L’ENNEMI INVISIBLE (4). Le salut viendra de l’isolement (?)

Ville diminuée. Rues désertées. Sociabilité détériorée.

Sur la grille verrouillée du préau scolaire silencieux, s’affiche la mise à ban domiciliaire des élèves.

 

 

 

 

 

 

 

La ville dégradée de confinement se maille en désordre d’interdits.

Nouveaux ordres, nouvelles craintes, nouvelle discipline?

 

 

 

 

 

 

La clôture supplée l’embrasure.

Le goulot d’étranglement sanitaire assèche la fluidité de la multitude. Le sas rassure.

Le grand nombre effare.

Le nombre moyen aussi!

Et le petit nombre? A partir de combien?

 

 

 

 

 

 

Compteur-enregistreur en mains, les vigiles, masques, au visage, décomptent les clients.

Il faut patienter derrière le marquage au sol.

«Une seule personne à la fois dans le magasin».

Parfois quatre

A deux mètres l’une de l’autre.

 

 

 

 

 

 

 

Fermé! Fermé! Fermé!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La «distance sociale» annihile la proximité instantanée, celle du brassage, celle du va-et-vient quotidien et démocratique — mais que signifie vraiment la distance sociale?

Aux portes entr’ouvertes des négoces et à la lisière fortifiée des grandes surfaces, s’apostent les mises en garde hygiénistes «pour la sécurité de tous».

Désinfection des caddies où s’entasse l’excès alimentaire.

Les caissières campent sur la ligne de front, parfois derrière l’écran de plexiglas.

Un par un dans la distance sociale.

«Au suivant…au suivant» chante Jacques Brel.

Avez-vous désinfecté vos mains en entrant. Et en ressortant?

Le salut viendra de l’isolement, car le rassemblement est morbide.

Le risque escorte la foule.

L’infection rôde dans la cohue.

Le mal grouille dans la masse.

Sus à la promiscuité!

La cité de la reculade corporelle et du péril altruiste se pratique maintenant dans les usages soupçonneux et les cheminements d’évitement.

Les grandes enjambées l’emportent sur le petit pas flâneur

La désinvolture baladeuse reflue devant la gêne.

Pérégriner à plus de 100 mètres de chez soi est verbalisable.

A tout prix, éviter le souffle de son prochain!

Courir les rues, fendre la foule, battre le pavé: nouveaux illégalismes. Walter Benjamin et Raymond Queneau aux oubliettes!

Bien sûr, les oiseaux matinaux chantent plus souvent, quoique plus subtilement, car le tapage urbain agonise.

Le ruban de signalisation policière (aussi nommé Rubalise ou Ruban Ferrari) borne les territoires condamnés — parc public, place de jeux, stade.

Silence et effroi.

Capitales de la douleur.

Les drones policiers épient les rues de Bruxelles. Chaque soir, comme l’antique tocsin, le guet de la cathédrale de Lausanne «donne l’alarme» auprès de la Clémence — trois coups, une pause, six coups, une pause, trois coups, une pause….

Un peu partout, après le crépuscule, les applaudissements crépitent.

À New York, l’Empire State Building s’illumine de nuit comme une sirène policière. Sur la place dépeuplée de Saint-Pierre à Rome, sous la pluie lancinante, le pape face à lui-même implore Dieu («Ne nous laisse pas dans la tempête!»).

Le silence fige d’effroi Bergame où se suivent les cohortes de cercueils.

Ailleurs, face à la splendeur lacustre, campé sur son balcon, un ami entonne  L’Hymne à la joie avec son robuste cor des alpes, un autre embouche sa cornemuse.

Résistance sonore. Hymnes à la joie de vivre. Nostalgie de la vie simple.

Les mots du désarroi urbain:

Affiches, affichettes, avis, billets, placards, posters, proclamations : la ville coronavienne suinte de discours pour prescrire les limites.

Pour  annoncer les ruptures de stock: «Rupture de masques, désinfectants et thermomètres». Triste pharmacie… comme d’habitude!

 

 

 

 

 

 

Pour signaler la rupture des massages!

Les corps devenus ennemis?

Pour prévenir que plus rien n’est comme avant.

Bienvenue…nous ne sommes plus là!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Es-tu seul? Jusqu’à quand?

 

 

 

 

 

 

(Tribut à Hopper)

 

Impuissante volonté… A très bientôt! (?)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prescriptions et vigilance: le prix de la défaite…le dispositif du réarmement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Main basse du virus et peur haute sur la cité.

La ville coronavienne: méfiance en puissance du désarroi.

Fraternité en berne?

Éviter le souffle de son prochain!

Le salut viendra-t-il de l’isolement?

Jacques Brel, Regarde bien petit:

https://www.youtube.com/watch?v=usGlaznMem0

 

L’ENNEMI INVISIBLE (3). Le charivari contre la peur

  • Arsène Doyon–Porret, Le dernier homme sur Terre, © 27 mars 2020.

 

When you left that boat
Thought you’d sink if I couldn’t float/I wished I heard you shout/I would’ve rushed down at the slightest sound./The Saxophones, If you’are on the Water.

Paru en 1825, Le dernier homme de Mary Shelley (1797-1851), auteure adulée de Frankenstein (1818), inspire Je suis une légende (1955) de l’Américain Richard Matheson (1926-2013), signataire aussi de l’inoubliable L’homme qui rétrécit (1956). Entre les deux fictions de la post-humanité, plus d’un siècle d’intervalle, deux guerres mondiales, le cauchemar concentrationnaire, la menace nucléaire. Chez Mary Shelley, la peste planétaire fait écho aux 70 000 morts de celle de Londres (1665) chroniquée en 1722 par Daniel Defoe (1660-1731, Journal de l’année de la peste). Chez Matheson, les bacilles du vampirisme qui transforment les humains en morts-vivants et réactivent le mythe de Dracula (1897) du romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912).

Ultime robinsonnade

Après l’épique struggle for life qu’engendre la pandémie virale, un seul homme survit sur Terre. Désolation ! Écrasé de l’ultime solitude qu’anime la nostalgie désespérée du passé enchanté, il robinsonne parmi les vestiges de la civilisation. Survivaliste précurseur, le dernier homme sur Terre incarne à lui seul la fin de l’Histoire toujours proclamée, toujours ajournée, toujours redoutée.

Chez Shelley, au terme d’une épopée de miraculé du mal biologique, Lionel Vernay équipe le frêle esquif d’une Odyssée méditerranéenne sans retour. Après avoir buriné sur le fronton de la basilique Saint-Pierre « An 2100, dernière année du monde », il y embarque les œuvres d’Homère et de Shakespeare.

Chez Matheson, endeuillé par la fin atroce de sa famille, combattant les morts-vivants qui veulent nocturnement le contaminer, Robert Neville devient la « légende » de l’espèce humaine. Il en paiera le tribut du sacrifice expiatoire, rituel de la régénération darwinienne d’une post-humanité née de la pandémie vampirique.

Entre guerre froide et cataclysme climatique, quatre métrages d’inégale qualité visualisent les grandes peurs hollywoodiennes dans la dramaturgie du dernier homme sur Terre : The World, the Flesh and the Devil (1959, Ranald MacDougall), The Last Man on Earth (1964, Ubaldo Ragona, Sidney Salkow, avec l’inégalable Vincent Price), The Omega Man (1971, Boris Sagal), I Am Legend (2007, Francis Lawrence). S’y ajoute l’avatar télévisuel The Last man on Earth (2015-2018) qui revient sur la décimation virale de l’humanité.

Imaginaire et imagerie d’eschatologie sécularisée que sécrètent les sociétés consuméristes et individualistes, ancrées dans l’essor industrialiste, la foi libérale et l’espoir en l’infini progrès scientifique.

Dystopie épidémique

Parmi les glorieux vestiges de Rome et de New York, Vernay et Neville font le deuil de la civilisation. Celle qu’ont décimée l’aveuglement collectif, le déni spiritualiste, la prédation géopolitique, la folie consumériste et le divorce non amiable entre… science et conscience. Deux sombres utopies sur la chimère du risque zéro. Deux inquiétantes fables dystopiques sur le mal naturel comme le fléau (im)prévisible de l’humanité. Sans céder à la collapsologie ambiante, peuvent-elles nourrir intellectuellement le temps hygiéniste du confinement anti-pandémique propice au ressaisissement collectif ?

