Memories of Murder: le spectateur mis en abîme

Films et accomplissement

Rares sont les films qui ne résolvent pas leurs propres énigmes. Car, on peut se demander, pourquoi aller voir un film si l’on reste sur sa faim, si les mystères ne sont pas dissipés ? Bien qu’il y ait plusieurs réponses possibles, il n’en demeure pas moins qu’une des joies esthétiques dominantes du cinéma est produite par un sentiment d’équilibre narratif, de sérénité face à un ordre qui s’accomplit. Preuve en est l’enseignement narratologique élémentaire que nous recevons à l’école : une histoire nécessite un héros, une quête, des péripéties et une fin si possible heureuse : l’accomplissement. L’art peut donner ce dont la réalité en général est plutôt avare (une fin qui réussit, le triomphe sur l’adversité).

Dès lors qu’un film ne présente pas ce schéma, il est quelque peu suspect. Nous devons lui trouver un sens et une raison qui ne tient pas dans le phénomène de résorption et d’équilibre. Disons plutôt que notre attention est naturellement intensifiée du fait de cette transgression narrative, et qu’elle doit par conséquent trouver une explication à celle-ci. Une hypothèse facile consiste à voir dans le non-accomplissement une manière militante de décrire le réel. Fellini, par exemple, fruste sciemment le spectateur à la fin de Il bidone pour ne pas faire jouer à l’art le rôle de simple pacificateur moral. Il semble dire quelque chose comme : « le cinéma ne doit pas fuir la réalité, mais l’exprimer même dans ses contradictions et son tragique ». C’est une idée propre au néoréalisme des années 50-60 qui tend à mettre en scène, en images « le coefficient d’adversité » présent dans la réalité. Par probité, il faut donc rompre avec le schéma du cinéma-accompli, du cinéma-triomphant.

Memories of Murder

Le film qui nous intéresse, Memories of Murder, nécessite une explication particulière. Bong Joon-ho nous raconte une histoire dans laquelle les policiers sont dans l’incapacité de trouver une description congruente de l’assassin. Même lorsque les preuves semblent converger, elles sont invalidées à la dernière minute… Les efforts des hommes ne sont pas récompensés ; le réel et leur propre bêtise semblent s’assurer de leur perpétuel échec. Mais ce n’est pas là l’idée qui nous intéresse.

Le film est mis en scène de manière à guider une interprétation qui peut sembler cocasse dans un premier temps : le tueur ne se trouve pas dans le film. Souvenez-vous du gros plan final sur le visage de l’inspecteur Park Doo-man. Alors qu’il interroge une petite fille qui a certainement vu le tueur, elle se contente, comme toute description, d’affirmer que le tueur ressemble à tout le monde, qu’il a un visage ordinaire. Park Doo-man fixe alors l’objectif avec insistance. Le plan (1.1-1.3) est assez subtil: 1) il regarde l’horizon comme si le tueur s’y trouvait, 2) il fixe l’objectif, 3) un léger mouvement de caméra permet d’intensifier l’importance de ce dernier regard. La réalisation soudaine de Park est le contenu même de notre hypothèse ; à savoir que ce visage ordinaire est celui du spectateur. Il ne cherche désormais plus dans sa réalité, mais dans la nôtre: nous sommes l’assassin.

 

 

Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire que nous sommes le tueur ? Au même titre que nous désirons une résorption narrativement délassante et moralement satisfaisante ; au même titre que nous voulons qu’il y ait triomphe, il faut également que nous voulions l’existence même du mal. L’idée de Bong Joon-ho semble être la suivante : « je ne veux pas uniquement faire plaisir au spectateur, je ne veux pas non plus décrire l’aléatoire et la frustration qu’engendre le réel ; je veux montrer la responsabilité narrative du spectateur, qui, du seul fait qu’il désire l’accomplissement, désire également la mort ».

En cela, il montre, dans une forme de discours méta-filmique, la quiddité propre du cinéma en tant qu’il est une production qui répond à un ensemble d’attentes d’une masse de spectateurs « ordinaires ». La volonté d’accomplissement implique logiquement la volonté du mal en tant que tel, même si c’est à l’intérieur et dans l’espace confiné de l’art. Ce qui fait de ce film une réussite cinématographique en même temps que philosophique.

James Bond: la purification par le coït

Sexualité épicurienne

La plupart du temps James Bond recherche le coït en vue de ce qu’Épicure nommait “un plaisir naturel et non nécessaire”. Certes, il est souvent épicurien en ce sens, et les statistiques affirment qu’il l’est jusqu’à trois fois par film. Dans ces cas de figure, il s’accouple finalement comme tout un chacun, cherchant le plaisir et fuyant le déplaisir. Mais il arrive qu’il use du coït à des fins très différentes, à des fins de purifications “morales” et d’un redressement éthique des ennemis.

Le lesbianisme transformé

Dans Goldfinger, Bond séduit la chef des malfrats, une lesbienne au nom qui ne trompe pas: Pussygalore, “chattes à profusion” (sur Wikipédia, l’auteur admire le goût de Ian Fleming pour la subtilité du double sens). Bond parvient à séduire ce qui pourtant est structurellement rétif au désir masculin, la lesbienne. Sa superpuissance érotique n’est pas seulement celle d’un quelconque casanova, elle possède des vertus proprement sotériologiques. Par la grâce de son action érotique, il parvient à extirper le double mal de Pussygalore. Non seulement le mal d’être une lesbienne (dans la perspective du film bien entendu) mais également celui de vouloir voler la plus grande réserve de lingots d’or au monde. A côté des gadgets multiples qui visent une action efficace contre le crime, Bond possède donc un sexe magiquement moralisant. Par la rutilance et le dynamisme de son action, il expurge l’essence mauvaise de son ennemie et parvient à en faire une alliée.

