane Rose. Un volatile des plus pittoresques qui, ayant hérité le grossier parler de sa patronne, ne cesse de répéter à sa suite, « fuck, fuck, fuck ». Mais qui donc pourrait lui en vouloir ?

 

« Maisons de verre ». De Louise Penny. Traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné. Actes Sud, coll. Actes noirs, 446 p.

Madame Turbotyńska enquête dans les bas-fonds de Cracovie

 

Quand les hommes épousent sans réserve la révolte et les revendications des femmes, ils peuvent se révéler étrangement audacieux, imaginatifs et généreux. Prenez Jacek Dehnel et Piotr Tarczynski, un duo d’écrivains polonais mariés à la ville et qui vivent aujourd’hui à Berlin. Sous le nom de plume de Maryla Szymiczkowa, ils ont façonné, par petites touches amusées et précises, un personnage haut en couleurs, séduisant, parfois déroutant, Zofia Turbotyńska. Dans la Cracovie des années 1890, cette bourgeoise bien sous tous rapports n’hésite pas à braver les interdits liés à son rang pour enquêter sur des crimes qui la touchent de près ou de loin et découvrir ainsi le vrai visage du monde qui l’entoure. Elle frappe sans hésiter aux portes des témoins, intervient auprès d’un commissaire ou d’un juge d’instruction, et cela sans que son époux Ignacy, un professeur d’université passablement conventionnel, n’en ait le moindre soupçon. Du grand art !

Une femme de chambre assassinée

Les lecteurs francophones ont découvert une Zofia Turbotyńska faisant ses premières armes d’enquêtrice dans « Madame Mohr a disparu », paru l’an dernier. Dans « Le Rideau déchiré », qui lui succède, elle gagne en assurance, voire en impertinence. Personnellement concernée par la disparition, le viol et l’assassinat de sa femme de chambre Karolina, elle ne tient plus en place. Il lui faut absolument retourner sur le terrain, collaborer avec la police, interroger un journaliste, bref démasquer une vérité que d’aucuns semblent particulièrement enclins à travestir. Plus encore que dans le livre précédent, le choc de sa confrontation avec le monde réel s’avère éprouvant. Sa soif de vérité n’en devient que plus forte. Naviguant avec une aisance insoupçonnée dans les bas-fonds sordides de Cracovie, faisant taire ses réticences pour interroger prostituées et souteneurs, elle se révèle dans la foulée pratiquement incollable en matière de traite humaine, utilisant spontanément le terme d’ «Alphonse» pour désigner un protecteur à la stupéfaction de ses interlocuteurs.

La recette de la confiture de quetsches

En 1895, Cracovie ressemblait-elle vraiment au portrait qu’en fait « Le Rideau déchiré » ? Impossible d’en douter quand on connaît la formation d’historien de Piotr Tarczynski. Les deux auteurs – ou Maryla Szymiczkowa, si vous préférez – nous ravissent aussi par leur goût du détail piquant, notamment en matière de mode vestimentaire. Ils multiplient les anecdotes pittoresques et relatent avec jubilation les théories scientifiques fumeuses exposées avec componction par de très sérieux professeurs. Enfin, détail savoureux, ils s’attardent, avec moult détails, sur la confection des célèbres confitures de quetsches de Zofia Turbotyńska. Son secret, hérité de sa mère ? Y mettre des noix vertes entières qui lui donnent son goût relevé. « On les enlevait bien entendu avant de passer les fruits au presse-purée, précisent les auteurs, mais on laissait des noix décortiquées qui donnaient une plaisante consistance croquante ». Et attention de ne pas oublier les silex que l’on ébouillante et que l’on dépose dans le chaudron. Demeurant constamment en mouvement, ils empêchent « que la confiture ne brûle par en dessous ».

 

« Le rideau déchiré ». De Maryla Szymiczkowa. Traduit du polonais par Cécile Bocianowski. Agullo, 388 p.