Dans notre mise en quarantaine, hors de l’espace public, chacun tente de bannir moralement l’ennemi invisible. Hors du plein-air, les enfants convertissent joyeusement le confinement domestique en vacances prolongées avec activités et télé-école. Notre isolement sanitaire et sécuritaire fabrique lentement la communauté enfermée. Celle qui aujourd’hui est virtuellement l’objet du traçage électronique afin de repérer en temps réel le cheminement pandémique pour anticiper l’effet morbide. La communauté du dedans que matériellement, spatialement, socialement et culturellement tout sépare mais que réunit la décompensation urgente du péril croissant.

Charivari crépusculaire

Chaque soir vers 21h00, dans la cité-fantôme que sillonnent encore de rares automobiles et de hardis cyclistes, entre balcons et fenêtres, à l’unisson émotif, crépitent les vivats, les cris, les percussions de casseroles et les applaudissements crépusculaires de la communauté recluse. Depuis peu, s’y ajoutent des alléluias d’espoir qu’illuminent les lueurs de bougies et les éclats de téléphones portables.

Le charivari contre l’ennemi invisible ! Nouveau lien social improvisé et bientôt ritualisé. Le tintamarre civique et religieux ovationne les femmes et les hommes qui, sur la ligne de front hospitalière, endiguent au mieux la mort. La sociabilité tonitruante de la communauté enfermée conjure le mal biologique et son cortège de paniques qu’affrontent dans la solitude Vernay et Neville, ultimes Robinson de la dystopie post-pandémique.

https://www.youtube.com/watch?v=XeLLj2VZEGk

U. Ragona, S. Salkow: The Last Man on Earth (Official Trailer), 1964, USA, Italy (Associated Producers Inc. Produzioni La Regina).

L’ENNEMI INVISIBLE (2). Le préau triste

© Arsène Doyon–Porret (14 mars 2020)

«Information importante en lien avec la situation du nouveau coronavirus : les écoles, les crèches, les musées publics, les bibliothèques, les installations sportives, Cité seniors, les espaces de quartier et d’autres infrastructures municipales sont fermées jusqu’à nouvel avis.» (École de Saint-Jean, le plus ancien établissement du quartier de Saint-Jean).

Face à l’avancée inexorable et chaotique de l’ennemi invisible, vendredi 13 mars, la décision, raisonnable mais tardive de fermer jusqu’à nouvel avis les écoles suisses, éprouve les parents et les enfants. Le confinement général devient probable.

État de nécessité de la guerre sanitaire qui arrive.

Classe rutilante

Quartier de Saint-Jean: dans le bâtiment scolaire Heimatsil, couleur jaune de Sienne, construit de 1913 à 1915 sur les plans des architectes Alfred Olivet et Alexandre Camoletti, à 16h00, la cloche sonne la fin des cours. Comme d’habitude.

Glas pour une période inconnue? Alarme d’une page d’Histoire inédite que fige l’horloge en façade? Tocsin contre l’ennemi invisible?

École de Saint-Jean: 2e étage, classe lumineuse de vie et de dessins affichés, senteur familière des crayons et des corps au crépuscule tiède de la journée, parmi les pupitres désertés et les chaises esseulées :  en disant au-revoir et merci à Kelly, l’institutrice élégante, émue et irréprochable, le cœur n’y est pas: «On garde contact à tout prix? Évidemment!» L’année scolaire est compromise… qui sait? Boule à la gorge en remontant les couloirs désertés avec les patères vides de tout vêtement. Les enfants ne sont plus là! Ils n’iront pas en classe verte.

Une école qui se vide ainsi juste avant le crépuscule: c’est vraiment trop triste!

Merci à toutes les institutrices et tous les instituteurs solides jusqu’au bout sur le pont du navire-école maintenant sans passagers!

Sur le préau

Retour au préau, flanqué de solennelles grilles métalliques et protégé par quatre vigoureux marronniers hérissés de printemps, celui des promesses enchantées de l’enfance. Des parents sont désemparés en ce qui concerne la garde des écoliers privés d’école, d’institutrices et d’instituteurs. Certains adultes râlent pour la forme. D’autres ironisent, acquiescent ou se taisent.

Choc collectif! Quels mots sur de telles choses?

Préau. Les enfants sont partagés. Parfois tristes, parfois rieurs, souvent déroutés. Arsène, Dorian, Elouan, Julian, Martin, Sebastian, la petite Sophie, Lenny, Malou, Giacoppo et d’autres potes aux visages lumineux comme l’aurore d’été: la petite république écolière est en ébullition sensible.

Le préau nord se remplit, côté rue où veille la marmoréenne patrouilleuse scolaire. Par tous les temps, postée devant le bureau de tabac et la boulangerie, elle sécurise le passage à piétons. Bardée du gilet jaune, volontariste, elle évoque déroutée une très longue pause: «Cela dépend maintenant de notre hiérarchie évidemment!» dit-elle en repoussant courageusement un SUV à l’assaut mécanique de la rue paisible comme le blindé de l’inconscience automobile.

Pigeons mélancoliques

Préau. «Papa-maman, on a congé pour longtemps!» Emplie de cris et de rires habituels, la cour de jeux se rembrunit doucement. Malgré le gai soleil de mars.

Maints enfants filent en catimini…des filles osent sangloter devant les autres, des garçons se retiennent à peine. Certains se bousculent ou se poursuivent en pouffant de rire ou en jouant une dernière partie de foot. Les cartables valsent. On court dans le labyrinthe de bois. On éternue dans le pli de son coude – comme l’a dit la maîtresse! D’autres encore se réjouissent des «grandes vacances» fortuites qui arrivent.

L’avenir ludique semble illimité:

On fera des activités chouettes.

On pourra revoir toute la série Star Wars!

On s’amusera beaucoup avec la tablette et les jeux électroniques!

On invitera chaque jour des potes à la maison pour manger des lasagnes, des tas de pizzas ou du hachis Parmentier!

On ira au foot plus souvent!

On regardera des films le soir!

On fera la grasse matinée… tous les jours!

On jouera toute la journée!

Surtout, on n’aura plus de devoirs!

Finis les épreuves et les contrats de travail.

On lira des BD et mangas.

On travaillera sur Internet!

Mais la maitresse?

La maîtresse, elle va tellement nous manquer!

On l’aime trop!

C’est vraiment pas chouette le coronavirus!

Pas chouette? Plutôt terrible!

Préau. Tout d’un coup, on se dit pourtant «Salut…À bientôt».

Cartables à la main, sac au dos, tous sont un peu empruntés, un peu brumeux, un peu gouailleurs, un peu hébétés.

Yeux mouillés.

Le préau se vide pas à pas, comme si on n’osait pas vraiment le quitter.

Calme inhabituel. Les enfants gagnent leurs pénates, orphelins provisoires de leur belle et haute école qui les accueille et les protège depuis la fin de la 4 P.

Le moment du coronavirus: une tache invisible sur l’enfance. Tenace.

Le portail du préau déserté se referme. Sans grincer.

Toutes les fenêtres de l’école sont en berne.

À l’ombre douce des marronniers, suinte la tristesse. Triomphe le vide épuisant.

Silence pesant.

Quelques pigeons sautillent sur la marelle multicolore. Mélancoliques les ramiers?

À quoi sert un préau sans écoliers?  À rien! Peut-être à regretter l’insouciance enfantine.

Jamais les enfants n’oublieront l’épisode du repli domiciliaire en ce printemps 2020.

En sortant de l’école

En sortant de l’école, les ribambelles d’enfants gagnent leurs foyers… entre rêveries, promesses de l’avenir et périls :

En sortant de l’école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré

Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés

En sortant de l’école

Nous avons rencontré

Le nouveau coronavirus

[..]

Alors on est revenu à pied
à pied tout autour de la terre
à pied tout autour de la mer
tout autour du soleil
de la lune et des étoiles
A pied à cheval en voiture
et en bateau à voiles*.

Toujours en avance de cinq minutes, maintenant solitaire, l’horloge infatigable au fronton de l’école veille.

Veille jusqu’au retour heureux des enfants.

* D’après Jacques Prévert, « En sortant de l’école », Histoires, 1946.

L’ENNEMI INVISIBLE (1). L’enfant et le coronavirus

 

 

 

 

© Arsène Doyon–Porret

Déconcertés.

Impuissance. Nous sommes les témoins décontenancés des mécanismes sociaux de le peur urbaine.