L’homosexuel détruit par le feu

Dans Les diamants sont éternels, James Bond, à la fin du film, se fait sournoisement attaquer par un couple d’homosexuel des plus étranges et des plus maniérés. Affreusement laids et retors, ils tentent de faire exploser Bond et sa conquête en cachant une bombe dans un gâteau…

Malgré tout, Bond arrive à confondre ses ennemis déguisés en groom par des réparties de snob à propos d’after shave et de Merlot. Dans la précipitation, l’un d’eux décide de lancer une attaque aussi désespérée qu’improvisée à l’aide de deux brochettes de porc enflammées. Stratégie malheureuse puisque Bond parvient à l’asperger d’alcool. Le pauvre, brûlé vif, finira dans l’eau.

Le second est sodomisé par Bond sous un mode mimétique, puis projeté dans les airs préalablement attaché à une bombe qui le fera exploser comme un feu d’artifice. C’est peu dire que l’homosexualité masculine est humiliée et annihilée. Bond refusant ici la purification par un coït authentique, préfère ultimement le simulacre humiliant et la destruction par le feu. Il ne cherche pas à retourner l’ennemi en ami, mais tout simplement le fait disparaître par une action d’embrasement extrême. L’homosexuel de l’époque et d’aujourd’hui a de quoi enrager à voir le représentant insigne d’une époque se livrer à de telles excentricités: être ni plus ni moins transformé en fusée pour épater une jeune femme. Sans parler de la dernière boutade de Bond: “il est parti la queue entre les jambes”.

Ces deux exemples permettent de saisir “l’esprit” des James Bond de l’époque. Si l’homosexualité était considérée comme “mauvaise”, il était tout aussi clair pour réalisateurs et producteurs de l’époque que Bond devait également être l’agent de résolution adéquat (comme il l’était pour la menace communiste), une sorte d’essuie-tout moral.

Il est certain que l’évolution vers un James Bond plus nuancé et complexe va à l’inverse de ce genre de procédé. L’usage moral du coït tend à disparaître dans les films plus récents de la série pour laisser exclusivement place à la version épicurienne. Ce qui n’est sans doute pas un mal.

 

Gerry (Gus Van Sant, 2002): une mort au cinéma

1. Un désert vide, qui s’évide sans cesse, passant des montagnes sèches, à l’Aridité blanche, sans limite. Un désert que Van Sant se refuse à remplir d’actions à l’instar des films qui les assemblent au shaker : asservis à un « genre » comme à une marque qui garantit la livraison de péripéties « bien ficelées » et « bien amenées ». Lorsqu’on ne sait pas quoi faire d’un désert à Hollywood, naturellement, à la manière d’un enfant; on le remplit de cowboys et d’aliens…
Gerry : un pitch qui tient à peine dans une phrase, qui s’y ridiculise : deux hommes se perdent dans un désert, et l’un meurt.

2. En une heure, nous passons de la futilité heureuse d’une discussion sur les jeux vidéo, sur les shows télévisés, à l’expiration finale, froide, traumatique. Dans un film si économe de paroles, la langue fait un grand saut : du bavardage initial destiné à rien, si ce n’est qu’à accomplir une amitié en pleine nuit, le film expire dans une dernière parole: I’m leaving. Je m’en vais, je quitte cette terre sans rien. Et dans la même phrase, l’homonyme : I’m living. Je vis et je meurs ; en un instant. Le langage ici fait ce qu’il peut le plus : déclarer l’existence nulle et non avenue, la révoquer sans nostalgie: les mots dits, la mort vient. Des paroles noires ou blanches différentes des films où l’on parle avec l’intensité modérée dévolue aux buts pratiques ; où la fin n’est pas une Fin, mais une simple coupure en attente d’un autre épisode ou du film du lendemain. Gerry semble prendre acte de la parole de Barthes : la mort est le seul Événement. Dès lors, que raconter d’autre?
Si des critiques parlent de meurtre, ils ont vu un mirage.

3. Il est rare que la mort soit si choquante, provoquée par de simples mots sans effusion. Combien de morts fictives voyons-nous en un jour, une semaine ? Des dizaines, une centaine. Posons-nous la question : quel film ne tue pas ? Sokurov avouait être fatigué du cinéma ; trop de sang, de corps qui jonchent la pellicule; ça ressemble à une guerre. Netflix est un grand tombeau.

Et pourtant, cela ne nous fait rien. Nous sommes indifférents. Comme toute chose au cinéma, on le sait, la mort appartient à un code, respecte une signalétique. On ne nous montre pas la mort mais son substitut maitrisé, lénifié par convention. Si à l’occasion, on s’y arrête, on le fait pour manifester des sentiments : le mort n’est plus ; l’effusion sentimentale, le cri de douleur, eux sont et prennent toute la place. Ils sont rassurants : nous comprenons la détresse, nous comprenons la peine et la souffrance. Comme rarement, ici la mort échappe au code: elle se révèle. Elle se donne avec une simplicité insoutenable, réduit à une expression décharnée. Tout le film y concourt, tout le film n’est qu’une grande sécheresse en vue de cet effet final, inoubliable. Souvent au cinéma, la mort est fortuite, elle s’introduit comme un événement banalisé parmi d’autres et structure plus ou moins le récit. La mort dans Gerry, la mort de Gerry est nécessité, anankè, destin ; une flèche tendue qu’atteint le rien.

 

 

 

 

 

Tenet: “ne cherchez pas à comprendre”

« Ne cherchez pas à comprendre ». Ne cherchez pas à comprendre? Non, ne cherchez pas. C’est une femme neurasthénique, en manque de B12 et visiblement en burn-out, qui vous le recommande après la première scène d’action. Nolan s’est senti obligé d’avertir le spectateur qu’il n’y a aura rien à comprendre, mais tout à voir, dans tous les sens possibles (grâce à des caméras Imax qui peuvent « tourner en arrière » nous informe Positif). Remercions Nolan de cette politesse initiale, de cette courtoisie honnête et, il faut le dire, assez rare. Cessez donc de revoir le film en tous sens, le patron lui-même n’y croit pas.

