Prédateurs d’enfants

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La souffrance individuelle est multiple. Le pédophile incarne la figure contemporaine de l’ennemi public et de l’adulte pervers. Celui que rien ne peut justifier, même si les experts diagnostiquent chez l’auteur du passage à l’acte un traumatisme matriciel pour la prédation sexuelle des enfants. France, États-Unis : régulièrement, l’Église catholique est confrontée aux cas douloureux de prêtres pédophiles, à écouter ce que déplorent (parfois tardivement) l’évêque d’Orléans ou le cardinal Barbarin de Lyon.

 

L’innocence massacréeDUMASLOUPSGAROUS0002

Ogre, loup-garou, croque-mitaine : depuis longtemps, les figures des prédateurs d’enfants alarment les sociétés, en inquiètent l’imaginaire et nourrissent la fiction de l’épouvante. Jaillis des ténèbres, frappant là où personne ne les attend, les monstres pervers ravissent les enfants pour leur infliger les sévices pulsionnels qu’exige le désir morbide qui culmine dans le viol ou la mutilation. Dans notre société, l’abus sexuel d’un enfant par un adulte qualifie l’outrage absolu et le crime majeur. Pour certains, ce passage à l’acte sur le corps des innocents justifie le rétablissement de la peine capitale. Pour d’autres, à voir l’éprouvant chef d’œuvre du cinéaste canadien Denis Villeneuve Prisoners (2013) qui pointe l’utopie sécuritaire du risque zéro en matière de protection des enfants, leur prédation justifie l’impossible vengeance privée des parents anéantis.

Le sanglot victimaire

Depuis 1800, selon les archives judiciaires et les traités de criminologie, le ravisseur d’enfants connaît trois figures, socialement construites entre peur et répression: le délinquant sexuel « banal », le violeur homicide et le pédophile pervers. À l’instar d’autres délits, ce crime ne se mesure que dans les statistiques officielles (traitement judiciaire, répression pénale). Sa présence médiatique oblitère sa dimension sociale qui reste inconnue. Le chiffre noir (cas ni dénoncés ni jugés) surpasserait celui de la répression.

L’abus des enfants s’est médiatisé avec les cas Dutroux (1996) et Outreau (2001-2005). Deux faits-divers qui questionnent la « protection », la « vulnérabilité sexuelle », la parole des mineurs, l’efficacité de la justice et le traitement pénal des prédateurs d’enfants.

Entre famille, Église et institutions publiques, des faits divers médiatisés scandent les épisodes répétés du saccage des innocents. La une d’hebdomadaires avides de faits divers abominables, comme Le Nouveau Détective, montre les corps outragés, les familles éplorées, les pédophiles récidivistes. Partout en Europe, ce contentieux, souvent incestueux, émeut l’opinion publique, mobilise les « Marches blanches » nées en Belgique (1996). Le sanglot victimaire finit par durcir le code pénal, comme on l’a observé en Suisse lors de la votation fédérale du 18 mai 2014. Dorénavant, les individus jugés pour pédophilie ne pourront plus, une fois leur peine purgée, travailler dans une institution pour enfants. Dès 2008, dans le même pays, suite à une autre initiative populaire adoptée par 52% des votants, les crimes sexuels à l’encontre d’enfants âgés de moins de douze ans sont désormais imprescriptibles.

Un outrage ancien

Le saccage des innocents est aussi ancien que répandu dans les sociétés européennes. Sous l’Ancien Régime, l’archive judiciaire regorge de viols d’enfants (« outrage », « libertinage criminel », etc.). De manière sporadique, les magistrats tentent d’en réprimer les auteurs, souvent des adultes qui sont familiers des victimes en raison de la grande promiscuité de la société à cette époque. Dès l’aube du XVIIIe siècle, les juges instruisent les cas dénoncés. Le corps meurtri de la victime « déchirée » revient à la sage-femme, au chirurgien ou au médecin. Ces experts médico-légaux objectivent les circonstances et les symptômes physiques voire moraux du viol. La peine du « ravisseur » est lourde, toujours adaptée aux circonstances du viol avec ou sans infection sexuelle. À Genève, entre 1770-1790, pour protéger la communauté, le bannissement frappe les hommes qui abusent et infectent des fillettes. Le violeur fugitif peut être condamné à mort par contumace et exécuté en effigie. Écoutées en justice, les filles abusées en restent « malades », « fiévreuses », « honteuses », « brisées » et délirantes.

