Gerry (Gus Van Sant, 2002): une mort au cinéma

1. Un désert vide, qui s’évide sans cesse, passant des montagnes sèches, à l’Aridité blanche, sans limite. Un désert que Van Sant se refuse à remplir d’actions à l’instar des films qui les assemblent au shaker : asservis à un « genre » comme à une marque qui garantit la livraison de péripéties « bien ficelées » et « bien amenées ». Lorsqu’on ne sait pas quoi faire d’un désert à Hollywood, naturellement, à la manière d’un enfant; on le remplit de cowboys et d’aliens…
Gerry : un pitch qui tient à peine dans une phrase, qui s’y ridiculise : deux hommes se perdent dans un désert, et l’un meurt.

2. En une heure, nous passons de la futilité heureuse d’une discussion sur les jeux vidéo, sur les shows télévisés, à l’expiration finale, froide, traumatique. Dans un film si économe de paroles, la langue fait un grand saut : du bavardage initial destiné à rien, si ce n’est qu’à accomplir une amitié en pleine nuit, le film expire dans une dernière parole: I’m leaving. Je m’en vais, je quitte cette terre sans rien. Et dans la même phrase, l’homonyme : I’m living. Je vis et je meurs ; en un instant. Le langage ici fait ce qu’il peut le plus : déclarer l’existence nulle et non avenue, la révoquer sans nostalgie: les mots dits, la mort vient. Des paroles noires ou blanches différentes des films où l’on parle avec l’intensité modérée dévolue aux buts pratiques ; où la fin n’est pas une Fin, mais une simple coupure en attente d’un autre épisode ou du film du lendemain. Gerry semble prendre acte de la parole de Barthes : la mort est le seul Événement. Dès lors, que raconter d’autre?
Si des critiques parlent de meurtre, ils ont vu un mirage.

3. Il est rare que la mort soit si choquante, provoquée par de simples mots sans effusion. Combien de morts fictives voyons-nous en un jour, une semaine ? Des dizaines, une centaine. Posons-nous la question : quel film ne tue pas ? Sokurov avouait être fatigué du cinéma ; trop de sang, de corps qui jonchent la pellicule; ça ressemble à une guerre. Netflix est un grand tombeau.

Et pourtant, cela ne nous fait rien. Nous sommes indifférents. Comme toute chose au cinéma, on le sait, la mort appartient à un code, respecte une signalétique. On ne nous montre pas la mort mais son substitut maitrisé, lénifié par convention. Si à l’occasion, on s’y arrête, on le fait pour manifester des sentiments : le mort n’est plus ; l’effusion sentimentale, le cri de douleur, eux sont et prennent toute la place. Ils sont rassurants : nous comprenons la détresse, nous comprenons la peine et la souffrance. Comme rarement, ici la mort échappe au code: elle se révèle. Elle se donne avec une simplicité insoutenable, réduit à une expression décharnée. Tout le film y concourt, tout le film n’est qu’une grande sécheresse en vue de cet effet final, inoubliable. Souvent au cinéma, la mort est fortuite, elle s’introduit comme un événement banalisé parmi d’autres et structure plus ou moins le récit. La mort dans Gerry, la mort de Gerry est nécessité, anankè, destin ; une flèche tendue qu’atteint le rien.