On ne peut s’empêcher de voir dans cette femme savante une sorte de scénariste moderne hypostasié – terriblement blanc et las – dont le dernier souffle ne dit pas « Allez voir ailleurs! » ou « Vengez-moi » mais, de manière résignée, « Ne cherchez pas à comprendre ». Comme c’est déprimant! On pense alors à la boutade de ce moine bouddhiste sur le point de mourir à qui on demandait ce qu’il voyait et qui répondait: « l’Absolu, parce que, décidément, c’est à n’y rien comprendre… ». Nous aurions été heureux nous aussi de voir l’Absolu dans Tenet et que le fait de ne rien comprendre, ultimement, soit le signe d’une transcendance quelconque. Certes, nous avons vu des choses, mais rien d’aussi unifiant que l’Ab-solu; seulement un enchaînement d’actions, un délire syntagmatique qui donne un mal de mer inversé. Ne reste plus dès lors qu’à vomir dans son cerveau… Pour les amateurs d’Adorno et Horkheimer, il serait également possible d’entendre sous ce nouveau slogan un: « c’est ainsi que les films seront faits. Espérons que vous en serez satisfaits, vous savez, il n’aura pas grand-chose d’autre! A Hollywood, produire du sens est devenu trop couteux, on va donc le retirer de la production ».

En revanche, pour les amoureux de la technique réifiante, il y a de quoi faire la fête: non seulement les Imax tournent en arrière mais les Boeings explosent… pour de vrai! On ne se moque pas de vous. C’est l’ultime honnêteté que peut ce genre de film. L’éculé « tiré d’une histoire vraie » devient un « tout ce qui explose à bien réellement explosé! ». Le spectateur est ravi, il exulte: le sacrifice du sens lui semble une chose honnête si elle est compensée par cette sincérité d’un nouveau genre. Si l’acteur s’est cassé deux ou trois côtes en tournant, c’est encore mieux, cela lui donnera l’envie d’aller voir le film. « Quoi? Il s’est réellement cassé les côtes en sautant depuis ce toit?! Incroyable. Attends, attends… lorsqu’il a sauté dans cet arbre, il s’est vraiment fracturé la mâchoire? Oui! Nourris avec une sonde pendant un mois?! J’achète! ».

Il se peut à l’avenir que les films ne soient plus que de pures visions fantasmatiques débarrassées d’une idée unifiante et originale où les Boeings prennent feu et où les côtes se cassent en vérité. Une forme de cirque où rien ne fait de sens en tant que tout, mais seulement partie par partie, selon les lubies de chacun. Ne cherchez pas à comprendre, mais ne cherchez pas à résister à la tentation de ne pas comprendre. Il faut bien faire vivre les artistes.

Tokyo Sonata (Kiyoshi Kurosawa, 2008) : une poésie du suicide

Puisque le cinéaste bien connu Kiyoshi Kurosawa vient de remporter le lion d’argent pour son film Les Amants Sacrifiés, je me propose ici de revenir sur un de ses films les plus importants, Tokyo Sonata.

 

Synopsis

Mr. Sazaki, employé de la société Tanaka, est licencié au début du film séance tenante. Désemparé et mentant à sa famille, il passe ses jours sur une place, une « zone » où l’on sert de la nourriture aux sans-abri. Il rencontre un ancien camarade de Lycée, Kurosu, qui vit la même situation que lui et qui finira par se suicider. Effrayé, Sazaki finit par accepter sa déchéance sociale et devient concierge.

 

1. Licenciement : chassez l’homme

Mr. Sazaki est licencié en début du film, à l’orée de son développement. L’acte initial est significativement une négation et un renvoi : il est chassé. La manière de ce licenciement est remarquable : au moment même où le PDG de Tanaka apprend la possibilité d’une délocalisation en Chine de son centre administratif (trois fois moins onéreuse), il renvoie Mr. Sazaki.

Son patron saute, bondit sur l’occasion. L’instinct du profit se déploie sans aucune finesse morale, aucune question, aussi cosmétique soit-elle, comme “Devrais-je licencier un père de famille qui travaille depuis dix ans pour nous ?” effleure l’esprit du PDG. Kurosawa en rapprochant de manière dérangeante l’offre de délocalisation et le licenciement, permet de dévoiler l’intransigeance précipitée au sein de l’entreprise moderne (je ne crois pas que je doive spécifier “japonaise”, l’entreprise moderne se définissant par son universalité et sa mondialité).

Il est intéressant de se pencher sur l’échange verbal entre Sazaki et le PDG pour comprendre comment le langage peut également perdre toute signification humaine, et comment il peut devenir un instrument complice d’un retour à l’animalité (la métaphore de l’animal est peut-être encore trop flatteuse, il faudrait parler d’un retour à la mécanique, à la chose, à la causalité qui lie sans raisonnement un état A à un état B).

Les questions qu’il lui adresse sont déroutantes : le “vous êtes viré” qui avait au moins le mérite de la froide franchise, subit une transformation insigne : “Que comptez-vous faire ? Que savez-vous faire ? C’est à vous de me le dire. Que pouvez-vous apporter à la société Tanaka ? C’est à vous de me le dire“. Sazaki n’est pas mis à la porte, il n’est pas positivement renvoyé ; il est simplement considéré comme n’ayant jamais appartenu à la société Tanaka. Son existence professionnelle est remise à zéro, supprimée. Plutôt que la franchise dis-je, le déni semble la solution optimale : il n’y a pas à s’excuser d’être brusque et mercantile puisqu’il n’y a rien à se souvenir. Sazaki n’a pas appartenu à la société Tanaka, il n’a jamais travaillé pour elle.