La genèse du pervers

Malgré la pratique pénale qui dès le XVIIIe siècle sanctionne plus régulièrement le viol des impubères, longtemps prédomine néanmoins le dédain des adultes envers les enfants violés. Selon maints légistes imbus de certitudes anatomiques, le corps du mineur serait incompatible avec celui du violeur. La disproportion des organes sexuels joue contre la parole émue de la fillette violée. La « séduction d’une victime si faible et si inexpérimentée que cet acte de séduction peut être assimilé à une violence » : ce plaidoyer d’un magistrat français vers 1830 formule pourtant l’urgence répressive que suscite progressivement la pédophilie. Réformant le Code pénal de 1810, la loi du 28 avril 1832 instaure l’« attentat à la pudeur » sur les moins de onze ans (13 ans en 1863 ; 15 en 1945). Le crime emporte désormais la réclusion ou les travaux forcés.

Après 1850, la médico-légalisation de l’attentat à la pudeur forge les pathologies physiques et morales qui qualifient la « dangerosité du monstre ». Sous la IIIe République, émergent les premières lois protégeant l’enfance massacrée. De 1890 à 1970, suit la fabrication « scientifique » du « pervers », à laquelle contribue la clinique de la psychiatrie. Après 1914, pour les « outrages publics à la pudeur », la justice entérine l’expertise psychiatrique que marquent les concepts freudiens sur le « désir irrépressible ». Pourtant, entre honte sociale de la plainte, protection des adultes et embarras moral des jurys, la sanction des violeurs d’enfants reste atone jusque vers 1990, si on la compare à la réalité dissimulée de la pédophilie.

La culture pédophilique

Dans les années 1970, après André Gide et Roger Peyerefitte, la pédophilie  du photographe David Hamilton ou celle des « écrivains d’avant-garde » (Tony Duvert, Gabriel Matznef) devient un genre culturel en soi. Triomphe alors l’éloge de la jouissance non entravée ! La fascination esthétique de la pureté corporelle des mineurs est culturellement consensuelle. En 1977, le quotidien Libération soutient même le Front de libération des pédophiles (FLIP)  qui veut actualiser la « sexualité entre adultes et mineurs » au nom de l’amour partagé et de la guérilla anti-bourgeoise !

A contrario, depuis les années 1980, nourrissant la thérapeutique et la répression du violeur, la clinique pédé-psychiatrique objective le trauma de l’enfant abusé et l’impasse affective dans laquelle il se trouve. Il incarne la figure emblématique de la victime inguérissable, qui aujourd’hui peut traquer pénalement plusieurs années après les faits son ancien « ravisseur ».

Une question demeure ouverte : pourquoi et au nom de quelles peurs récentes ou ancestrales, dès les années 1990, le prédateur d’enfants focalise-t-il à ce point l’attention collective ? Quel sens social faut-il donner à sa spectaculaire et récente médiatisation ? Comment évoluent les seuils d’intolérance ? Le cas Dutroux aurait provoqué l’emballement pénal sur des faits jugés parfois irréels. Des historiens du sensible comparent, parfois avec provocation, la peur et la répression de la pédophilie à la grande chasse aux sorcières que l’Europe connaît entre les XVIe et XVIIe siècles.

L’« envahissement » médiatique du pédophile forge émotivement l’insécurité publique et aggrave le droit de punir. Exploitant plus d’une fois la douleur légitime des familles, le populisme pénal en fait notamment son terreau insécuritaire pour exiger une société plus répressive. Entre principe de précaution et défense sociale : le législateur doit-il suivre les associations de victimes (nées en 1995) et les faits divers ? Le défi démocratique dans la réponse de l’État de droit est crucial, notamment car le risque zéro en ce domaine (comme en beaucoup d’autres) est illusoire : malgré une législation absolue et un système répressif maximal, nul ne sait d’où frappera le mal. Sous l’État de droit, protéger les enfants des adultes dévoyés pose la question du rapport entre la loi pénale, l’anxiété collective et la brutalité du mal infligé aux enfants abusés. Ceux dont le regard brisé renvoie à la monstruosité insatiable de l’adulte prédateur.