Un printemps détonant à Glasgow

L’inspecteur Harrry McCoy a deux particularités plutôt rédhibitoires chez un flic. Il ne supporte plus la vue du sang et développe une peur panique à la perspective d’une scène de crime. Résultat d’une enfance passée en foyers, il compte par ailleurs l’un de ses meilleurs potes parmi les plus grandes crapules de Glasgow. Ces handicaps ne l’empêchent pas de faire un excellent boulot, d’autant qu’il a fort à faire en ce printemps 1974 où la capitale menace de ressembler à Belfast.

Une première bombe explose tuant l’homme qui la manipulait. Elle est suivie par une deuxième et une troisième explosion. On déplore désormais des victimes parmi la population. Et il pourrait y en avoir d’autres. si l’on en croit une étrange revendication, signée par « les Fils des 51 », qui prétend libérer « l’Ecosse de l’oppression de l’alcool et de l’influence de l’occupant étranger ».

Une intrigue pleine d’ambiguïtés 

Après janvier, février et mars, c’est donc aujourd’hui le mois d’avril qui sert de cadre et de décor au nouveau polar de l’Ecossais Alan Parks. On notera à cette occasion que l’écrivain vient de recevoir le Prix Mystère de la critique 2023 pour son précédent livre, « Bobby Mars forever », qui sort simultanément en poche. Comme toujours chez Alan Parks, « Les Morts d’avril » est un roman touffu, riche d’une polyphonie narrative parfaitement maîtrisée, porté par une intrigue pleine d’ambiguïtés indépassables et d’amitiés indéfectibles.

Quand commence « Les Morts d’avril », Harry McCoy se rend à Aberdeen pour accueillir son ami d’enfance Stevie Cooper, « un gros bonnet de la pègre protégé par ses troupes et son argent » qui sort de la sinistre prison de Peterhead, réservée aux détenus difficiles. Hasard des circonstances, le policier est accompagné par Andrew Stewart, un capitaine de vaisseau en retraite de la marine américaine qu’il vient de rencontrer et qui a fait appel à son aide pour retrouver Donald, son fils disparu de la base navale de Holy Loch. Or l’enquête montre bientôt que le jeune homme devait se trouver dans l’appartement où a explosé la première bombe. Et qu’il a été sérieusement blessé.

Stress et maux d’estomac

Les recherches ne font toutefois que commencer. Elles seront pleines de rebondissements et d’horreurs révélées, ne laissant aucun répit à McCoy. Or à trente-deux ans, le héros d’Alan Parks semble déjà bien usé. Il souffre de terribles maux d’estomac qui ne lui laissent aucun répit. Bien qu’un ulcère peptique lui ait été diagnostiqué, il n’envisage toutefois aucunement d’arrêter l’alcool et le tabac. Il est vrai qu’il en aura sérieusement besoin afin de surmonter les épreuves qui s’accumulent. Pour atténuer le stress, rien ne vaut deux ou trois pintes avalées au coin d’un bar avant de rentrer chez soi. De nombreux pubs de Glasgow étaient surnommés « le coupe-gorge », nous précise à ce propos l’auteur. Un terme à prendre au sens littéral, ajoute-t-il. Le lecteur aura tout loisir d’en juger. Haut les cœurs ! Et santé !

 

« Les Morts d’avril ». D’Alan Parks. Traduit de l’anglais par Olivier Deparis. Editions Payot & Rivages, collection Rivages/ Noir, 446 p.

 

 

 

 

A lire aussi : « Bobby Mars forever ». D’Alan Parks. Traduit de l’anglais par Olivier Deparis. Rivage/Noir poche, 320 p.