Celle qui réverbère l’offensive virale d’une grippe redoutable chez les plus âgés, mais peut être bénigne chez les enfants.

Le piège épidémique se resserre de jour en jour. Métropoles vulnérables du consumérisme en berne !

Peur collective : faut-il relire le début de L’Étoile mystérieuse d’Hergé (1942) ?

L’Italie du nord est maintenant placée en zone fermée: “zona rossa”. Le confinement s’étend à toute la péninsule: quel est l’État qui peut dominer une telle situation? Difficile à dire.

Notre désarroi augmente à la même vitesse que celui des autorités politiques. À quels saints se vouer pour rester de marbre ? La science vaincra le mal infectieux.

Faut-il céder à la panique ?

Céder à quoi… elle est là la panique. Elle fait dégringoler les cours de la bourse, flamber le taux de l’or, vider les restaurants, compliquer les échanges sociaux et saturer en France le Samu mais aussi fermer les écoles dont les préaux s’emplissent de la tristesse du vide.

Niveau d’alarme 1… 2… bientôt (disent-ils) 3.

Masques et solution hydro-alcoolique en ruptures de stock chez les pharmaciens.

Les boîtes de raviolis industriels disparaissent des rayons des supermarchés. Enfin une bonne nouvelle !!

Généraliser le télétravail ? Généraliser l’eucharistie virtuelle pour éviter les contaminations autour du bénitier ?

En temps réel, la statistique morbide focalise l’alarmisme médiatique.

Scoop ou éthique de la transparence ?

Quart d’heure après quart d’heure, France Info chronique l’avancée du fléau. À l’unité près !

La fièvre virale de l’information fiévreuse !

La bourse nationale aux contaminés et trépassés coronaviriens remplace celle des valeurs bancaires.

Souffrance en direct !

Police de l’épidémie.

Isolement des aînés. Traque du « patient zéro » à l’origine de la chaîne infectieuse, disent-ils.

Identification du cluster douteux. Dépistages des affaiblis. Hospitalisation des malades.

Les écoles et l’université en vigilance maximale. Le Recteur de celle de Genève actif sur la ligne de front !

Les salles de spectacle bientôt closes.

Les matchs de foot à huis clos !

Même le salon de la sacrosainte automobile fermé à Genève : c’est tout dire !

Quoi encore ?

Un peu de fièvre… faut-il courir à l’hôpital ?

Désarroi.

Quelques sourires complices dans la rue… beaucoup de méfiance sourde.

“J’ai mal à la gorge… tu crois vraiment que ?”

Rires salvateurs aussi :

“A Bruxelles, au bistrot, on commande deux Corona et une mort subite ! “

“Tu connais l’histoire de ce trapéziste qui est tombé au sol car son partenaire a refusé de toucher sa main !” ? 

Au café du commerce, bientôt déserté, entre deux chopes tièdes (bouillon de culture ?), les commentaires inquiétants vont bon train.

Imaginaire xénophobe de l’effroi, apocalypse, solutions expéditives :

Que font les autorités ? C’est la faute aux Chinois ! C’est normal ils mangent des singes, des rats et des serpents ! Même des ragondins de 7 kilos. Sans rien dire des pangolins avec leurs écailles ! Faut renvoyer tous les malades suspects chez eux. Et les Suisses, tu les renvoies où ? Ah oui t’as raison ! C’est sûrement un coup des Russes qui préparent l’offensive ! Non les Arabes qui se vengent ! T’as rien compris, c’est nettement Trump qui veut détruire l’Europe. C’est peut-être la fin du monde !  Tu crois que Dieu est fâché ?”

Au bord du terrain de foot, où le mercredi après-midi jouent les enfants rieurs, colère gratuite ! Murmures obsidionaux, œil noir, de mères qui en fulminent d’autres. Celle-là, elle  n’a « certainement pas lavé les mains de son fils ! C’est honteux ! ». Déraison galopante !

Désarroi !

Bref, le complotisme, la méfiance fraient avec le populisme émotif.

Pourtant, « Y’a qu’à obéir… ! » Tout ira bien !

Rester  à la maison, ablutions palmaires du matin au soir, masque chirurgical si besoin, « bonne » distance corporelle dans les lieux publics et les transports en commun, éternuements dans le coude (assez difficile en fait… le pli du coude est plus adapté !), mouchages prohibés, confinement domiciliaire, interdiction des rassemblements publics de plus de 1000 personnes, – voire moins avec des listes de présence pour remonter la piste virale… au cas où .

Se protéger pour protéger les autres.

Rôles et contrôle !

Surtout plus de bises et plus de poignées de mains.

On joue du coude pour se dire bonjour. L’épidémie grippale aggravée devient le cauchemar du pire des mondes possibles.

Une vraie dystopie avec la répétition générale en taille réelle de la gestion politico-sanitaire de la crise nationale.

Celle qui est attendue mais que tous redoutent.

Et les enfants dans le désarroi épidémique ?

Arsène 10 ans, matin-soir, dialogue et échange avec son père :

« Papa, il est vraiment terrible le coronavirus ? »

« C’est trop cool si on ferme les écoles ».

« Tu sais, je n’y pense pas, j’ai pas peur ».

« Papa, la bonne nouvelle, c’est que la pollution diminue, car les gens ne prennent plus l’avion ! »

« Sur le préau, les enfants sont protégés, y’a pas de copains malades ! »

« À l’école, on a la fiche technique avec la photo du virus : il est comme ça, rond avec des terribles antennes ! »

« Les Aliens, ils peuvent attraper la maladie ? Les stormtroopers, ça oui ! »

« La maîtresse, elle est rien chouette, car elle nous rassure ! »

« Si on fait comme ils disent, si on se lave bien les mains, il ne nous arrivera rien ! »

« Avec les potes à l’école, on parle du virus comme tout le monde, rien de spécial, juste les cas ».

« T’as vu papa, Genève devient une ville-fantôme ! »

« Papa, y’a des nouveaux morts ce matin ? »

La vie continue. Science et conscience….dans le tintamarre du désarroi.

Rassurer et protéger ! Surtout, ne pas manger de raviolis en boîte !

« Eh dis papa, on va se promener ? »

... ça c’est certain !

Désarroi

Désarroi
Désarroi
« Il subsiste de la beauté même si les hommes l’ont ravagée », Antoine Volodine, tout autour de Terminus radieux, 2014, Prix Médicis 

 

Après mai 1968, le « désarroi » social face aux violences policières aurait nourri la méfiance anti-démocratique qui revient dans les troubles récents en France selon L’Express (24 décembre 2018). « Les opposants syriens en plein désarroi après huit ans de guerre civile »  – La Croix (2 janvier 2019). À Marseille, le « grand désarroi des sinistrés » urbains frappe le même quotidien, sensible à la précarité (3 janvier 2019)? Le président Macron face au « désarroi des agriculteurs » – dont un se suicide tous les deux jours dans l’Hexagone – note en ligne Sputnik France (29 mai 2019). « Désarroi face à la nouvelle ‘rechute’ commerciale de Donald Trump » – Le Mond.fr (1er juin 2019).

« Tunisie : victoire du désarroi et du dégagisme » note après Le Monde  Le Point Afrique après l’élection au premier tour de la présidentielle du 15 septembre 2019 pour laquelle l’abstention culmine autour des 54%.

Le spicilège du désarroi contemporain est infini.

Néologisme à la Renaissance, le mot « désarroi » revient à la mode. Dès l’origine, il signifie la « mise en désordre », la « désorganisation ». Individuel ou collectif, il acquiert vite le sens psychique de « trouble moral » ou inquiétude émotive. Voire chagrin. Creuset d’indécision, de détresse, de désenchantement, de passivité mais aussi a contrario de durcissement défensif issu de la peur.

Né du terrorisme, du déracinement migratoire, du chaos climatique, de la mondialisation économique effrénée ou du vieillissement démographique, le désarroi entérinerait la gouvernance par l’effroi selon Corey Robin dans La Peur, une histoire politique (2006 ; USA : 2004). Sous la République de Weimar, le grand Walter Benjamin évoquait déjà l’éruption émotionnelle du Léviathan ultra-autoritaire quand la peur et le désarroi guident l’incertitude politique et la faille démocratique, terreau de la tyrannie (Cités, No 74, 2018 – Walter Benjamin Politique).

Le désarroi désignerait ainsi les alarmes et les peurs d’une génération et la déroute de la société qui brade les valeurs fondatrices de sa culture politique et juridique. Notamment démocratique.