Lecture éclairante : Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècle, Paris, 2014, Fayard, 352 p.

Otages du mal

“L’enfance : – Il est midi tous les quart d’heure – Il est jeudi tous les matins – Les adultes sont déserteurs – Tous les bourgeois sont des Indiens”. Jacques Brel, « L’Enfance » (1973).

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Depuis toujours, les enfants paient le prix fort des guerres et des atrocités commises par les adultes au nom de la raison militaire ou des idéologies purificatrices. Victimes en leurs corps, ils le sont en leurs âmes. Leurs regards terrorisés ne mentent jamais. S’ils survivent orphelins ou non des conflits armés ou des violences terroristes, s’ils ont la chance de n’être pas estropiés ad vitam par une mine anti personnelle, un mitraillage ou un bombardement, s’ils n’ont pas fondu dans la vomissure du napalm, s’ils échappent aux prédateurs de toutes sortes, leur enfance est volée. Anéantie. Traumatisée. Irrémédiablement enfouie sous les fleurs noires de la brutalité des guerres civiles et internationales, des purges ethniques, des règlements de comptes confessionnels, des occupations militaires, du fanatisme homicide. Apocalypse now !

Le Massacre des innocents

En 2011, l’UNESCO organise un colloque mondial sur le drame des Enfances en guerre. En donnant la parole aux enfants victimes de la guerre, l’organisation internationale tente d’insuffler un sursaut moral aux idéologues bellicistes, aux acteurs, aux propagateurs et aux bénéficiaires des guerres tout autour de la planète — de moins en moins bleue, de plus en écarlate (1). Comme le chagrin de l’enfance exterminée.

Les enfants insouciants sont les otages du mal qu’orchestrent les adultes. Selon l’Observateur (newsletter en ligne de l’OCDE) : « Au moins deux millions d’enfants sont morts ces 10 dernières années à la suite de guerres déclenchées par des adultes, qu’ils aient servi de cibles civiles ou qu’ils aient été tués au combat en tant que soldats » (2). Plus de 500 chaque jour! Les innocents hébétés crament dans les brasiers de l’incendie mondial. Au crépuscule, leurs âmes perdues ne  hantent pas assez les vivants, insatiables de la société du spectacle des épouvantes recommencées.

Ajouté à la menace diffuse des tueurs de masse nommés « terroristes », le drame planétaire des réfugiés frappe aujourd’hui la société apeurée, sécuritaire et xénophobe dans laquelle chaque jour nous sombrons davantage avec l’effritement de la démocratie libérale et de l’État de droit.

Les enfants disparus

Alors que la politique européenne d’asile envers les réfugiés est meurtrière avec la clôture programmée des frontières, la restriction du regroupement familial et la multiplication des camps d’enfermement d’étrangers pauvres en Europe (2010 : 250 camps en Europe), 27% du million de demandeurs d’asile arrivée en EU (2015) sont des mineurs. Leur santé et leur intégrité physico-morales devraient être la priorité de toute action humanitaire au niveau transnational. Pourtant ils sont la cible des prédateurs. Le Silence des agneaux est devenu assourdissant.

En effet, plus de « dix mille réfugiés mineurs » sont portés disparus durant les 24 derniers mois. Ce chiffre (estimation basse) exclut le nombre des enfants morts durant la fuite de leurs pays avec leurs parents – peut-on oublier la destinée fatale du garçonnet syrien retrouvé en septembre 2015 sur une plage turque ?

Après leurs enregistrements (Italie, Suède, etc.), près de 6000 enfants issus de zones de guerres ont disparu dans la nature. Avec l’exclusion prévue de la Grèce de l’espace Schengen, le chiffre des disparus explosera. La route des Balkans reste la plus dangereuse selon l’ONG Save the Children qui dénombre l’arrivée d’au moins 26 000 mineurs en Europe depuis 2015.