La mort s’habille en rouge

Avec ses trafics, ses magouilles et son snobisme, avec ses cotes faramineuses et ses collectionneurs un peu fêlés, le milieu de l’art, notamment contemporain, représente un terrain de chasse rêvé pour les auteurs de romans noirs. L’Américaine Maria Hummel – ancienne secrétaire d’édition au fameux MOCA (Museum of Contemporary Art) de Los Angeles, aujourd’hui professeur à l’université du Vermont – a consacré à ce petit monde interlope un polar tout à la fois riche en suspense, subtilement féministe et délicieusement ironique, « Le musée des femmes assassinées » (https://wp.me/pacAvQ-9R). Toujours engagée, lucide et critique, elle récidive avec « Leçon de rouge », plus spécifiquement consacré à l’atmosphère hautement compétitive et un brin malsaine des grandes écoles d’art.

Bien qu’il s’agisse clairement d’une suite, « Leçon de rouge » peut parfaitement se lire indépendamment. Sans tout savoir du passé de Maggie Richter, on comprend sans peine que cette enquêtrice hors pair, une ancienne journaliste devenue rédactrice-correctrice au Rocque Museum de Los Angeles, a vécu quelques péripéties douloureuses. Après s’être réfugiée dans son Vermont natal pour récupérer, elle se retrouve à nouveau sur la brèche. Sa mission, inofficielle : faire la lumière sur le suicide inexpliqué de Brenae Brasil, l’une des plus brillantes étudiantes du LACC, une école où obtenir un diplôme revient « à intégrer un des cercles artistiques les plus sélects de Los Angeles ». Comme dans le précédent polar de Maria Hummel, Maggie peut compter sur l’aide d’un mystérieux et séduisant détective privé qui, découvre-t-elle, enquête en parallèle sur la mort de son propre frère.

Une galerie se transforme en tombeau

L’une des dernières œuvres de l’étudiante décédée s’intitule « Packing ». Il s’agit d’un film qui, présenté à titre posthume dans un festival branché, a suscité d’emblée l’adhésion d’un public avisé. Il évoque, de façon détaillée, la semaine que l’artiste avait passée en portant sur elle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une arme chargée, celle-là-même avec laquelle elle a mis fin à ses jours. Comme d’autres spécialistes, Maggie l’a découverte avec émotion. Elle s’intéresse toutefois davantage à « Lesson in red », une vidéo crue, sombre, insoutenable où Brenae Brasil semble elle-même victime d’un viol, avant que l’écran ne soit progressivement envahi par une teinte rouge. Apparemment, ce travail dérangeant avait été volontairement effacé par une main malveillante peu après la mort de son auteure. Par chance, une copie en subsiste. Le point de départ d’une traque qui va mener notre enquêtrice et son complice dans les inquiétantes coulisses d’une galerie branchée menaçant de se transformer en mortelle sépulture.

« Leçon de rouge ». De Maria Hummel. Traduit de l’anglais par Thierry Arson. Actes Sud, coll. Actes noirs, 334 p.

Un procureur romain épris d’opéra

Magistrat à la cour de Rome et brillant écrivain, Giancarlo De Cataldo, né en 1956 à Tarente, nous as habitués à des romans noirs… très noirs. On pense à son fameux « Romanzo criminale » – qui fut adapté pour le grand et le petit écran – à « Suburra » ou plus récemment à « Alba Nera ». Son nouveau roman, « Je suis le châtiment », rompt avec cet héritage d’intrigues labyrinthiques, de perversions mafieuses et de violences extrêmes. Il s’articule autour de la figure séduisante et complexe du procureur adjoint Manrico Spinori della Rocca, Rick pour les intimes, un aristocrate de vieille souche ruiné par une mère ludopathe. Un homme divorcé, amateur de belles femmes, et surtout d’opéra. Il assiste d’ailleurs à une représentation de « Tosca » quand, juste après le deuxième acte et parce qu’il est de garde, il se voit « convoqué dans un tout autre théâtre ».

Une scène de crime ? Pas à première vue. Stefano Diotallevi, de son nom de scène Mario Brans, un ancien crooner surnommé Mèche d’Or, semble avoir trouvé la mort dans un simple accident de voiture. Les freins de son Iso Rivolta modèle Fidia de 1973 – une voiture rare et fort chère – ont lâché. Son chauffeur, à son service depuis des lustres, n’a rien pu faire. Mais lui, en revanche, il s’en est sorti indemne.