Dans son lumineux Désarroi de notre temps, Simone Weil ressent les prémices de la catastrophe dans le désarroi social et moral de la fin des années 1930. Prélude à la catastrophe.

Dans notre fuite consumériste qui épuise les ressources de la planète, serions-nous à l’aube d’une génération du désarroi dans les termes de Simone Weil ?

Le populisme en est-il le signe précurseur ?

Selon Massimo Cacciari et Paolo Prodi, la « prophétie utopique » est soudée à l’ethos démocratique comme aspiration universaliste à la cité du bien (Occidente senza utopia, 2016 ; non traduit en français). En temps de désarroi, s’imposent le goût et l’imaginaire de la dystopie à voir l’actuel engouement pour 1984 de George Orwell et autres fictions désespérées que véhiculent la pop culture.

Pour le sociologue polono-britannique Zygmunt Bauman, le désarroi culmine en effet lorsque la fatigue utopique ramène à la « rétrotopie » ou régénération des modèles du passé (Retrotopia, 2017). A contrario, pour le néerlandais Rutger Bregman, notre temps du désarroi favorise l’application des « utopies réalistes » de la social-démocratie contre le nationalisme, la précarité et l’inégalité et pour la citoyenneté mondiale, l’économie verte et le revenu universel (Les utopies réalistes, 2017 ; néerlandais, 2014).

Si les sciences humaines peinent à qualifier la spécificité et la complexité du « moment » actuel des incertitudes politico-sociales qui attisent maintes peurs individuelles et collectives, la notion de désarroi offre t-elle une clef pertinente pour concevoir  un peu le monde qui vient ?

Comment penser le désarroi au-delà de la simple indignation face au mal et aux malheurs du temps ?

Fondée en 1946, l’association des Rencontres internationales de Genève consacre sa session publique des 25 et 26 septembre  au désarroi.

Le public y est invité à une conversation publique  avec l’écrivain français Antoine Volodine. La critique unanime note que “L’oeuvre d’Antoine Volodine est l’une des plus singulière et des plus fascinantes de la littérature contemporaine“. 

Cette conversation intellectuelle devant la cité s’annonce très prometteuse pour les spécialistes, les étudiant-e-s, les amoureux de la littérature et le grand public.
Auteur hétéronyme d’un vaste édifice romanesque pour enfants et adultes notamment édité chez Denoël (Présence du futur), Minuit, Gallimard et Seuil, lauréat de plusieurs prix littéraires dont le Médicis en 2014, s’étant confronté avec bonheur au genre saturé de la science-fiction, Antoine Volodine a forgé une œuvre complexe, excentrique, flamboyante et crépusculaire que marquent l’écho de Maldoror,  la voyance rimbaldienne, le rêve surréaliste et  l’utopisme révolutionnaire, tout autour des hantises du “XXe siècle malheureux “, des génocides, de l’échec révolutionnaire ou encore de la féminité, du chamanisme, de la mort (Frères sorcières, 2019).
ll prononcera une conférence autour d’expériences littéraires et oniriques  comme modalité de survie pour surpasser la seule indignation face au désarroi existentiel et y opposer le travail de la pensée.
La fiction est un outil d’appréhension de l’histoire dont elle est inséparable.
Avec ses faux dieux empêtrés dans leurs complots, ses animaux extravagants et bavards, son onirisme à tombeau ouvert, ses héros qui meurent et renaissent cent fois, aussi increvables et plastiques que les souris de Tex Avery, le livre terrible de Volodine (Les Songes de Mevlido, 2007), virtuose de la catastrophe, résonne comme un rire en plein désastre”. Michel Braudeau, Le Monde des livres (https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/08/23/antoine-volodine-je-mets-en-scene-des-gens-emprisonnes-qui-me-sont-proches_946799_3260.html). 
“Après la somme qu’était Terminus radieux (Seuil, 2014, Prix Médicis), Antoine Volodine revient avec un triptyque dont chaque volet reprend et renouvelle une facette de son œuvre, une des plus singulières et des plus fascinantes de la littérature contemporaine. Le premier déroule l’interrogatoire d’Eliane Schubert. Devant un interlocuteur distant qui réprime sévèrement toutes ses manifestations d’émotion, elle retrace l’aventure d’une petite troupe de théâtre ambulante. » Le Temps, Isabelle Rüff, “Poétique et politique, la merveilleuse chevauchée des «Frères sorcières» de Volodine”, 13 janvier 2019; https://www.letemps.ch/culture/poetique-politique-merveilleuse-chevauchee-freres-sorcieres-volodine
-“Les « havres », les « terres d’exil », les entrevoûtes d’Antoine Volodine, qui de ce point de vue bâtit plus une œuvre-charpente qu’une œuvre-cathédrale, laissent se représenter un monde entrevoûté, un temps circulaire qui courbe l’histoire et notre pensée ». Pierre Benetti, En attendant Nadeauhttps://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/01/01/monde-entrevoute-volodine/
 Programme des RIG 2019

 

Les dévore-bitume

https://bdoubliees.com/journalpilote/sfig1/mangebitume/mangebitume1.jpgInvention industrielle spectaculaire, maillon fort de l’économie capitaliste, la voiture a forgé les usages sociaux et les représentations collectives de liberté et d’émancipation contemporaines. Dans la culture cinématographique, évidemment lié aux grands espaces, le road movie en est l’illustration  la plus notoire. Or,  l’automobilocratie commença insidieusement au début des années 1970 … !

Nuit et jour, les dévore-bitume blessent la cité qu’ils abasourdissent. Dans une ville de poche comme Genève, où tout est joignable à moins de trente minutes de marche, la voiture y instaure l’enfer mécanique. Celui du struggle for life de la pseudo-mobilité automobile qui attise les conflits symboliques liés à l’apparence de la puissance motrice.

Enfoncer le champignon

L’automobile instaure le comportement de la verticalité mécanique qui menace et méprise l’horizontalité piétonne. En cela, elle fait écho à la culture équestre des sociétés d’ordre non démocratiques de l’Ancien Régime qui opposaient la prépotence cavalière à la soumission piétonnière: “tu marches, je te domine “!

Enfoncer le champignon, c’est mieux que marcher ou pédaler en ville. La culture de la vitesse contribue à la brutalisation de la police de la circulation qui pourtant se raréfie en se municipalisant hormis le contrôle du parking, manne financière liée à la saturation voiturière. Plus d’une fois, à observer le chaos automobile qui congestionne la cité aux heures de pointe, le surpuissant véhicule immaculé 4/4 – parfaitement inutile hors de la Sierre Madre mexicaine ou de la Sierra Nevada d’Andalousie – exacerbe l’instinct prédateur du conductrice/conducteur. Solitairement, il s’épingle au volant de la puissance motrice en prenant les trottoirs pour la dune saharienne et les parkings pour une piste amazonienne !

Que faire des fous au volant qui, quotidiennement, persistent à brûler les feux devenus rouges en se croyant sur la boucle des 500 Miles d’Indianapolis voire sur la ligne droite des Hunaudières aux 24 heures du Mans ? Avec quels arguments raisonner les Michel Vaillant de pacotille qu’exulte la puissance d’un moteur emballé ? De quelle manière neutraliser le terrorisme voiturier du chauffard urbain ? Comment accepter encore ces cohortes de véhicules en ville dont le seul passager est le conducteur ? Comment endiguer l’autocratie voiturière des dévore-bitume qui persistent à asphyxier la ville en s’y déplaçant pour un rien ? Où mettre la frontière morale et matérielle entre l’individualisme voiturier et l’intérêt commun des citadins suffoqués ?

Polluer

La pédiatre et pneumologue Jocelyne Just n’y va pas par quatre chemins, en ville : « La voiture, c’est l’ennemi », tout particulièrement pour les enfants dont les organes en croissance ressentent fortement la nocivité du trafic. Dans la majorité des villes européennes, les admissions pour troubles respiratoires dans les services d’urgence pédiatrique culminent avec les pics de pollution liés au trafic voiturier.