Criminalité organisée

Selon Europol, l’exode des réfugiés humanitaires est une manne financière pour des infrastructures criminelles de grande envergure et paneuropéenne. Les mineurs circulant sans être accompagnés d’adultes sont particulièrement vulnérables. Europol dispose de preuves accablantes sur l’exploitation sexuelle des réfugiés mineurs isolés, notamment en Allemagne et en Hongrie où fleurit maintenant la xénophobie étatique. D’autres pays sont dans la ligne de mire des policiers européens, débordés par le détresse des enfants perdus. Ils accumulent des données sur les mafias qui tirent profit de la vulnérabilité des mineurs jetés sur les routes de l’exil par la violence meurtrière des adultes. Depuis le sud de la Méditerranée, les gangs des passeurs font alliance avec ceux qui gèrent les réseaux florissants du commerce sexuel et de l’esclavage social des enfants vulnérables.

L’indifférence collective garantit la prospérité et l’impunité de ceux qui exploitent et massacrent les innocents. Massacrés sur le terrain des conflits armés. Sur la routes des exils forcés. Dans l’insalubrité policière des camps de rétention. Dans les réseaux criminels de l’économie noire et les bordels du libéralisme sexuel. Dans l’horreur économique de l’esclavage social. Nous sommes collectivement responsables du regard brisé des enfants exténués par la violence du monde.

Jusqu’à quand n’oserons-nous pas les regarder en face ?

 

(1) Rose Duroux, Catherine Milkovitch-Rioux (dir.), Enfances en guerre. Témoignages d’enfants sur la guerre, Genève, Georg (L’Equinoxe. Collection de sciences humaines), 2013.

(2) http://www.observateurocde.org/news/archivestory.php/aid/423/Les_enfants_sont_les_premi_E8res_victimes_de_la_guerre_.ht

Le monde à venir ?

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Sorti en 1936 dans le contexte mondial de la montée des périls noirs et rouges, Les Mondes futurs (Things to come), crépusculaire long-métrage du réalisateur américain William Cameron Menzies (1896-1957), s’inspire du roman quasi éponyme (1933)1 de H.G. Wells (1866-1946). Ce compagnon de route des socialistes anglais prône alors un « État-Monde » ou démocratie parlementaire universelle contre les nationalismes belliqueux. La Machine à explorer le temps (1895), L’île du Docteur Moreau (1896) L’Homme invisible (1897), La Guerre des mondes (1898) : de notoriété planétaire, devenus des classiques cinématographiques, les romans d’anticipation scientifique de Wells mêlent scepticisme sur l’exercice du pouvoir, philosophie du déclin et progrès scientifique propice au mal. D’un pessimisme radical comme le sera 1984 (1949) de George Orwell (1903-1950), Les Mondes futurs montrent l’avènement inexorable d’une humanité décimée par la guerre interminable et bientôt réduite à une Atlantide totalitaire qu’obsède la fuite en avant technologique contre les incertitudes morales et politiques du temps présent. L’autoritarisme résulte ici du désarroi collectif.

Désarroi collectif

Crise économique et mondialisation qui accélèrent la déprogrammation néo-libérale de l’État-providence, métastase terroriste, conflit militaire de grande envergure sur l’horizon du Proche-Orient, drame humanitaire de l’afflux toujours recommencé de réfugiés en Europe, politiques sécuritaires de surveillance globale contre les libertés pour la défense nationale, dérèglement climatique, massacre environnemental : face à de tels maux, notre désarroi collectif n’a rien à envier à l’imaginaire dystopique (utopie négative) des Mondes futurs de Wells.

Dans le monde à venir, comment encore accepter que trois sources d’enrichissement colossal à l’échelle planétaire résultent du trafic des armes (rang 1), de celui de la drogue (rang 2) et de celui des espèces animales en voie d’extinction (rang 3) ? Avec ses cultures de la mort, ce monde à venir sera-t-il celui de “l’horreur”, selon le colonel Kurz, ce mercenaire-individualiste des causes perdues qui agonise à la fin du film Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola ?