Bien entendu, le lecteur apprend très vite que les freins de l’automobile avaient été sabotés et que la vie de la victime – véritable idole populaire dans les années 60 et 70 – était loin d’être lisse. Une tare à laquelle s’ajoute un environnement familial haut en couleur, un véritable panier de crabes aussi avides qu’impitoyables. Entre temps, les amateurs de femmes intrépides et rebelles tomberont sous le charme indéniable de l’inspectrice Deborah Cianchetti, la nouvelle collaboratrice brute de décoffrage de Manrico Spinori.

Pour nourrir ses personnages et son intrigue, Giancarlo De Cataldo puise dans son intime connaissance du monde de la justice et de l’opéra. Avec l’humour et la finesse qui le caractérisent, il nous offre ainsi la superbe description d’une « audience à juge unique » où Manrico Spinori fonctionne comme remplaçant. Ainsi pendant deux heures, devant des avocats commis d’office exténués, des témoins furieux d’avoir tant attendu et un président enfoui dans « de vertigineuses dunes de papier, tel un fantassin assiégé par les Huns », notre procureur soutient « l’accusation de trois recels de mobylettes remontant à sept ans et d’une escroquerie de 1800 euros ».

Côté musique et côté cœur, après avoir fait la connaissance d’une très belle femme passionnée d’opéra, notre procureur ne cesse de multiplier les clins d’œil et les citations renvoyant à ses œuvres favorites. Il en vient même à lui « parler des affaires qu’il avait résolues en piochant dans les classiques du mélodrame ». Sans surprise, c’est donc le livret d’un opéra qui, ici aussi, lui donnera la clé de l’énigme. S’agit-il de « La Bohème », « Idoménée », « Don Juan », « Le Trouvère » ou « Rigoletto » ? Si vous n’avez pas deviné, rendez-vous à la page deux cent vingt pour le découvrir.

 

« Je suis le châtiment ». De Giancarlo De Cataldo. Traduit de l’italien par Anne Echenoz. Editions Métailié, 240 p.

Giancarlo De Cataldo sera l’invité du Festival du Livre de Paris (21 au 23 avril 2023) et d’Italissimo (17 au 23 avril 2023). 

Romeo et Juliette à Brême

En 2021, la publication en français de « Nuit bleue » de Simone Buchholz représentait une petite révolution (https://wp.me/pacAvQ-9y). Voilà un polar qui, non content d’offrir une intrigue bien construite et des personnages complexes, se permettait en parallèle de jouer avec la langue, de déconstruire la fiction, bref de travailler sur l’énonciation même du récit.

Bribes de poème, apartés, rythmes syncopés, logique bousculée, « Rue Mexico » s’inscrit dans la même veine. Bien que l’effet de surprise soit un peu émoussé, il s’agit à l’évidence d’un excellent roman, lauréat du Prix du polar allemand 2019, qui revisite à travers le monde des gangs la tragédie de Roméo et Juliette. Une fois encore, la procureure Chastity Riley – elle apparaît dans une dizaine de romans, dont seuls deux sont traduits en français – joue les enquêtrices de choc avec lucidité et persévérance. Cette femme cabossée par la vie et les excès est secondée par le ténébreux et charismatique Ivo Stepanovic. A ces deux-là s’ajoute une foule d’autres protagonistes parmi lesquels l’architecture et la ville. En l’occurrence Hambourg, où Simone Buchholz (née en 1972) vit depuis de nombreuses années, et Brême qui n’a rien à lui envier en matière de violence et de criminalité.

