Réfugiés: détresse en stock !

Entre coutume ancienne et droit international, tout capitaine au long cours doit secourir chaque “navire en détresse” afin d’en sauver les passagers. On s’en convaincra en relisant Coke en stock (1958) de Hergé, ce réquisitoire humaniste contre le trafic des  humains et le racisme contemporains ! Même le forban cosmopolite Rastapopoulos s’incline devant l’impératif de la solidarité maritime, inscrite dans les droits naturels de l’humanité. L’horrible bonhomme, trafiquant d’esclaves, d’armes et de drogue, est contraint de secourir  Tintin, Haddock, le pilote estonien Szut et Milou, naufragés sur un radeau de la Méduse en Mer rouge, après le mitraillage aérien de leur caboteur effectué par les Mosquitos de Bab El Ehr.

barque qui coule

Comme la figure atroce d’une tragédie antique qui depuis les abysses accuse la faute des humains, le cadavre infantile d’Ayalan vomi par la mer irritée est devenue l’icône planétaire du drame proche-oriental. Celui qui divise notamment l’Europe entre les partisans de la générosité humanitaire et les tenants de l’égoïsme national face aux damnés de la terre. Persuadée avec son vice-chancelier Sigmar Gabriel que les Allemands pourront gérer 500 000 réfugiés par an sur plusieurs années, Angela Merkel estime peut-être les chefs d’État européens sont les capitaines au long cours du vieux continent des droits de l’homme, en perte de puissance morale.

Les naufragés de la guerre

Leur devoir éthique: énoncer et appliquer  la politique de solidarité envers les naufragés de la guerre. À rebours des politiciens xénophobes ou attentistes devant l’effondrement proche-oriental, l’opinion publique incarne la solidarité historique en obligeant aujourd’hui l’ouverture des frontières allemandes et autrichiennes. La fraternité compassionnelle que prône le pape François balaie les politiques  inhumaines des murs de la honte, des camps de rétention et des quotas.

L’Odyssée  des “migrants” renvoie aux tragédies  de la fin des années 1930. Noyades en mer, ratonnades  sur terre,  brutalités policières et canines en Hongrie,  camion de l’épouvante en Autriche: portés par ce cortège des violences les plus archaïques, les survivants changent de statut juridico-sémantique. Les “clandestins”, bête noire des polices européennes, deviennent des “exilés”,  des “migrants”, des  “réfugiés”. Nous sommes débiteurs de ces femmes, de ces enfants et de ces hommes que fracassent la guerre et les déplacements de population.

Liberty Ship

Avec le colonialisme de peuplement et d’exploitation, la puissance occidentale n’a-t-elle pas reposé depuis le XIXe siècle au moins sur l’asservissement des ancêtres de ceux qui aujourd’hui éprouvent  la frilosité des nantis après avoir survécu à la vénalité criminelle des passeurs-négriers ? Ajoutée aux misères et aux malheurs de la guerre, l’inhumanité envers les réfugiés condense ce qu’a été durant les “Trente glorieuses” la xénophobie étatique et sociale envers les travailleurs-migrants.

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SS Marcus Daly, 1943

Si maintenant l’Europe va toutefois accueillir moins “de 10% des quatre millions de réfugiés syriens” selon la une du Monde (11 septembre), on pourrait imaginer une politique ambitieuse  envers les naufragés de la guerre et contre le cynisme collectif. Les puissances maritimes des États démocratiques devraient armer une nouvelle flottille de Liberty Ships*. Sous pavillon commun, elle cinglerait vers les côtes orientales de la Méditerranée pour accueillir à bord les fracassés de la guerre.

L’armada de l’espoir constituerait l’arme démocratique contre les négriers contemporains, la violence institutionnelle envers les réfugiés et le terrorisme qui joue la fracture civilisationnelle. Coûteux vaisseau d’une utopie de la paix flottante en Méditerranée, le  Libery Ship d’aujourd’hui ancrera la solidarité inter-humaine dans l’universalité des droits de l’homme, au-delà de toute fracture géopolitique, nationaliste et confessionnelle.

* Le Liberty Ship est une classe de cargos de forts tonnages (près de 3000) construits aux U.S.A. durant la Seconde Guerre mondiale pour ravitailler les forces alliées.

Michel Porret

Professeur ordinaire puis honoraire (UNIGE), Michel Porret préside les Rencontres Internationales de Genève. D’abord libraire (CFC), il obtient sa maturité classique au Collège du soir avant un doctorat en histoire avec Bronislaw Baczko. Directeur de Beccaria. Revue d’histoire du droit de punir et des collections L’Équinoxe et Achevé d’imprimer (GEORG), il travaille sur la justice, les Lumières, l’utopie, la bande dessinée. Parmi 350 publications, dernier livre : Le sang des lilas. Une mère mélancolique égorge ses quatre enfants en mai 1885 à Genève, 2019. L'actualité nourrit son lien comparatiste au passé.

2 réponses à “Réfugiés: détresse en stock !

  1. Merci pour ce texte qui contribue à faire prendre la mesure de ce qui est en train d’arriver: du drame humain pour lequel le vocabulaire est pauvre, du scandale des politiques sécuritaires proprettes et disproportionnées face à l’étendue du désastre, des réflexes nationalistes européens qui font le jeu des “négriers contemporains”, de ces mauvais traitement offerts à la vue de tous et auxquels nous risquons de nous habituer. L’idée d’une “flottile de liberty ships” laisse espérer que les pays européens et la Suisse pourraient s’organiser pour faire mieux que mette un emplâtre sur une jambe de bois.

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