L’avantage de cette stratégie “délirante” est de transformer un licenciement en un entretien d’embauche impossible. Les questions ne demandent pas de réponses (elles sont “formelles”, vides, rhétoriques). L’entreprise n’a pas de temps, elle se constitue d’une succession d’états détachés les uns des autres, repliés sur eux-mêmes, effaçant toute idée de responsabilité. Kurosawa, ici, s’adonne à une forme subtile de critique sociale : plutôt que de s’attarder sur la manipulation des mots (“flexibilité”, “résistant à l’imprévu”, “ressources humaines”) ou d’anglicismes lénifiants (les deux stratégies visant à faire dire aux mots ce dont il ne s’agit pas), il présente une entreprise irresponsable (puisque hors du temps et de la continuité), paroxysme du capitalisme contemporain. On n’a plus besoin de jouer sur les mots, puisqu’il n’y a même plus d’excuse à chercher.

On peut davantage comprend cela si on regarde attentivement la scène de l’offre de délocalisation : la jeune chinoise qui se présente en japonais (dont elle a été gavé “jour et nuit”) n’est plus qu’une fonction destinée à remplir un usage précis. On a l’impression dérangeante (par trop humaniste) que l’on a affaire à une forme d’hybride, à un automate humain : il ne reste que la compétence “dégraissée” de l’idiosyncrasie, de la biographie, du corps et ses possibles “excès”. On y ressent comme l’impatience de la machine (avec l’idéal esthétique correspondant : le bras automatisé et autonome, le programme informatique ou la beauté froide d’un serveur).

L’humain comme gras superflu autour d’un os-machine est la métaphore qui travaille l’inconscient du patron d’entreprise et non l’homme comme cœur ou “substantifique moelle”. Faute de mieux et provisoirement, l’humain est décrassé de son humanité (qu’il faut entendre comme possibilité d’agir autrement, selon un désir propre, irréductible à celui de l’entreprise).

 

fig. (1): Une chinoise “vendue” par un entrepreneur chinois visiblement satisfait.

2. Zone

Le licenciement (qu’il faut presque comprendre ici comme un licenciement avant tout existentiel de par l’importance démesurée du travail) entraine la Chute de Sazaki. Le blanc tranquille et encadrant de l’entreprise, laisse place au vert d’un lieu insituable. Sazaki échoue littéralement on ne sait trop où : une place sous une autoroute. Qu’est-ce qu’on y fait ? On attend, on mange, on attend encore. Les corps s’assoient et s’isolent, abasourdis. Lieu résiduel, destiné à rien. “Ils” doivent s’immiscer dans l’inutile, vivre dans le délaissé ou le superflu. Puisque leur existence est devenue une aberration, ils ne peuvent qu’être et se situer dans des lieux privés de toutes significations : là, sur ce qui semble être une place, mais qui n’est qu’une aire, pire encore, une zone (qui est l’extrême de tout lieu, un lieu diaphane sans coordonnées, une aberration topologique).

On y ressent la solitude (malgré l’apparente collectivité humaine) à peu près comme devant L’Iles des morts : la barque est remplacée par des piliers de bétons immobiles (fig. 2) ; mais le sentiment de déréliction est tout aussi vif. L’équivalent urbain et matériel des Pré de l’Asphodèle : un lieu des Enfers où l’on ne fait qu’attendre, lieu des gens insignifiants à la différence des Héros qui répètent éternellement les jouissances terrestres. Cette Zone n’a rien à voir avec celle d’un Stalker (qui peut tout donner à quiconque). La zone dont on parle ici ne donne rien à part de la soupe et un temps sans limite. Le seul salut, le seul espoir d’en sortir, c’est l’Emploi.

Fig. (2-3)

Kurosawa, pour matérialiser ces Enfers, recourt à d’autres procédés comme la mise en évidence du phénomène de la file : on ne cesse de faire la file (fig.3). Le fils pour l’armée, le père pour l’emploi. Elle indique, par son incessante répétition, son immobilité et sa longueur extravagante, le surplus et la quasi impossibilité de s’en sortir. L’attente est collective sans que cesse toutefois l’isolement effroyable de chaque individu. Une file n’est-elle pas une suite de points sans attache ? On ne peut se voir, on ne voit que le dos d’un autre, qui lui-même attend. L’attente, non contente d’être une en chaque individu, s’éprend d’infini comme deux miroirs l’un en face de l’autre. On la sent dans le corps d’autrui encore plus intensément que dans le sien. Elle figure non le rassemblement humain, mais un engorgement d’êtres esseulés.

Fig. (4-6): “J’ai l’impression que nous sommes tel un bateau qui sombre. Le canot de sauvetage est parti depuis longtemps. L’eau nous arrive à la bouche. On sait très bien que c’est sans espoir, mais on chercher encore une issue, sans avoir le courage de se jeter à l’eau…”. Après cette tirade désespérée, Kurosu rejoint ces convois quotidiens et macabres, ces hordes résolues qui préfèrent la mort à la poursuite d’une existence incapable d’être une vie. Ironiquement, ces désespérés “embarquent” pourtant, ensemble seulement sur le Styx.

3. Suicide

Le camarade de lycée de Sazaki – Kurosu – rencontré dans la Zone, vit dans le déni – un second déni, complémentaire à celui du patron de Tanaka. Il s’agit pour lui de ne pas voir un acte qui n’a pas eu lieu (entre patron et chômeur, la cécité est double et s’annule). Cela vous fait peut-être vaguement penser à cette question brutalement philosophique : si personne n’entend l’arbre s’effondrer dans la forêt, existe-t-il ? Oui, non ? Si tous nient un événement, a-t-il une réalité ? Pour l’arbre, qui sait et qui s’en soucie? En revanche pour un événement humain, les conséquences, comme on le verra, sont toutes autres, la “réalité” plus effective et tragique.

