Polars, Polis et Cie | Le blog de Mireille Descombes

Avec un peu de honte, et pas mal de regrets, j’avoue que je n’avais jamais lu de romans de John le Carré avant de me plonger dans « L’espion qui aimait les livres », paru à titre posthume – l’écrivain britannique est décédé en décembre 2020, à 89 ans. Le plaisir de la découverte fut si grand qu’aussitôt je me suis précipitée sur d’autres de ses livres, sans cependant toujours retrouver la magie et la fascination de son dernier opus. Un savant dosage d’humour et de gravité, un époustouflant génie d’écriture qui permet à l’auteur de multiplier les niveaux de lecture et les points de vue, passant en un instant du récit au commentaire et du dialogue à l’analyse sans que jamais le lecteur – tantôt acteur, tantôt spectateur – n’ait le sentiment de buter sur une faille ou une quelconque incohérence.

Les doutes arrivent avec l’âge

Avec les années, les agents secrets de John le Carré – de son vrai nom David Cornwell – ont pris de l’âge et engrangés quelques doutes sur le fonctionnement de la grande maison. C’est le cas de Stewart Proctor, l’un des personnages pivots de « L’espion qui aimait les livres ». Patron de la Sécurité intérieure et « chasseur de sorcières en chef », ce haut gradé quinquagénaire « au corps délié légèrement incliné vers la gauche » apprend par une lettre qu’une taupe organiserait la fuite d’informations confidentielles. Son enquête le conduit d’abord dans une base militaire où même les tulipes sont au garde-à-vous et où le plancher en séquoia est si bien astiqué qu’on y voit « le reflet de ses semelles avant de poser le pied ». Il rencontre ensuite divers interlocuteurs grâce auxquels le lecteur découvre habilement, par petites touches subtiles, la trajectoire et le profil de la brebis galeuse.

L’intéressé, d’origine polonaise, s’appelle Edward Avon. Mystérieux personnage vêtu d’un imperméable camel et coiffé d’un feutre, il a travaillé en différents endroits du globe avant de se retirer avec sa femme mourante – espionne elle aussi – dans une petite station balnéaire des côtes du Suffolk. Très cultivé, apparemment passionné de livres, il fréquente assidûment la petite librairie que vient de reprendre Julian Lawndsely, l’autre personnage pivot du récit. Cet ex-trader a choisi, à 33 ans, de quitter son activité trépidante à la City pour entamer une nouvelle vie. Il ignore tout des activités d’Edward et de sa femme. Il va devenir le témoin privilégié d’une vérité qui peu à peu se dénude révélant la force inconditionnelle et parfois amorale de l’amour.

Un roman achevé, mais non publié

Comme on l’apprend dans la postface signée par Nick Cornwell, le plus jeune fils de John le Carré, « L’espion qui aimait les livres » n’est pas un roman laissé en friche par la mort de l’auteur. C’est un livre terminé, mais non finalisé, que l’écrivain reprenait sans cesse comme s’il ne pouvait se résoudre à le rendre public. Pourquoi ces réticences? Peut-être, estime Nick Cornwell, parce qu’il y décrit un service de renseignement divisé, pas toujours bienveillant, pas toujours très efficace et que John le Carré – qui avait travaillé quelques années pour le Secret Intelligence Service – « renâclait à l’idée d’être le héraut de ces révélations sur l’institution qui l’avait recueilli alors qu’il était un chien perdu sans collier au mitan du XXe siècle ».

 

« L’espion qui aimait les livres ». De John le Carré. Traduit de l’anglais par Isabelle Perrin. Seuil, 232 p.

Mireille Descombes

Mireille Descombes

Scènes et mises en scène: le roman policier, l'architecture et la ville, le théâtre. Passionnée de roman policier, Mireille Descombes est journaliste culturelle indépendante, critique d'art, d'architecture et de théâtre.

Une réponse

  1. Bonjour et merci de souligner ici combien John Le Carré est non seulement un immense écrivain mais un penseur debout au milieu de la tempête. Après ses livres, vous pouvez vous plonger dans le Cahier de l’Herne no 122, 2018, qui lui est consacré (avec des textes inédits) et La Grande Librairie, reportage où François Busnel rend visite au maître dans sa maison en Cornouailles.

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A propos de ce blog

Scènes et mises en scène: le roman policier, l’architecture et la ville, le théâtre. Passionnée de roman policier, Mireille Descombes est journaliste culturelle indépendante, critique d’art, d’architecture et de théâtre.

Photo: Lara Schütz

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