Le puissant clan Saroukhan

Tandis que des voitures brûlent aux quatre coins du globe – une explosion de colère qui revient comme un leitmotiv tout au long du roman – l’un de ces incendies tourne au drame. A Hambourg, une voiture incendiée se transforme en cercueil. Le mort s’appelle Nouri Saroukhan, il est l’un des fils d’un clan de puissants trafiquants installés à Brême. Il semblait avoir pris ses distances avec sa famille, qui l’avait d’ailleurs renié. Pour garantir son indépendance, il avait interrompu ses études de droit pour travailler dans une compagnie d’assurances. Il songeait à quitter l’Allemagne pour s’installer au Mexique.

Arrivés en hâte sur le lieu du crime, car c’en est un, Chastity et Ivo aperçoivent une rousse flamboyante qui observe la scène depuis le toit d’un parking. Ils tentent de l’intercepter, en vain. Il leur faudra bien du temps pour découvrir que cette femme mystérieuse n’est autre que le grand amour interdit de Nouri Saroukhan. Aliza Anteli a grandi à Brême. Elle appartient elle aussi à une famille de gangsters où les filles sont offertes ou vendues par leurs frères comme une simple marchandise. Pour les deux amoureux, comme chez Shakespeare, l’histoire finit mal. Mais cela, bien sûr, on le sait dès le départ. L’identité de l’assassin, en revanche, reste une surprise et d’une certaine façon confirme, comme le dit un personnage, « qu’en Allemagne, ce n’est pas la drogue et le trafic de voitures qui vous enrichissent, mais Volkswagen ».

 

« Rue Mexico ». De Simone Buchholz. Traduit de l’allemand par Claudine Layre. Editions L’Atalante, Collection Fusion, 252 p.

Un corps sans tête dans l’Italie fasciste

Le Parmesan Carlo Lucarelli n’est pas homme à respecter la chronologie. Après avoir plongé son commissaire De Luca en pleine guerre froide dans « Une affaire italienne », il a choisi, avec « Péché mortel », d’explorer un moment tout à fait particulier dans l’histoire de la Péninsule, la période d’incertitudes et de troubles qui s’étend du 25 juillet au 8 septembre 1943. Durant ces quelques mois, comme le rappelle en tête de chapitre des extraits du quotidien Il Resto del Carlino, les alliés débarquent en Sicile, le roi prend la tête des forces armées, Mussolini démissionne (avant d’être libéré). Les Allemands, quant à eux, refusent de déposer les armes, la guerre continue.

Petit frère latin du berlinois Bernie Gunther créé par le grand Philip Kerr, le commissaire De Luca vit à Bologne. Il navigue comme il peut dans ce monde en ébullition. Apolitique, profondément intègre, il ne se soucie guère de plaire au pouvoir en place. S’il doit faire le salut fasciste, il s’y résout, mais oublie le plus souvent d’épingler l’insigne à sa boutonnière. Je suis un policier, « c’est mon métier, qui reste identique même quand l’Etat change », insiste-t-il, comme si cette posture était encore possible. Son seul souci: démasquer les coupables, faire triompher la vérité. Et quand il est sur une affaire, tenaillé par le besoin de savoir, il est pris par une véritable frénésie, une sorte de transe qui lui fait oublier tout le reste, y compris, parfois, sa fiancée Lorenza.

Et une tête sans corps….

« S’il n’avait pas trébuché, il serait mort ». Dès la première phrase, Carlo Lucarelli met son lecteur dans l’ambiance. L’objet gonflé et mou comme un oreiller dans lequel le visage de De Luca vient s’enfoncer est un corps. Un corps sans tête. Le commissaire et son équipe s’apprêtaient à prendre au piège un trafiquant dont la demeure regorge de saucissons, de jambons, de lard, de mortadelles, de savon, d’huile…et accessoirement de cocaïne. Par hasard, dans la maison d’à côté, ils tombent aussi sur un cadavre. Peu après, une tête est retrouvée, près d’une écluse, « une face hagarde comme celle d’un Christ en croix ». L’énigme semble résolue. Hélas, la tête n’appartient pas au corps. De Luca se retrouve avec deux meurtres sur les bras.