La futurologie n’est qu’une discipline spéculative, sans fondement, sinon celui de l’imaginaire uchronique. Or, ne serait-ce que pour entretenir l’espoir de nos enfants en une vie sinon meilleure du moins non dégradée matériellement et moralement par rapport à la nôtre, il faut  penser  le monde de demain pour infléchir celui d’aujourd’hui selon la ligne de mire de l’humanité.

Tel est l’enjeu politique du travail intellectuel. Ses bases : un système scolaire et universitaire ancré dans l’humanisme critique, des structures médiatiques libérées des contraintes financières, un État fort et ambitieux dans ses politiques culturelles qui ne suivent ni les lois du marché ni les carcans liberticides ou homicides de l’intégrisme confessionnel.

Responsabilité morale

Mais tel devrait être aussi la responsabilité morale des politiciens élus en ce qui concerne le monde à venir. Tel le Persan faussement naïf des Lettres persanes de Montesquieu (1721), un observateur impartial de la vie publique dirait que trop souvent ils nourrissent la montée du désarroi collectif. Notamment lorsqu’un discours issu de la vieille tradition sociale-démocrate de l’État régulateur des inégalités mime aujourd’hui celui du néo-libéralisme pour justifier l’austérité que les plus démunis paient au prix fort de leur vie fragile.

N’incarnent-ils pas ce désarroi général, celles et ceux qui, en Angleterre, en Espagne, en Grèce ou en France et demain ailleurs en Europe, plébiscitent avec espoir des formations politiques fidèles aux fondements et aux promesses égalitaires du socialisme historique ? Mais aussi ces électeurs apeurés, oublieux de l’histoire du XXe siècle, qui consacrent les partis d’extrême droite favorables à l’avènement autoritaire de la priorité nationale dans tous les secteurs de la société ?

On ne remontera pas dans le temps, sauf dans le roman de H.G. Wells, pour retrouver le meilleur des mondes possibles. Pourtant, face à celui qui vient, le travail intellectuel et politique est immense. Déconstruire les mythologies contemporaines les plus obscurantistes, les plus inégalitaires, les plus tournées vers les polarisations haineuses des différences socio-culturelles ou confessionnelles ou encore les plus hostiles à aux droits de l’Homme permettra partiellement, mais en partie seulement, de contrer l’avènement du pire des mondes possibles que prépare le désarroi collectif. Immense responsabilité morale face au monde à venir !

  1. The Shape of Things to Come

Les barbelés de la honte

La guerre et le terrorisme déversent quotidiennement des cohortes de malheureux en Europe. Ces réfugiés légitimes heurtent les murs de ferrailles dressés en Hongrie… demain peut-être en Macédoine. Les barbelés de la honte font un spectaculaire retour sur le sol européen, en des régions longtemps enfermées derrière le limes1 communiste.

Né au XIXe siècle, le fil de fer barbelé se banalise en temps de paix. Outil sécuritaire, il encercle des champs, des pâturages, des friches industrielles, des usines, des bâtiments officiels, des prisons, des ports, des pistes d’aéroport. Il  serpente sur les frontières contre  l’immigration clandestine et la “masse des réfugiés”. Son histoire cadre trois lieux de la modernité économique, guerrière et oppressive  – la prairie nord américaine, la tranchée de la Grande guerre et le camp de concentration.

De la prairie au camp de concentration

En 1874, J.-F. Glidden, fermier de l’Illinois, brevette un objet banal : deux fils de fer torsadé avec des barbes effilées et biseautées. Contrairement au filin nu, le barbelé est indestructible. Produit industriel à vil prix (vers 1897, clôturer un hectare revient à 5 dollars ; en 1901, 135 000 tonnes de barbelé sortent des usines nord américaines), le barbelé colonise l’ouest du Mississippi. Il clôture les cultures contre les troupeaux. Agriculteurs sédentaires contre éleveurs itinérants:  la “guerre du barbelé” illustre l’histoire brutale du grand Ouest et son imaginaire conquérant. Sur le mode burlesque, en atteste  Des barbelés sur la prairie (1967), tome 29 des Aventures de Lucky Luke par Morris.