En effet, qui oserait encore en douter ? En milieu urbain, outre sa dangerosité létale lors d’accidents ou de « rodéos », la voiture est la première source de pollution. Cela est notoire depuis les études pionnières des années 1980. Elle y provoque 50% à 60% de la pollution atmosphérique mesurée. Aucun paramètre sanitaire ne vient aujourd’hui infirmer le diagnostic de la nocivité automobile, tout particulièrement durant les intempéries hivernales ou les canicules appelées bientôt à se multiplier. Face à cette évidence, la surdité politique devient malfaisante, notamment lorsque les phénomènes caniculaires devraient obliger à reconsidérer en toute urgence la légitimité du trafic automobile au cœur urbain.

Déconsidérés par le lobby automobile, maints rapports médicaux démontrent l’augmentation des pathologies chroniques – asthme, allergies, maladies auto-immunes, voire diabète par modification du « microbiome » intestinal – et la proximité du logis avec une voie automobile. Vivre près d’une artère à grand trafic, c’est prendre un énorme risque pathologique qui s’ajoute au stresse nerveux que provoque le roulis tintamarresque du Léviathan mécanique qui nous aliène.

Impasse

Endiguer la nocivité automobile en milieu urbain pour épargner notamment la santé des enfants ne sera jamais réglé par la seule police de la circulation avec son cortège de harcèlement, d’interdictions et de réglementations. Plus d’un dévore-bitume planifie d’ailleurs l’amende de police dans le budget automobile. Sortir rapidement de l’impasse insécuritaire et sanitaire dans laquelle la voiture individuelle plonge la cité oblige à une nouvelle culture urbaine. Une éducation inédite aux usages sociaux non mécanisés de la ville.

Entre capharnaüm mécanique et poussières insidieuses, les grandes voies pénétrantes en ville sont-elles encore tolérables ? Comment bannir de la ville les automobiles inadéquates à l’espace urbain en raison de leur puissance motrice ? Comment instaurer une pratique du déplacement urbain qui disqualifie tout déplacement automobile socialement inutile car inférieur à 10 kilomètres ? Que faire pour souffler en ville avec nos enfants sans l’excès de CO2 que quotidiennement distillent les mange bitume ? Comment remettre la voiture à sa place légitime d’auxiliaire de la mobilité ?

Arme de destruction massive

La tolérance politique envers le trafic voiturier frise le laxisme public au nom de la « liberté » individuelle du déplacement. Le confort respiratoire et la quiétude sonore doivent l’emporter sur l’enfer mécanique de la prédation automobile. Appuyée sur les enquêtes de santé publique, une levée de boucliers est-elle possible ? Pourrait-on bientôt rappeler à l’État régulateur du trafic que la sur-tolérance automobile en milieu urbain équivaudra à la non-assistance à personnes en danger : soit l’habitant de la ville (enfant ou adulte) qui suffoque de manière croissante devant l’offensive toujours recommencée des dévore-bitume.

Instaurons vite le sanctuaire urbain du confort respiratoire et sonore sans voiture individuelle. Une ville non mécanisée par l’intérêt limité du dévore-bitume permettrait de bannir cette arme de destruction massive qui augmente la vulnérabilité métropolitaine de l’environnement social.

Pour retrouver une ville à la dimension du pas humain, pour la sociabilité de proximité, pour une Venise globale, raisonnons les dévore-bitume !

Utopie négative, illustration de cette page, une remarquable bande dessinée toujours hélas d’actualité :

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Scénario Jacques Lob, dessins José Bielsa, Les Mange-bitume, Paris, Dargaud, mars 1974 (épuisé).

LDM 46

Genève submergée: 2035 après J.C.

https://culturebox.francetvinfo.fr/sites/default/files/styles/article_view_full_main_image/public/assets/images/2016/03/29paris_inondeu-_29_quai_gds_augustins_nb_1.jpg?itok=MpIfTUat

 

De retour de Patna pour sa coutumière villégiature genevoise, installé à la terrasse du café des Opiniâtres que berce la rumeur fluviale, mon ami indien natif du Rawhajpoutalah, un verre de Tchaï en main en son sari immaculé, me narre ainsi qu’à mon fils une affolante vision nocturne sur la cité lémanique :

La planète suffoque

« Nous sommes en l’an 2035 —  dit-il. Enclavés dans des murailles de fer et de béton, les États-Unis et la Russie forment la dictature mondiale du nouveau « Talon de fer » ou alliance de la ploutocratie mondialisée et des nomenklaturas militaires qui organisent la police totalitaire des cohortes terriennes et maritimes de réfugiés climatiques.

La chaleur écrase la planète.  Depuis des décennies, les compagnies aériennes low-coast ont multiplié leurs destinations en accélérant la détérioration du climat en raison de la fréquence insensée des déplacement aériens. L’Afrique est ensablée, l’Europe est inondée. De même que le Japon, l’Australie est recouverte par l’Océan comme une moderne Atlantide. La boue visqueuse noie l’Inde et la Chine livrées à la guerre civile des castes et des ultimes communistes.

Lac de la désolation

Partout les flots menacent la terre ferme : depuis longtemps Venise est un souvenir nostalgique. Privée de neige dès les années 2025, ayant vu fondre les glaciers de sa renommée touristique, la Suisse n’étant plus qu’un immense lac de la désolation, le Conseil fédéral s’est réfugié avec lingots d’or, couteaux multi-lames, fromage d’Emmental, femmes, enfants et escort girls dans le bunker géant, antisismique, anti-libertaire et amphibie édifié par le CDBSPP (Consortium Démocratique des Banques Suisse Privées et Publiques) au sommet déglacé de la pointe Dufour (4 634 mètres d’altitude) que survolent des drones atomiques bardés de caméras à haute résolution.

Ex-capitale du NOM (Nouvel Ordre Mondial), Genève est devenue l’épicentre européen de la canicule qui a eu raison de sa population de centenaires. Suite à la rupture du barrage de la Grande Dixence dont l’eau recouvre la vallée du Rhône, la ville natale de Rousseau est submergée.

Struggle for life

Les collines de Saint-Jean et de Champel émergent des flots, de même que la flèche de la cathédrale de Saint-Pierre, transformée en gigantesque parapluie, ainsi que la tour de la REST (Radio Enfin sans Télévision) d’où 24 heures sur 24 sont diffusés des marches militaires, des publicités pour des cirés ou des bottes de caoutchouc et des messages sécuritaires.

Livrée au strugge for life, la population survivante robinsonne sur les toits des immeubles les plus élevés loués 10 000 francs le demi-mètre carré par les régisseurs et propriétaires subaquatiques de la ville en ruine – même tarif que les îles flottantes réservées aux inondés de Genthy et Colognod. Chaque matin, les miliciens de la PNBC (Patrouille nautique bottée et casquée) récupèrent les cadavres d’adultes et d’enfants jetés nuitamment à l’eau.

Des corps flottent

Avec le cimetière de Saint-Georges, la falaise du Bois de la Bâtie s’est effondrée dans l’Arve qui charrie les vestiges glaciaires du Mont-Blanc au sommet duquel se blottissent les ultimes touristes japonais qui ont bientôt épuisé leurs stocks de riz lyophilisé.

Empli de poissons carnivores échappés de l’aquarium géant du Musée d’histoire naturelle emporté par un tsunami, un fleuve amazonien s’échappe du lac où surnagent les cadavres de réfugiés lynchés, de dealers et de banquiers agrippés à leurs valises d’héroïne et de dollars mal blanchis.

L’île du Salève

Le sommet du Salève est devenu le sanctuaire insulaire des fugitifs urbains. Dans des baraquements précaires qu’entourent des amas de barbelés, ils vivent de racines, de champignons et de trèfle à 3 feuilles sous la houlette austère et tyrannique du grand rédempteur barbu Naej Sunivlac. Prônant la vertu asexuée et la prédestination amphibique des survivants du Juste Déluge, le leader spirituel est protégé par la milice du GCM (Grande Compagnie Martiale) fondée avant la catastrophe par Petrus Teduam, chef-scout RLP (totem : Fouine curieuse) après avoir dirigé l’Harmonie du Département de la police des âmes et des corps et avoir été le confident du sultan de Bas-Rein.

Mur des lamentations aquatiques

Avant l’apocalypse aquatique, le pétro-souverain de Bas-Rein négocie avec les investisseurs chinois propriétaires à 100% de la ville depuis la faillite en 2025 de l’État CGM (Club Grandiloquent des Mensongers). Il leur a racheté les rives gauche et droite du centre urbain de Genève, où s’entrecroisent 12 voies-rapides autoroutières à huit pistes plébiscitées par référendum en même temps que l’interdiction des deux-roues, ainsi que le Palais des nations, l’aéroport, l’université depuis longtemps aux mains de la secte Confucius, les musées, l’opéra, l’hôpital cantonal, mais aussi le Monument Brunswick transformé en geyser de MigroCola comme le jet d’eau l’est en  fontaine de Jouvence Pomerol.