L’enquête, on le devine, va le conduire jusqu’au plus hautes sphères du pouvoir. Pas de quoi l’inciter à rebrousser chemin. En revanche, quand la Gestapo lui demande la liste des juifs de Bologne, De Luca se confronte aux limites de sa loyauté. Sa sécurité par ailleurs ne semble plus garantie. Que le lecteur se rassure, notre intrépide enquêteur va s’en sortir et faire triompher la vérité. Mais à quel prix….

 

« Péché mortel ». De Carlo Lucarelli. Traduit de l’italien par Serge Quadruppani. Editions Métailié, 256 p.

Un aigle maléfique dans le ciel de Vilnius

A plus d’un titre, “L’oiseau qui buvait du lait” est un polar rare et troublant. D’abord parce qu’il se passe en Lituanie, particularité qui nous permet d’entrer plus avant dans la réalité et la vie quotidienne de ce petit pays balte. Ensuite parce que son auteur, Jaroslav Melnik, est né en 1959 en Ukraine, qu’il est à la fois écrivain et philosophe, qu’il écrit en russe… et vit à Vilnius depuis de nombreuses années. Ajoutons à la complexité de sa biographie que ses parents, condamnés à mort puis déportés pour “propagande anti-soviétique”, s’étaient rencontrés au goulag. Un statut de “fils de prisonniers politiques” qui n’empêchera pas Jaroslav Melnik d’obtenir un diplôme en philologie à l’université d’Etat de Lviv, en Ukraine, puis de poursuivre ses recherches à Moscou.

Dans sa forme et sa structure, “L’oiseau qui buvait du lait” relève du polar plutôt classique. Il s’articule autour de la figure complexe et sympathique d’Algimantas Butkus, commissaire de la police criminelle de Vilnius. A 53 ans, l’homme n’est pas en grande forme. Il tousse de façon inquiétante et, faute de soins adéquats, ses dents commencent à bouger. Il se sent seul et désemparé devant le temps qui passe. Sa femme l’a quitté, sa fille est partie en Arabie saoudite, son propre père a refait sa vie. En dépit de son malaise et de ses doutes, Butkus reste cependant un enquêteur hors pair susceptible de résoudre les enquêtes les plus compliquées. Et celle qui l’attend s’annonce particulièrement délicate.

Un meurtre barbare

Le 22 octobre 2016, une jeune femme, apparemment une jeune mère, est retrouvée morte, entièrement nue dans la forêt. Elle n’a pas été violée, mais le tueur a bu son lait avant de mutiler ses seins. Sur son front, la police découvre une colombe sans vie. Un grand aigle a par ailleurs été vu planant non loin de la scène du crime. D’autres homicides similaires suivront ce meurtre barbare, la police tourne en rond, la population commence à paniquer, on entrevoit la possibilité d’avoir affaire à une secte.

De façon une fois encore assez classique, Jarolsav Melnik donne au lecteur de l’avance sur l’enquêteur. Il lui permet, au gré d’une alternance régulière mais non systématique, de partager le vécu du tueur, ses obsessions, sa folie. Car oui – on le découvre assez vite – l’homme agit seul, avec pour unique et inquiétant complice un aigle apprivoisé. Son moteur? Sa raison d’être et de tuer? Une soif inextinguible de vengeance….et de lait maternel. L’occasion, pour l’auteur, de nous révéler tout un commerce, voire un authentique trafic, autour de cet aliment primordial.

En raison de son parcours singulier, Jaroslav Melnik conserve un regard neuf, amusé, parfois même étonné, sur son pays d’adoption. Le lecteur en profite pour apprendre une foule de chose sur la Lituanie, son histoire, son économie, sa géographie et le caractère taciturne de ses habitants. Il s’immerge dans la magie de l’isthme de Courlande, découvre que Vilnius est un immense village avec “cà et là des traces de ville” et que ses parcs ressemblent plutôt à des bois. En suivant Butkus chez son médecin, il réalise que le pays a connu une véritable épidémie de tuberculose en 2016. Enfin, à l’occasion d’un repas entre collègues, il apprend que, “en Lituanie, on arrose toujours la pizza de sauces”. Pas très gastronomique, mais pittoresque et utile pour y préparer son estomac si l’on planifie un voyage dans le pays.  