La conquête de l’Ouest repousse la “frontière” et décime les Indiens. Le cloisonnement métallique de la prairie est ségrégationniste et génocidaire. Les Indiens sont parqués dans des réserves ceintes de barbelés… comme le bétail d’abattoir. Un adage de l’Ouest dit que le barbelé éloigne les « loups » et les « Indiens voraces » ! (« wolfes », « wolfish Indians »).

Le conflit mondial de 1914-1918 se brutalise avec la guerre des tranchées… couvertes de barbelés. Légers, souples, quasi invisibles, mobiles, acérés : ils déchiquètent les fantassins à l’assaut sous la mitraille de l’ennemi. Des deux côtés de la ligne de front, le barbelé est le cauchemar éveillé du soldat de ligne. Celui qu’évoque  la “littérature des tranchées”-  Henri Barbusse (Le Feu, 1916), Roland Dorgelès (Les Croix de bois,1916), Joseph Delteil (Les Poilus, 1926), Erich Maria Remarque (A l’Ouest, rien de nouveau, 1929) notamment.

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Depuis Dachau en 1933, le régime hitlérien repose sur le camp de concentration (antécédent anglais, seconde Guerre des Boers, 1899-1902), puis d’extermination. Baraquements, barbelés électrifiés, miradors avec mitrailleuse et projecteurs : le camp de la mort nazi reste l’archétype du paysage concentrationnaire. Le barbelé en symbolise l’économie politique jusqu’à la “solution finale”. Selon l’écrivain italien Primo Levi (1919-1987 ), après la libération d’Auschwitz, « La brèche dans les barbelé nous donnait l’image concrète [de la liberté] ». Depuis la Libération, le barbelé focalise la mémoire traumatisée du déporté, car il matérialise le crime contre l’humanité (Figure: “barbelés”, détail du monument anti-guerre, mémorial, Mahnmal Bittermark, Dortmund, RFA)

Symbole du mal politique

“Symbole du mal politique”, le barbelé est un succès planétaire. Il simplifie l’exclusion politique et la surveillance sociale. Portail électronique, œil infrarouge, caméras de surveillance, signal optique : aujourd’hui,  la vidéo-surveillance le concurrence dans le contrôle social virtuel.

Clôturant la prairie de l’Ouest, parquant le bétail puis les Indiens, bordant les tranchées de la Grande Guerre, étouffant l’espace concentrationnaire,  “rideau de fer » en Europe jusqu’en 1989, check-point dans les zones de conflits (Sahara occidental, Chypre, Liban, Gaza, Kosovo, Tchétchénie), cloison du camp de « rétention », le barbelé de la honte territorialise maintenant le nouveau  limes des peurs sociales. Celles que l’Europe démocratique peine à exorciser.


  1. Le limes est le nom donné par les historiens  aux systèmes de fortifications établis au long des frontières de l’Empire romain contre les “barbares”.
  2. Une lecture essentielle:  Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Flammarion, 2009.

 

Crédits photos: Reuters et Tbachner/Wikipedia

 

Réfugiés: détresse en stock !

Entre coutume ancienne et droit international, tout capitaine au long cours doit secourir chaque “navire en détresse” afin d’en sauver les passagers. On s’en convaincra en relisant Coke en stock (1958) de Hergé, ce réquisitoire humaniste contre le trafic des  humains et le racisme contemporains ! Même le forban cosmopolite Rastapopoulos s’incline devant l’impératif de la solidarité maritime, inscrite dans les droits naturels de l’humanité. L’horrible bonhomme, trafiquant d’esclaves, d’armes et de drogue, est contraint de secourir  Tintin, Haddock, le pilote estonien Szut et Milou, naufragés sur un radeau de la Méduse en Mer rouge, après le mitraillage aérien de leur caboteur effectué par les Mosquitos de Bab El Ehr.

barque qui coule

Comme la figure atroce d’une tragédie antique qui depuis les abysses accuse la faute des humains, le cadavre infantile d’Ayalan vomi par la mer irritée est devenue l’icône planétaire du drame proche-oriental. Celui qui divise notamment l’Europe entre les partisans de la générosité humanitaire et les tenants de l’égoïsme national face aux damnés de la terre. Persuadée avec son vice-chancelier Sigmar Gabriel que les Allemands pourront gérer 500 000 réfugiés par an sur plusieurs années, Angela Merkel estime peut-être les chefs d’État européens sont les capitaines au long cours du vieux continent des droits de l’homme, en perte de puissance morale.