Kurosu fait sonner cinq fois par heure son téléphone, fait mine de répondre et mime d’irréelles discussions avec des “vice-présidents” à propos de “palais des congrès” (champs lexical commun de prestige et de l’emploi, mots clefs qui, pour Sazaki, font mouche). Il conserve et travaille comme un instrument tous les tics de l’homme affairé : la posture conquérante et droite, la prestance de l’habit, la précision du mouvement volontaire, la parole péremptoire. Selon ses dires, il est “dans” le bâtiment comme Sazaki “dans” le matériel médical (le dans seul semble importer, il s’agit de se situer ; on peut être dans le bâtiment, la santé, l’immobilier, l’aéronautique, la finance… sans que cela ne change rien). Tous deux cherchent mutuellement à se faire croire qu’ils sont bien quelque part, que leur présence ici n’est que coïncidence, qu’ils sont tout sauf des hommes à la dérive, des errants.

Ce pathétisme pétri d’aveuglement est pourtant inévitable. L’être humain que l’on a formé au sein d’une idéologie quelconque ne peut chuter hors d’elle : il ne peut qu’en être exclu et ainsi être contraint à jouer dans le vide, à prétendre à perte, à mimer une vie à laquelle il n’appartient plus. La mort, alors, guette ; et le suicide est la conséquence la plus logique. On ne peut mimer la vie (l’emploi) qu’un temps seulement, l’homme finit par s’enrayer comme une machine inutile et se met alors à préférer la mort (fig.8). Mythologiquement cela s’exprime ainsi : hors de l’être, il n’y a rien qu’un monde d’ombres et d’apparences dont on ne peut vivre, le mieux est peut-être de choisir le néant tout court. Kurosu emporte sa femme avec lui ; cela n’étonne presque pas. On ne supporte la honte fusse au-delà de sa tombe : l’arbre emporte dans la mort celui qui le voit tomber.

Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Cette mort n’est pas qu’une mort tragique, un drame. Elle ne donne pas, comme on aurait pu s’y attendre sur le rien. Elle déborde vers quelque chose d’autre : le fantomatique. On le suggérer par la musique et le vent (notamment lorsque Sazaki apprend sa mort). Sa fille alors traverse la route sans parole comme un spectre endeuillé (fig.7). Un autre monde se décèle, imparfaitement se révèle. Qu’est-ce que cela veut dire?

Fig. (7)

Dans son film Sur l’Autre Rive, les fantômes reviennent, enfin heureux et libres. Kurosawa les invoque le temps d’un film pour montrer que la mort est une libération : non de la vie, mais de la mort dans la vie. Tout tient dans ce paradoxe. La “vraie” mort, simplement, on ne sait pas ce qu’elle est ni sur quoi elle débouche. Aussi vague et imprécise, elle peut facilement devenir le signifiant d’une réalité absolument autre, d’une utopie impensable mais possible, sans structure mais présente comme un invisible idéal. Il déjoue ainsi l’infini tragique de la mort de Kurosu en lui donnant un sens fondamentalement positif.

Donc, non pas la positivité pesante d’un “paradis”, mais l’espoir poétique d’une altérité meilleure même confusément. Le film aurait pu proposer, se “finir” (dans tous les sens) dans une forme de pessimisme moribond et désespéré, mais cette réappréciation subtile de la mort, cette finale change tout. Elle propose tacitement un renversement des valeurs. Non de manière révolutionnaire (il n’y a pas ici “d’engagement” précis), mais sous le mode de l’énigme artistique. Si la mort peut être cela, alors l’Emploi devient, lui, un enfer indolore et tranquille : l’homme ne s’y “réalise” pas, il se contente seulement d’y écouler sa vie en attendant que passe la date. Se superpose alors deux ordres inversés : l’échelle de valeur du cadre et celle du poète, de Kurosawa. Pour le poète, la vie est dans la mort (en tant qu’Idéal indistinct cerné par l’art), tandis que pour le cadre, la mort est dans la vie (par son refus de mourir et son amour de ce monde “terrestre”, il doit alors l’assumer à même sa vie). Comme le seul monde qui est est précisément celui qui existe, Kurosawa ne peut que le hanter. Plutôt qu’une utopie empressée et concrète, il préfère la suggestion d’un espoir qui sourd, la trace d’un Ailleurs rasséréné.

Fig. (8): Après avoir fait semblant de reprocher une faute professionnelle à Sazaki devant toute la famille de Kurosu, ce dernier se fige. Un tic-tac ironique semble prédire et annoncer la fin de ce fugace personnage. Pendant vingt secondes, il ne bouge plus, regarde dans le vide qui l’attend comme un lieu. C’était son dernier mensonge, la duperie prend fin comme une ampoule brûle. Le filament incandescent se rompt et la mort est déjà consommé (le suicide physique n’est qu’une formalité, une redondance, une réitération symbolique de ce qui s’est produit à l’intérieur). On ne se débat pas en devenant fou comme dans d’autres films. Il y a ici une pudeur effrayante, angoissante et véridique au-delà de toute mesure ; une vérité poétique que les “pétages de plombs” (En chute libre, plus récemment Dérapages) ne rendront jamais.

4. Déchéance

Horrifié par la mort de son ancien camarade, Sazaki opte pour la seconde option : sortir de la Zone, retrouver un emploi par un entretien d’embauche. Ce dernier sera aussi captieux que le licenciement. Là, il s’agissait de virer sans s’en donner l’air, ici, il s’agit d’éliminer en pleine conscience (puisque la faute vient du chômeur). Comment ? Par des injonctions confuses : “montrez-nous un domaine où vous excellez”, en réclamant une démonstration immédiate (ce qui s’avère, dans l’administratif du domaine médical, simplement absurde). Candidement, Sazaki répond : “le karaoké?”.

Bref, on ne communique pas plus qu’au début : des questions qui ne demandaient rien, renvoient ici à des injonctions qu’on ne peut sensément exécuter. Le candidat est conçu comme une étrangeté que l’on doit tester, expérimenter dans un sens passif, scientifique. Tandis que la communication s’adresse à une liberté, l’entretien d’embauche, ici, s’exerce sur une chose dont on veut connaître les propriétés pertinentes en vue de telle fonction dans l’entreprise[1]. L’agressivité contenue et le froid mépris qu’on lui porte semble le symptôme de cette Sehnsucht de la machine qui ne serait que ce qu’on a demandé (et qui n’a pas le mauvais goût de pointer le matin avec quelque chose d’aussi superflu qu’une conscience). Pascal disait l’homme passe[2] infiniment l’homme, dans Tokyo Sonata l’homme chasse absolument l’homme (seule la mort peut devenir, c’est dire, l’ultime signifiant positif).