Par contre, le bienfaiteur du Golfe néglige le mur électrifié des Réformateurs devenu paroi des lamentations aquatiques, la prison Tutu-Rabilis, le  camp de rétention Paradise Now de 12 étages pour réfugiés insalubres au stade Bout-du-Monde, l’asile psychiatrique Valium Chouette Idée, spécialisé dans le redressement thérapeutique des mélancoliques et des “asociaux”.

Voitures amphibies

Par civisme coutumier, sous l’égide du SCT (Secte du Capharnaüm des Transports), les intouchable confréries de propriétaires de 4 X 4, jadis envahisseurs et pollueurs entêtés de la ville avec leurs alliés des petites cylindrées, ont transformé leurs véhicules en voitures amphibies tout aussi suffocantes. Armés du harpon militaire à munition et à viseur waterproof, les conducteurs traquent les derniers écologistes en pédalo et policent les décombres de la cité inondée. Ils ne ratent jamais celles et ceux qui lient le laxisme et l’individualisme automobiles à la Grande Inondation née du réchauffement inexorable d’une planète jadis bleue. »

Que devons-nous faire pour éviter le déluge climatique ? Comment protéger les enfants d’aujourd’hui qui seront les adultes de demain ? N’ai-je fait qu’un cauchemar trop réaliste ? — demande mon ami indien enturbanné à mon fils attentif en achevant son récit apocalyptique ou prémonitoire.

 

A venir:

festival Histoire et cité, 2019: Histoires d’eaux (27-31 mars 2019 ): https://histoire-cite.ch/

LDM: 42

 

 

Le réalisme de l’Utopie

« Il est vrai qu’on peut s’imaginer des Mondes possibles, sans péché et sans malheur, et on pourrait faire comme des Romans des Utopies, des Sévarambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. » Leibnitz, Essais de théodicée, 1710.
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Dans le désarroi contemporain, le temps des « utopies réalistes » est-il arrivé ? Peut-être selon  Ruter Bregman, qui plaide l’ouverture mondiale des frontières, la semaine de travail de 15 heures, le revenu de base universel ou encore la taxation planétaire immédiate des flux financiers  et plus largement la lutte transnationale contre la pauvreté  dans Utopies réalistes (Seuil, septembre 2017), best-seller mondial pour penser le bonheur social dans le sillage de la culture des droits de l’Homme.

Améliorer le monde réel

En aucun lieu ! Tiré du latin « utopia » selon des éléments grecs – « ou-topos », terre de nulle part ; « eu-topos », terre du bonheur —, le mot « utopie » désigne le lieu impossible du bonheur humain. Soit l’île imaginaire des 54 cités dans l’Utopie de Thomas More (1516).

Communisme, agriculture, prospérité, éducation étatique des enfants, mariages hygiénistes avec visite prénuptiale des couples nus, divorce en consentement mutuel, euthanasie, troc et tolérance : avec sa République insulaire, où l’or est honni des Utopiens qui prônent la guerre juste pour se défendre, More désire « corriger des erreurs commises dans nos villes, nos pays, dans nos royaumes ». Si le « premier livre » d’Utopia veut réformer le droit de punir du monde réel avec l’abolition du gibet, le second place la cité égalitaire sous l’autorité de la peine capitale contre les Utopiens rétifs et tués en « bêtes indomptées » .

Entre La République de Platon, l’humanisme d’Érasme et les récits de la conquista de l’Amérique qui ouvre l’horizon mental des Européens, l’Utopia de Thomas More forge l’archétype du roman d’État pour le meilleur des mondes possibles (peut-être le pire aussi). Dès lors, les utopies expriment une « certaine époque, ses hantises et ses révoltes, le champ de ses attentes comme les chemins empruntés par l’imagination sociale [pour] envisager le possible et l’impossible » (B. Baczko, Lumières de l’utopie, 1978, p. 18).

Fictionner un plan de gouvernement

Lecteur de More, François Rabelais imagine le néologisme « utopie » dans Pantagruel (1532, « Un grand pays d’utopie »). Si le mot se banalise en français, le Dictionnaire de l’Académie française ne le consigne qu’en 1762 . L’édition de 1798 désigne l’utopie en chimère du rêveur social : « Utopie se dit en général d’un plan de Gouvernement imaginaire, où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun, comme dans le Pays fabuleux d’Utopie décrit dans un livre de Thomas More qui porte ce titre. Chaque rêveur imagine son Utopie ». Puisque le verbe « utopiser » n’existe pas, Sébastien Mercier – auteur du Tableau de Paris (1781 ; 1782-1788) — définit en 1810 la démarche utopique. Sa Néologie évoque l’utopie à « Fictionner » : « Fictionner […], c’est imaginer des caractères moraux ou politiques pour faire passer des vérités essentielles à l’ordre social. Fictionner un plan de gouvernement dans une île lointaine et chez un peuple imaginaire, pour le développement de plusieurs idées politiques, c’est ce qu’ont fait plusieurs auteurs qui ont écrit fictivement en faveur de la science qui embrasse l’économie générale des États et de la félicité des peuples ». L’utopie: roman d’État du progrès social.

Jamais le monde ne s’utopiera

Après une poignée d’utopies républicaines au XVIIe siècle sur la tolérance, la République des savants ou la planification sociale (La Città del Sole, 1623, Tommaso Campanella; New Atlantis, 1627, Francis Bacon; Histoire des Sévarambes, 1675, 1677-1679, Denis Veiras, etc.), la « période chaude de l’utopie » culmine au temps des Lumières (150 utopies publiées en français). Thomas More redevient actuel grâce à Nicolas Gueudeville. Bénédictin défroqué, traducteur d’Érasme, il publie en 1715 la traduction libre de L’Utopie, dédiée à un magistrat républicain de Leyde. Ce brûlot révolutionnaire blâme l’intolérance, le bellicisme, l’absolutisme et les classes sociales. Or, jamais le monde ne « s’utopiera », regrette Gueudeville, même si l’utopie éprouve les mœurs et la politique. More « n’a rien proposé dans son idée de République parfaite et heureuse, qui de foi, ne soit fort faisable. Les Lois, les Usages, les Coutumes, les Mœurs qu’on attribue ici à ces peuples imaginairement fortunés, ne sont point au-dessus de la raison humaine. Mais, les mauvais usage que […] les Hommes font de leur raison, est un obstacle à la fondation et à la réalité d’un Gouvernement utopien ». En 1789, Thomas Rousseau réédite sa traduction (1780) du « Roman politique » avec un titre d’actualité : Du Meilleur gouvernement possible ou la nouvelle île d’Utopie. Le « fond du système de Morus », clame Rousseau, est l’égalité parfaite entre tous les Citoyens d’un même État » puisqu’il abolit la propriété privée .

L’impitoyable propriété privée

L’utopie fascine et répugne maints écrivains des Lumières. Dans les Lettres Persanes (1721), avec la fable des Troglodytes bons et mauvais, Montesquieu montre que le système républicain ne va qu’aux petits États. Il y prêche la vertu politique, les libertés individuelles, le déisme et y blâme l’intolérance, le bellicisme, le luxe et le despotisme, ces attributs de l’absolutisme.

Inspiré par More et Veirras, Étienne-Gabriel Morelly publie anonymement en 1753 son utopie communiste Le Naufrage des Isles flottantes (1753), matrice du Code de la nature (1755). Sur cette « Terre fortunée », les mœurs ignorent les préjugés religieux. L’« impitoyable propriété » qui broie l’homme naturel y est abolie comme le mariage, la police, l’Église et les privilèges.

Montrant que le règne du mal arrive quand l’homme s’écarte de la nature, le communisme utopique y flirte  avec l’anarchisme.