Les naufragés de la guerre

Leur devoir éthique: énoncer et appliquer  la politique de solidarité envers les naufragés de la guerre. À rebours des politiciens xénophobes ou attentistes devant l’effondrement proche-oriental, l’opinion publique incarne la solidarité historique en obligeant aujourd’hui l’ouverture des frontières allemandes et autrichiennes. La fraternité compassionnelle que prône le pape François balaie les politiques  inhumaines des murs de la honte, des camps de rétention et des quotas.

L’Odyssée  des “migrants” renvoie aux tragédies  de la fin des années 1930. Noyades en mer, ratonnades  sur terre,  brutalités policières et canines en Hongrie,  camion de l’épouvante en Autriche: portés par ce cortège des violences les plus archaïques, les survivants changent de statut juridico-sémantique. Les “clandestins”, bête noire des polices européennes, deviennent des “exilés”,  des “migrants”, des  “réfugiés”. Nous sommes débiteurs de ces femmes, de ces enfants et de ces hommes que fracassent la guerre et les déplacements de population.

Liberty Ship

Avec le colonialisme de peuplement et d’exploitation, la puissance occidentale n’a-t-elle pas reposé depuis le XIXe siècle au moins sur l’asservissement des ancêtres de ceux qui aujourd’hui éprouvent  la frilosité des nantis après avoir survécu à la vénalité criminelle des passeurs-négriers ? Ajoutée aux misères et aux malheurs de la guerre, l’inhumanité envers les réfugiés condense ce qu’a été durant les “Trente glorieuses” la xénophobie étatique et sociale envers les travailleurs-migrants.

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SS Marcus Daly, 1943

Si maintenant l’Europe va toutefois accueillir moins “de 10% des quatre millions de réfugiés syriens” selon la une du Monde (11 septembre), on pourrait imaginer une politique ambitieuse  envers les naufragés de la guerre et contre le cynisme collectif. Les puissances maritimes des États démocratiques devraient armer une nouvelle flottille de Liberty Ships*. Sous pavillon commun, elle cinglerait vers les côtes orientales de la Méditerranée pour accueillir à bord les fracassés de la guerre.

L’armada de l’espoir constituerait l’arme démocratique contre les négriers contemporains, la violence institutionnelle envers les réfugiés et le terrorisme qui joue la fracture civilisationnelle. Coûteux vaisseau d’une utopie de la paix flottante en Méditerranée, le  Libery Ship d’aujourd’hui ancrera la solidarité inter-humaine dans l’universalité des droits de l’homme, au-delà de toute fracture géopolitique, nationaliste et confessionnelle.

* Le Liberty Ship est une classe de cargos de forts tonnages (près de 3000) construits aux U.S.A. durant la Seconde Guerre mondiale pour ravitailler les forces alliées.

Le cauchemar sécuritaire ne fait que commencer

Gare de Bruxelles, 22 août 2015. (Reuters)

Depuis les spectaculaires  attentats-suicides  du 11 septembre 2001 perpétrés avec quatre avions civils américains détournés contre les Twin Towers à Manhattan et le Pentagone à Washington DC (2 977 victimes y compris le crash du quatrième avion civil à Shanksville en Pennsylvanie), la nébuleuse terroriste constitue une nouvelle donne d’insécurité du monde contemporain. Elle représente une rupture avec les terrorismes d’extrême gauche et d’extrême droite des « années de plomb » dont les motivations et les cibles adhéraient à des formes lisibles de la culture politique des années de la Guerre froide  pour la “stratégie de la tension” au nom de la “lutte des classes”.