Un extrait du site Rhtoday rend bien ce désir d’humain qu’on aimerait mettre en soufflerie :

“Si une personne fronce les sourcils ou exprime de la tristesse lors d’un entretien, quelle en est la signification ? Est-ce que la fréquence des sourires lors de l’entretien d’embauche a un sens ? Par exemple, si l’algorithme reconnaît les sourires, la machine pourrait classer les candidats selon la fréquence de ceux-ci. Cela pourrait offrir un avantage lors du recrutement de vendeurs, pour qui sourire peut être important”.

Au final Sazaki sera invité à chanter, l’examinateur lui lance, amusé, un “Va pour le karaoké. Chantez s’il vous plait” tout en refermant brutalement son dossier de candidature. Le chant marque la cessation d’un semblant de discussion : on enferme l’autre, on le pousse dans sa solitude comme au fond d’un gouffre. La caméra (fig.9) se resserre lentement sur Sazaki, se ferme sur son incertitude, son hésitation : on le sent penser. Le suicide est proposé tacitement comme alternative, “il reste la fenêtre…” est presque perceptible, fait corps avec le plan. Elle est énorme, derrière lui, il suffit de si peu… L’alternative se propose à nouveau : le suicide ou la déchéance. Il commence à chanter une demi-seconde, puis, le plan suivant nous le montre de retour dans la Zone passant ses nerfs sur des détritus. Des détritus qui deviendront son prochain emploi : il n’a plus le choix, il doit se faire concierge.

Fig. (9)

5. L’impossibilité de mourir

Être concierge, c’est travailler en négatif. Tout l’effort consiste à décrasser l’existence des autres, éliminer leurs déchets.  Non pas la “positivité” de la libre entreprise (qui crée), mais la nécessité en négatif de nettoyer ses rebuts. Il revient dans le monde des hommes mais comme fantôme ignoré de tous. Sa déchéance professionnelle finit par s’accompagner d’une déchéance légale : dans les toilettes qu’il nettoie, il trouve de l’argent et s’enfuit avec.

S’ensuit une fuite dans la ville de nuit, après avoir rencontré sa femme par hasard et à qui il a tout caché. Il finit par trébucher sur des ordures et se demandant : “Comment rependre à zéro ?”. Le spectateur est pris à parti mais quelle réponse peut-il lui faire ? On ne reprend jamais à zéro, les lois métaphysiques du film sont impitoyables. On ne peut “solder” sa vie sans la quitter. Tant qu’on y reste, on vit en enfer.

Preuve en est que Sazaki ne peut simplement pas mourir. Écrasé par une camionnette, il est laissé pour mort sur le rebord d’un trottoir (fig). Il y reste toute la nuit. Le choc aurait dû le tuer, mais il se relève comme si de rien n’était. Il ne peut mourir pour la bonne et simple raison que la mort est déjà là. On ne peut mourir par accident, comme on ne peut choisir une vie meilleure par hasard. Kurosawa permet d’intensifier le sentiment de cet enfermement et de cette déchéance sans fin que doit vivre Sazaki. Par cet irréalisme poétique, il permet de rendre le monde actuel semblable à la seule véritable « zone » dont on ne peut pas sortir.

Fig. (10): Sazaki ressemble à un “homme en marche” endormi, jonché sur le sol.

Conclusion

Dans Tokyo Sonata, deux ordres se superposent et s’opposeront à jamais : celui du poète qui voit dans ce monde, un monde de fantôme et croit à l’Idéal, et celui du « business man » motivé uniquement par les intérêts matériels et la soif de profit. L’un, nostalgique, veut l’homme dans toute sa splendeur ; l’autre, affairé, le veut dans la pureté de la fonction.

La critique de Kurosawa n’est donc pas simplement « immanente » comme celle d’un Ken Loach qui milite à travers ces films en nous rendant attentif à des réalités dont nous savons rien. Kurosawa montre ce que nous savons mais y introduit une dimension poétique unique, une dimension symbolique pleine de retenu sans être moins « efficace ». Alors que Ken Loach veut le changement politique par dénonciation, Kurosawa désire un changement d’ordre spirituel chez le spectateur.

 

 

[1] Les Monty Python ont poussé à l’absurde cette logique. L’examinateur ne se contente presque plus de parler (on s’est débarrassé du semblant de discussion, on interroge plus, on provoque) : il sonne des clochettes en chantant, il compte à rebours en hurlant afin de créer un sentiment de panique et d’imminence chez le candidat, des juges finissent par évaluer sa prestation à l’aide de note chiffrée. A la fin, on lui annonce qu’il n’y avait pas même de poste à pourvoir (sentiment que l’on éprouve également dans cette scène de Tokyo Sonata). Mais le comique ici à l’œuvre n’est que très peu “absurde”: il est plutôt sensé à l’extrême; il est une (légère) caricature d’une logique bien réelle

[2] Dans le sens de “dépasser” dans une perspective religieuse.

Des films pour s’oublier

Un article paru sur la RTS il y a quelque temps laissait songeur. On y critiquait une série “Locke and Key” en en révélant la bêtise et la fadeur. Mais étonnamment, à la fin, on faisait la recommandation suivante : « Cela fonctionne, mais mieux vaut ne pas trop réfléchir pour se laisser emmener dans l’univers de “Locke & Key” ». Qu’est-ce que l’injonction à “ne pas trop réfléchir” peut-elle bien signifier ? Pourquoi cette exigence de suspendre sa pensée alors que nous regardons une série ou un film ?