Eldorado

Swift raille l’utopie, (Gulliver’s Travel, 1721). Pareillement, Voltaire moque l’Eldorado dans Candide (1759). Si comme chez More l’or est vil en ce pays « où tout bien », l’Eldorado ne vaut pas le monde réel, où retourne Candide pour aimer Cunégonde, cultiver son jardin et assumer sa condition humaine. Dans la Nouvelle Héloïse (1761), Rousseau brosse la micro-société de Clarens, figé dans le paysage paradisiaque de Vevey. Égalitaire, paternaliste, autarcique, auto-suffisante, rurale : la communauté suit le législateur-pédagogue M. de Wolmar. Il distribue travail, récompenses et jeux dans ce monde naturaliste que protège un bouclier de cristal, mais avec les femmes au « gynécée ». Le contrat social utopique vise bien l’atemporel bonheur dans la nature. Ce que radicalise l’utopie primitiviste du Supplément au voyage de Bougainville (1772) de Diderot. En cet Éden tahitien, la morale naturelle ne prohibe ni la nudité ni la liberté sexuelle qui enrichit la Nation. Le mal n’y règne qu’avec… la venue des Européens.

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La Découverte australe par un Homme-volant ou le Dédale français (1781)

Outre ses utopies utilitaires sur la police de la prostitution, le statut de la femme ou encore l’éducation masculine et le communisme (Le Pornographe, 1769 ; Les Gynographes, 1777 ; L’Andrographe, 1782), Restif de la Bretonne publie en 1781 La Découverte du monde austral par un homme volant, ou le Dédale français. Avec ses illusions pseudo-scientifiques sur l’aérostation, l’hybridité inter-espèces ou la cosmologie vitaliste (la vie naît de la copulation du soleil et des planètes), cette utopie évoque la république des Mégapatagons. Leur égalité a tari le crime et les peines. Le communisme matériel et sexuel s’ajoute au christianisme primitif, au labeur de subsistance, à la mort du luxe, à la morale naturelle, à l’éducation publique, au civisme méritocratique et aux cultes solaire et lunaire. L’utopie brouille le réel.

Uchronie

Cité hors du temps comme l’est Clarens, l’utopie ne peut changer le monde. Seul le temps en accomplira les promesses politiques et sociales, dans la dialectique de la perfectibilité selon l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain de Condorcet (1795). Il pense que l’humanité voit « s’ouvrir devant elle les perspectives illimités d’un bonheur » via le « progrès général des lumières ». En cette philosophie voltairienne de l’histoire-progrès, le meilleur des mondes possibles se situe dans le futur comme le propose encore Sébastien Mercier. Avant la Néologie (voir ci-dessus), il publie en 1771 L’An 2440 ou rêve s’il n’en fut jamais. Mercier déplace au XXIe siècle son rêve social, car le temps de la perfectibilité accomplit l’espoir libérateur des Lumières sans recourir à la Révolution.

Les ruines de Versailles

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Franklin J. Schaffner, Planet of the Apes, © MGM, USA, 1968.

Avec des mœurs régénérées par l’agriculture, la fiscalité équitable et la citoyenneté, Paris assainie et purgée de son aristocratie oisive et de son clergé prédateur, est la capitale d’une monarchie paternaliste. Y triomphe la religion naturelle, sans révélation miraculeuse. Pacifiste, Louis XXXIV est vêtu en paysan démocratique. Le « travail » et l’« industrie » remplacent le luxe. L’échafaud est anachronique, car toute peine suit la proportion entre crime et châtiments selon Beccaria. Puisqu’un « corps sain n’a pas besoin de cautères », la police secrète, l’hôpital général, les prisons et les lettres de cachet ont disparu. Le mariage sentimental remplace celui de raison, le divorce est légal. Les enfants nourris au sein maternel (Rousseau) sont éduqués par l’État. La Sorbonne est vidée des « ergoteurs », hostiles à la science véritable selon la nature.

Comme dans un film post-apocalyptique, en 2440, Versailles est un champ de ruines. En émergent des statues mutilées, des bassins asséchés et des portiques chavirés. L’uchronie a vaincu le temps de l’absolutisme.

République des Intérêts-Unis 

L’âge d’or de l’utopie reste le siècle des Lumières, avant les utopies socialistes et industrialistes du XIXe siècle qui prônent le collectivisme et l’émancipation du prolétariat. L’utopie tonifie l’imagination sociale dans l’espoir d’améliorer le réel.  Or, le meilleur des mondes possibles génère dès Swift le contre-point dystopique. S’en inspire Émile Souvestre bien avant Aldous Huxley ou George Orwell. Avocat, journaliste, littérateur, il publie en 1846 Le Monde tel qu’il sera, diatribe burlesque contre les Lumières, la perfectibilité et les utopiste . Sous l’État autoritaire et hygiéniste de l’an 3000, la « république des Intérêts-Unis » exige le « Chacun chez soi — Chacun pour soi » contre l’utopisme des droits de l’Homme.

Le Monde tel qu’il sera : le miroir dystopique d’aujourd’hui ?

Auparavant: ligne de mire, 1er juin 2017: Retour en dystopie. L’archive du monde inacceptable; 15 octobre 2015: Le monde à venir

***

Trois lectures : Bronislaw Baczko, Les Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978 ; Bronislaw Baczko, Michel Porret, François Rosset, Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Genève, Georg, 2016 ; Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1999.

Ecouter: histoire vivante (18-22 septembre: autour du Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Genève, Georg, 2016), RSR I: http://www.rts.ch/play/radio/histoire-vivante/audio/histoire-vivante?id=8890102&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da

Voir: William Cameron Menzies, The Things to come, GB, 1936, d’après H.G. Wells, long-métrage, 108 min.

https://www.youtube.com/watch?v=eUlRuiZ_68Q

www.youtube.com/watch?v=atwfWEKz00U

Connaissez-vous Monsieur Affligé ?

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On the Bowery, USA, 1956, le chef d’œuvre semi-documentaire du cinéaste américain Lionel Rogosin sensible à la dignité des démunis new-yorkais qui vivent pourtant comme des hommes libres.

 

Avez-vous déjà croisé Monsieur Affligé ?

Dans ses habits sombres sens dessus dessous, avec ses sacs de chiffonnier d’un autre temps, Monsieur Affligé somnole sur un banc public de Genève. Avec les grandes chaleurs, ses pieds son vêtus de blanc. Comme celles d’un gisant médiéval, ses deux mains maculées reposent paisiblement sur son ventre. Parfois, sa tête dodeline puis s’affaisse quelques instants.

Deux puissants feuillus jaillis des pavés lui offrent un sanctuaire momentané. Monsieur Affligé est là ! Tout simplement. Il robinsonne. Il robinsonne dans le voisinage agité du bâtiment historique de l’université dressée dans l’écrin arboré du parc des Bastions, protégée par le buste sourcilleux d’Antoine Carteret. Monsieur Affligé  n’est pas si loin que ça de l’une des quatre statues “Alter Ego” du sculpteur Gérald Ducimetière, celle de l’écrivain Michel Butor (1982), éternisé sur la scène sociale de la rue. D’autres fois, le soleil mène Monsieur Affligé vers un autre banc, tout aussi cerné par les dévoreurs mécaniques de bitume.

Dans son abandon social, Monsieur Affligé est un familier  du quartier anonyme des banques. Là où des Mercedes sombres et rutilantes véhiculent en catimini la richesse licite et illicite du monde. En toute élégance mécanique !

Sur le sentier de la guerre ?

Tournant le dos à l’entrée principale d’une banque privée et sécurisée par d’immaculées caméras de vidéosurveillance qui espionnent l’espace public, Monsieur Affligé veille quotidiennement. En catimini sur son banc. Immuable et impassible en son insolite somnolence. A la grande indifférence de la police.

Il pourrait ressembler à un fier chef sioux. Mais un chef sioux assagi qui hésite à revenir sur le sentier de la guerre, car il en connait le prix et les désastres. Au milieu d’une pilosité qui grignote son visage fatigué, ses yeux mi-clos semblent ne rien manquer du monde qu’il a quitté. Du monde qui tourne le dos à Monsieur Affligé. Du petit théâtre social de ce quartier privilégié … que Monsieur Affligé semble avoir connu. Et qu’aujourd’hui il scrute à travers son apparente atonie.

Robinson Crusoé urbain

Monsieur Affligé est sans âge. Pourtant il n’est pas très âgé. Sa taille en impose, comme sa corpulence. Ses vêtements sombres et rapiécés dessinent son corps de géant accablé. Ses chaussures véhiculent la fatigue et la poussière de ses péripéties urbaines. Il semble transporter avec lui tout ce qu’il possède. Authentique Robinson Crusoé urbain, il survit sur le littoral de son naufrage.  Autarcique, Monsieur Affligé est une République à lui tout seul. Il est assis dans la dignité de sa posture d’oublié. Il ressemble à une île humaine dans un océan aseptisé qu’encombrent les embouteillages toxiques de l’anarchie citadine.