Aujourd’hui, au fil des crimes et des attentats qui ensanglantent avant tout les populations civiles en Europe comme dans les régions déstabilisées du Proche et Moyen-Orient, la nébuleuse terroriste s’ajoute aux autres périls sociaux et géopolitiques qui rendent notre monde incertain. Habitants du village planétaire, dans notre désarroi ne sommes-nous pas en train de nous habituer lentement  à ce mal dissymétrique qui frappe à tout moment et aux lieux les plus inattendus, comme un train à grande vitesse ?

La banalité du mal

Assassinats  à Toulouse et Montauban de trois militaires et de quatre civils juifs dont trois écoliers (11, 15 et 19 mars 2012), tuerie de quatre personnes au musée juif de Belgique à Bruxelles (24 mai 2014), meurtre de masse à la rédaction de Charlie Hebdo et prise d’otages au magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes (9 janvier 2015), civils et policiers fauchés à l’arme de guerre, attaque dans le Thalys reliant Amsterdam à Paris par un “routard radical de l’islamisme” (25 août 2015), tentatives de passage à l’acte déjouées par les forces spéciales de la police : sur fond d’égorgements et de décapitation mises en scènes et filmées comme un spectacle de la douleur par les djihadistes de l’Etat islamiste sur la rive orientale de la Méditerranée pour instaurer un régime politique, un état social et une propagande internationale de la terreur contre les droits de l’homme, nous assistons  à la banalité du mal. De sidération en sidération, de révolte en dégoût, à chaque nouvel épisode de cette politique d’intimidation par la terreur du bain de sang, nous sommes réduits à nous demander quel en sera le prochain épisode et où la lâcheté coutumière de la nébuleuse terroriste frappera-t-elle.

Au-delà de son cortège de souffrance individuelle et de peur sociale, la nébuleuse du terrorisme djihadiste tend un piège à l’Etat de droit : celui de la législation d’exception –Patriot Act aux Etats-Unis; “Loi sur le renseignement” en France. Mais maintenant, celui aussi de l’autodéfense sociale. Après le drame du Thalys qui aurait pu tourner au mass murder sans l’intervention risquée de passagers téméraires (dont deux militaires américains) contre un « terroriste présumé » lourdement armé, la vulnérabilité ferroviaire alarme les pouvoirs publics. Dans notre société ouverte, les gares, mal sécurisables, offrent  une cible de choix pour le terrorisme voulant maximaliser les pertes humaines.

La vigie de sa propre survie

Débordée par l’incapacité matérielle de sécuriser l’espace ferroviaire (gares, trains) au-delà d’un renforcement numéraire de la police et des militaires, à quoi s’ajoute le  « contrôle aléatoire des bagages »1, les pouvoirs publics prônent maintenant le “civisme” collectif. Soit notre vigilance WellsFargo
de chaque instant en coordination optimale avec les forces de l’ordre. Voyageurs civiques, nous voilà sommés d’assurer notre sécurité et celle des autres! Malgré la masse d’individus qui circulent par voie ferroviaire (190 millions de passagers transitent annuellement en gare du Nord à Paris), nous revenons peut-être au temps du struggle for life des diligences de la Wells Fargo. Dans chacune d’elle ralliant les côtes est et ouest des Etats-Unis, à côté du conducteur, siégeait le shotgun armé d’un fusil pour abattre les outlaws attaquant le convoi.

Plus pragmatiquement, aux heures de pointe, dans les trains à petite et grande vitesse qui sillonnent l’Europe démocratique, post-industrielle et néo-libérale, tout passager est censé devenir la vigie de sa propre survie. Ce scénario dystopique du contrôle social est une impasse collective et un cauchemar sécuritaire. Mais il montre la puissance d’intimidation symbolique atteinte aujourd’hui par la nébuleuse terroriste, cet ennemi radical du vivre ensemble. Sur ce plan, la vulnérabilité démocratique est immense.

Note

1. Par exemple: plans « Vigipirate » et « Sentinelle » en France où chaque jour cinq millions de voyageurs empruntent près de quinze mille trains ; barrière vitrée et portiques de sécurité en gare de Milan.