Le premier sens que l’on peut donner à cette étrange injonction est le suivant. Tout un courant de pensée – qui remonte à fort loin – prétend qu’il faut, face à une œuvre, s’absorber en elle, en faire l’expérience pure. Ce qu’il ne faut pas par contre, c’est chercher à les interpréter, à fouiller, creuser en quête de significations cachées en attente d’être dévoilées par le langage.

Goethe comparait la jouissance esthétique à celle de l’enfant dégustant, sans question, une pâtisserie. Susan Sontag, plus récemment, et de manière plus polémique vantait les mérites d’une “érotique de l’art” qui pouvait se passer de la froide réflexion et de l’interprétation qui ne serait que “la revanche de l’intellect sur l’art”. Tarkovksi, pour sa part, affirmait qu’il était absurde de réfléchir au sens d’un film pendant son visionnage : cela stérilise, distrait, occulte la source vive de l’œuvre.

La réflexion – ainsi conçue – est un écran qui vient perturber la communion, elle s’interpose et se perd dans sa quête vaine et stérile d’une signification.

Il est vrai qu’il y aurait un certain comique à regarder, disons, Amarcord en se demandant pendant qu’on le voit, quel est le genre du film, s’il est, oui ou non, féministe, ou encore s’il est le symptôme de ressentiment prolétarien ou d’un désir infantile répétant compulsivement les joies passées d’une enfance révolue ; ou encore qu’il dit quelque chose de précis sur l’Etat, le sexe, la religion, la vie, la mort, la souffrance. Tout cela a bien sa place après (et on peut légitimement ne pas s’y adonner), mais certainement pas pendant.

Il y a donc bien, comme ces exemples le montrent, un sens respectable à l’injonction de ne pas réfléchir. Grosso modo, cela veut dire : rester dans l’œuvre, ne pas songer à autre chose que ce qui se passe, là, sous nos yeux. Il faut tâcher de s’y situer, ne pas aller voir (un) ailleurs (de la réflexion, du souci, de la distraction…). Qui pourrait s’opposer à cette injonction? Il y a par conséquent un sens philosophique assez sûr à l’affirmation que tout “fonctionne” si on se laisse “emmener” sans “trop réfléchir”.

Pourtant on ne peut s’arrêter là. On ne peut pas être naïf au point de croire qu’il s’agit de ça ici. Il y a, c’est manifeste, un autre sens, une autre manière d’entendre cette phrase. Le “ne pas réfléchir” ne ressemble-t-il pas trop à un “ne pas s’attarder”, à un “ne pas y regarder de trop près” ? Si c’est le cas, alors nous avons affaire à quelque chose de très différent qu’un vague respect de l’œuvre, à une invitation à une certaine érotique de l’art.

Le “ne pas réfléchir” doit être lu comme un “ne pas penser”, un “ne pas faire attention”. Le but n’est pas de dévoiler l’œuvre sans se laisser perturber en étant attentif à ce qui se passe. Le “ne pas réfléchir” ici signifie l’inverse :  ne regarder pas trop près ; si vous pensez, pensez à autre chose, à ce qui n’a rien à voir avec le film (à votre journée, vos obsessions, au lendemain…) ; mais le mieux reste encore de faire le vide. Pensez tout juste au film, en dernière extrémité, car, si vous le voyiez vraiment, vous seriez dégouté. On vous sert un plat et l’on vous ordonne de boucher votre nez, sinon quoi, “allez donc trouver un bon restaurant !”. L’absence de “goût” devient ainsi la nouvelle norme.

Si la “qualité” ne se trouve pas en amont, alors on doit réclamer l’obscurité en aval. Le spectateur ciblé (qui dit cible, dit crime) est un être las, fatigué, lent, lourd, accablé qui veut par-dessus tout tuer le temps (c’est sa cible, à lui). Un être qui veut des images dans leur enivrante brutalité, des images pures, un ciné-hypnose. Surtout, ne plus sentir, ne plus sentir l’écoulement douloureux du temps. Combien d’entre nous n’ont-ils pas dit “Je veux me vider la cerveau”, “Un truc simple pour ce soir, pas prise de tête”, “Ce soir j’ai la vue (intérieure) floue, y’a quoi sur Netflix ?”. S’il voit flou, c’est vrai, pourquoi entrer dans les détails ? C’est un cercle vicieux : si l’inattention devient la norme de la consommation, la négligence devient celle de la production, et réciproquement. Si nos critiques jugent durement, mais au final recommande de se pincer le nez, il y a de quoi s’inquiéter.

Cette critique ne recoupe pas la distinction entre œuvres d’art et divertissement. Un excellent film peut être un bon divertissement, un film distrayant un chef d’œuvre, là n’est pas la question, pas du tout. Qu’on ne vienne donc pas me parler d’élitisme !

Le danger c’est qu’il existe une espèce de films/séries qui n’est pas même divertissante ; qui paraît seulement l’être à cause de notre fatigue et de notre inattention. Alors que l’art devrait intensifier la vie et l’existence, il fait précisément l’inverse lorsqu’il a pour vocation de rendre indolore le passage du temps à des hommes fatigués.

Que faire d’un mauvais film?

Wittgenstein prétendait qu’un mauvais film pouvait s’avérer plus intéressant qu’un film simplement bon. D’emblée l’énoncé semble paradoxal (comment le moins bien pourrait s’avérer d’un plus grand intérêt? Le “mal” en être digne?). Le paradoxe s’évanouit cependant si nous procédons à quelques distinctions:

D’abord, il y a les films si mauvais (le “si” a toute son importance) qu’on ne peut simplement pas les voir (ils sont insoutenables, “dégoûtants”; on s’énerve, on ne tient plus); le choix ne nous est pas laissé; il n’y a rien à faire, aucun côté par lequel regarder pour les racheter. Pourtant, ils ne sont guère ratés ou maladroits, il n’y a pas de malchance en eux (comme l’incompétence, le manque de budget, les aléas du tournage). L’impression est plutôt qu’un esprit “malveillant” les a tourné en connaissance de cause. Ils sont mauvais presque au sens moral du terme: on ne peut que les rejeter, aucune place ne nous est laissé pour les occuper. C’est une sorte d’enfer esthétique (chacun à le sien qui lui est réservé).