“L’oiseau qui buvait du lait”. De Jaroslav Melnik. Traduit du russe par Michèle Kahn. Actes sud (Actes noirs), 492 p.

 

 

Orham Pamuk fait parler les images

J’aime les pas de côté. Une liberté que je m’arroge volontiers jusque dans ce blog censé prioritairement s’intéresser au polar, mais plus largement placé sous le signe généreux de la ville, de l’architecture et du regard sur le monde. Cette élasticité me permet de vous parler aujourd’hui d’un livre magnifique d’Orhan Pamuk – Prix Nobel de littérature 2006 – “Souvenirs des montagnes au loin”. Hors genres et catégories, cet ouvrage élégant propose une sélection de 200 doubles pages reproduites en fac-similé et tirées des carnets dessinés que l’écrivain turc tient depuis plus de dix ans. Relevons que ce livre est publié en avant-première en France. “En France et chez Gallimard, parce que c’est Gallimard qui a inventé la publication des journaux d’écrivains vivants, avec le “Journal” de Gide, qui reste le journal le plus célèbre”, précise l’auteur dans une interview publiée sur le site de son éditeur. Précisons aussi qu’Orhan Pamuk a aujourd’hui 70 ans, l’âge de Gide à l’époque.

La peinture, un premier amour

L’attachement d’Orhan Pamuk aux arts visuels est connu. Il a souvent raconté comment, entre sept et vingt-deux ans, il pensait devenir peintre, avant d’étudier l’architecture et le journalisme, puis d’opter pour l’écriture. Cette passion fut aussi relayée, en 2012, par la création, à Istanbul, du Musée de l’innocence, conçu parallèlement à l’écriture d’un roman éponyme en forme de miroir.

“Souvenirs de la montagne au loin”, lui, relève du journal et non de la fiction. Il s’agit d’un curieux projet “bilingue” puisque tout entier consacré au “bonheur de recouvrir un dessin de texte” – texte à son tour traduit ici en français. L’écrivain y évoque sa ville d’Istanbul, ses voyages, ses séjours aux Etats-Unis ou en Inde, ses rêves nocturnes, parfois le menu de ses repas, ses baignades, ses doutes et son travail d’écrivain, ses agacements quotidiens. L’image, essentiellement des paysages, ne se contente jamais d’illustrer son propos. A l’inverse, les mots et les lettres acquièrent une vie propre, une dimension esthétique en soi.

Une irrépressible frénésie de remplissage

Ces feuillets saturés de traits et de signes emmènent le lecteur dans un espace incertain qui tient à la fois de la scène de théâtre et de l’écran de cinéma, deux rectangles accolés où l’image et le texte – un peu comme dans l’art brut – cohabitent, s’ignorent, se fondent et parfois s’entredévorent comme saisis par une irrépressible frénésie de remplissage. Dans l’interview de Gallimard, Orhan Pamuk précisait aussi que ce journal a toujours été pensé dans la perspective d’une possible publication. “Je suis un auteur conscient de moi-même, précise-t-il. Je n’ai pas voulu d’un journal qui soit des mémoires ou une confession, j’ai voulu faire de ces pages un espace artistique.” Cela ne l’empêche pas d’évoquer son “programme habituel de nage”, une terrible douleur à l’oreille, la prise d’un somnifère pour calmer ses “peurs existentielles les plus profondes” ou la beauté et la tendresse de sa compagne Asli Akyavas, devenue en avril 2022 sa deuxième épouse.

Illustration: ©2022, Orhan Pamuk, tous droits réservés

 

“Souvenirs des montagnes au loin”. Carnets dessinés d’Orhan Pamuk. Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes. Gallimard, 392 p.