Échapper au regard de Monsieur Affligé.

Sur le square discret qu’occupe Monsieur Affligé un peu affaissé sur son banc devant la banque privée, le passant fait tout pour ne pas le déranger. Peut-être que ce même passant se faufile en catimini pour éviter de regarder Monsieur Affligé que protège son indolence factice.

Le passant n’agirait-il pas ainsi pour éviter que Monsieur Affligé ne l’observe à travers ses paupières mi-closes…  sur la petite scène sociale de la réussite apparente ?

Sentinelle sociale

Monsieur Affligé est une sentinelle sociale. Au cœur de la cité radieuse et oublieuse des « inutiles au monde », avec le panache de ceux qui n’ont plus qu’eux-mêmes à protéger, il force le respect. Jamais ce géant fissuré ne tend la main à l’hypothétique manne. Il refuse la pomme qu’un charitable lui offre. Dans sa dignité taciturne de Robinson Crusoé urbain qui fuit  l’empathie honteuse, Monsieur Affligé campe avec ténacité à l’avant-poste d’une sournoise catastrophe dont on ignore encore le moment et le nom.

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« Have you seen the old man/In the closed down market/Picking up the papers/With his worn out shoes/In his eyes you see no pride/And hanging loosely at his side/Yesterdays paper/Telling yesterdays news. » Ralph Mactell, Streets of London (1969).

Retour en dystopie. L’archive du monde inacceptable.


À F.R.

« […], il m’arrive de voir scintiller les étoiles et d’entendre bruire le vent comme certaine nuit, et je ne puis pas, non, je ne puis pas éteindre dans mon âme l’illusion, que malgré tout, je participe encore à la création d’un monde nouveau », Karin Boye, La Kallocaïne [1940].

 

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Edgar P. Jacobs, Le Piège diabolique, 1962, © Lombard. La dystopie du futur post-apocalyptique et totalitaire: un imaginaire visuel entre H.G. Wells et G. Orwell.

Un peu partout, les ventes des classiques de la littérature dystopique explosent : en début de l’année, celles de 1984 (édition Penguin) ont augmenté de…9500% ! Sur fond de lanceur d’alerte, de populisme antidémocratique, d’intégrisme religieux trans-confessionnel et d’autoritarisme politique à la Donald Trump qui déforme la réalité, attaque la parole de la presse et réactualise une forme inédite de « novlangue » en ses tweets frénétiques, 1984 de George Orwell cartonne sur le marché du livre en librairie et en ligne. Brave new world [Le meilleur des mondes] d’Adous Huxley se classe maintenant parmi les meilleures ventes de l’année !

Big Brother is watching you

En 1949, transfuge du communisme anglais, Orwell avertissait contre la puissance totalitaire des technologies de surveillance privée et publique incarnée par Big Brother dans la construction du mensonge d’État comme vérité suprême dans la novlangue (« La guerre c’est la paix ») avec la réécriture des sources d’archives. Humaniste pessimiste quand à l’avenir, Huxley quand à lui s’inquiétait dès 1932 notamment de l’avènement d’un monde déshumanisé qui, au nom du bonheur obligatoire et de l’égalité contrainte, soumet les individus à la toute puissance eugénique de la science en les asservissant psychiquement au moyen du « Soma » — drogue de synthèse offerte au peuple pour le convaincre que le meilleur des mondes possible est paradisiaque et que toute dissidence est pathologique.

Asservissement social en transparence politique

Renvoyant l’imaginaire utopique de la perfection à l’idéalisme juridique, social et politique incompatible avec le monde réel que Swift pointe en 1726 avec les Voyages de Gulliver, les contre-utopies du bonheur obligatoire prolifèrent dès l’aube du XXe siècle. Ces textes du pessimisme anthropologique ont donné de véritables chefs d’œuvres sous la plume d’auteurs de toute nationalité. Le Russe Eugène Zamiatine, avec Nous autres (1924), écrit contre le cauchemar d’une société de la transparence totalitaire. Le Français José Moselli, brosse une cité désespérante où la longévité repose sur les effluves des machines à sang pour la pureté raciale dans La Fin d’Illa (1925). Inventeur du mot « robot » en 1920 dans sa pièce de théâtre R.U.R. Rossum’s Universal Robots, le tchèque Karel `Capeck narre sur le registre absurde La Guerre des salamandres ou la terrifiante révolte anti-humanité de l’Homo saurien longtemps asservi comme le reste de la nature exploitée au-delà des besoins et de la raison. Le Français Pierre Boule s’en souviendra dans sa spectaculaire dystopie La Planète des singes (1963) qui inverse les rapports de domination et de connaissance entre les hominiens et les primates.

Mondialisation et délation sécuritaire

Dans le désastre planétaire qui se joue alors, la Suédoise Karin Boye s’inquiète de l’État mondial qui érige la délation en acte civique avec la « drogue de vérité » dans La Kallocaïne (1940). L’Américain Ray Bradbury, sur fond de Maccarthysme, terrifie en évoquant avec Farenheit 451 (1953) un monde futuriste où la lecture est un acte antisocial au point que les pompiers doivent brûler les livres dont la détention est un crime. Américain lui-aussi, génial auteur de Time Patrol [La Patrouille du temps, 1955], Poul Anderson songe à l’anéantissement terrifiant de la diversité culturelle dans la mondialisation et le trans-nationalisme au nom d’une « bienveillante » modernité en donnant à lire The Helping Hand [La Main tendue]. Son compatriote Phillip K. Dick, avec Minority Report [Rapport Minoritaire], anticipe en 1956 la venue d’une société sécuritaire dans laquelle des policiers-mutants prédisent les crimes au risque d’altérer la réalité sociale et de briser les fondements de la justice basée sur la présomption d’innocence. Deux autres Américains, William F. Nolan et George C. Jonhson, exposent en 1967 dans Logan’s Run [Quant ton cristal mourra] le cauchemar eugéniste d’un monde post-apocalyptique dans lequel l’État programme la fin de vie de chacun à l’âge de trente ans au profit des maîtres de la cité. L’Anglais J.G. Ballard explore en 1988 dans Running Wind [Sauvagerie] les conséquences dernières de notre logique ultra-sécuritaire, lorsque la vidéosurveillance remplace le lien social et attise la violence-spectacle que visent les tueurs de masse. Bref, le genre littéraire de la contre-utopie nous convie à penser le monde que nous voulons laisser à ceux qui nous suivent.

L’archive du monde inacceptable

THX1138 de George Lucas (1971), Punishment Park de Peter Watkins (1971),  Soleil vert de Richard Fleischer (1973), L’Âge de cristal de Michael Anderson (1976), Mad Max de George Miller (1979), Blade Runner de Rudley Scott (1982), 1984 de Michael Radford (1984), Brazil de Terry Gilliam (1985) : dans l’héritage de Huxley et d’Orwell, après le film fondateur de la dystopie totalitaire Metroplis par Fritz Lang (1927) et depuis les rêveries cinématographiques de mai 1968 comme L’An 01 de Jacques Doillon (1973), l’imaginaire de la contre-utopie irrigue aussi le cinéma de genre et d’auteur, via le réalisme cauchemardesque ou le burlesque ravageur, écho visuel au désenchantement d’après 1968.

Entre textes et images, l’imaginaire du pire des mondes possibles remplace aujourd’hui celui de l’utopie comme principe d’espoir pour la cité du bien et du juste dans l’héritage des Lumières. L’archive du monde inacceptable gît dans les récits de la dystopie. Être libre dans l’univers de la contre-utopie revient à renouer avec l’humanisme et l’individu contre les processus prédateurs et autoritaires de normalisation mondialiste et consumériste qui épuisent la terre.  C’est peut-être dans les pires scénarios de la contre-utopie que propose la littérature dystopique qu’il importe aujourd’hui de se ressourcer moralement. Se ressourcer pour reconsidérer la fabrication du lien social en démocratie dans un monde apaisé où la fraternité aurait le dernier mot et où les océans ne seraient plus les tombeaux abyssaux pour les enfants hébétés d’horreur et affamés qui − dans l’indifférence collective − fuient la violence belliciste des adultes. Dans ce monde du désarroi collectif, encore une fois le remède au pessimisme est dans le mal, puisque le choix de notre bonheur nous incombe in fine.