De ce type relativement rare, se distingue la catégorie plus courante des films mauvais (ceux auxquels se réfèrent Wittgenstein): ces films pèchent, mais véniellement. Cette fois, ils sont mauvais essentiellement par “ratage”, avortement: leur maladresse s’affiche, leur fadeur se répand. Ils ont quelque part échoué (l’échec n’est pas un rien, mais un tout qui ne parvient pas à éclore, à prendre; un tout qui stationne tragiquement entre la matière et la forme, la plénitude et le néant). Quelque chose manque, tout n’est donc pas désespéré: de la place nous est laissée pour (s’)en jouer.

Pour être exact, ce qu’on voit n’est plus un film, mais la tentative d’un film qui dénote non plus une histoire, mais la matière dont il est fait: tandis que le making of nous dévoile les rouages matériels des films (ce qui renseigne sans se montrer comique), le film raté nous dévoile les rouages culturels (les routines narratives, les stéréotypes, tous les “calculs” en vue de plaire). Sans cesse, il se trahit, lui, et le milieu qui l’a engendré. Ses ficelles sont exposées, on peut voir à travers. Le dévoilement est toujours rieur car on connait en flagrant délit, sans s’y attendre, sans même le désirer. Tout l’intérêt dont parle Wittgenstein réside dans ce rire savant, ce gai savoir improviste: on voit ce dont on a pas été dupe.

Quant au film simplement bon, souvent il ne dure pas plus d’un jour, il n’y survit pas. Lui n’est pas vide, mais sa plénitude n’est pas pour autant celle que nous cherchons en premier lieu (il fait office du “chef-d’œuvre” toujours espéré). On est simplement contenté (car on s’est contenté de relancer la roue du désir). Sa valeur réside souvent dans une satisfaction idéologique: on a ce à quoi on s’attend (narrativement, moralement, esthétiquement). C’est pour cela qu’on l’oublie: il n’y a rien à retenir, tout n’était que la répétition du connu. Le très bon film, lui, n’est jamais précisément là où on l’attend; fondamentalement, il échappe (à tel point qu’il est vain de vouloir en dire ici quelque chose).

Le fait que l’on puisse se “complaire” dans la médiocrité, y prendre plaisir, peut paradoxalement être le signe d’une sensibilité ironique et critique, et pas forcément le signe d’un avachissement moralo-esthétique. Le puriste, souvent motivé par le snobisme (qui offre à voir toujours le même catalogue d’œuvres et d’auteurs) à tout à perdre s’il craint ce qui est mauvais. C’est un monde qui enseigne beaucoup si tant est qu’on le surplombe sans s’y laisser entrainer.

The Third Murder (Kore-eda, 2018): le meurtre en suspens

Kore-eda est surtout connu pour avoir réalisé des films portant sur la famille comme Une Affaire de Famille (Palme d’or 2018), Tel père, tel fils (2013), Still Walking (2008), ou encore Nobody Knows (2004). Nous y sommes tant habitués que son film The Third Murder  a été moins bien considéré par certains critiques qui y ont vu une forme d’égarement – non dénué de valeur – mais trop compliqué et rigide par rapport à la spontanéité miraculeuse d’un Nobody Knows. C’est évidemment là une forme de mécompréhension due à l’habitude (« on s’attendait à un film de famille ! C’est pourtant où il excelle ! »). Yasujiro Ozu, connu pour faire « toujours les mêmes films » revendiquait cette apparente monotonie en se comparant à un cuisinier : « si on est très fort pour préparer les clams, pourquoi faire autre chose ? ». Mais Kore-eda ne fait pas que « s’essayer » à un genre en improvisant une recette mal apprise ; avec The Third Murder, il propose un film judiciaire qui ne fait que démontrer l’ubiquité de sa maitrise et ses capacités d’appropriation inattendues. Je me propose ici de revenir sur ce film en évitant le jugement hâtif, en le prenant au sérieux et en cherchant à explorer les significations qui lui donnent toute sa valeur.

 

Synopsis

Misumi, anciennement condamné pour avoir tué deux yakuzas, assassine son patron en le frappant dans le dos. Après avoir été arrêté, Shigemori, son avocat, tente de le défendre au mieux alors qu’il ne cesse de changer de version quant à la nature de ses motivations. Il commence par invoquer le besoin d’argent, puis affirme avoir agi sous les ordres de la femme du défunt et finit par clamer son innocence. Shigemori, intelligent et consciencieux, doute à chaque fois de ses prétendues raisons. Intrigué et en quête de nouveaux indices, il finit par apprendre que la fille de la victime, Saki, connaissait Misumi. Lorsque celle-ci affirme que son père la violait, Shigemori commence à douter de la « culpabilité » de son client…

 

Premier plan : montrer l’évidence ?

The Third Murder s’ouvre sur un meurtre : Misumi frappe un homme de dos, puis brûle son cadavre. L’acte est explicite ; le feu, au beau milieu de la nuit, achève notre certitude. Tout est cru, dépouillé, enveloppé par la nuit sombre et silencieuse, avec, au loin, la ville de Tokyo, indifférente. Une lumière de crime luit dans les ténèbres et révèle ce que d’ordinaire on cache. Rappelez-vous : dans La Corde de Hitchcock, c’était l’inverse : on tuait de jour et l’on cherchait inlassablement, jusqu’à la folie, les ténèbres pour couvrir une conscience devenue mauvaise. Cette clarté incendiaire où la mort s’illumine n’offre pas de place aux ambiguïtés perceptuelles classiques, pour le doute et l’énigme : « ai-je bien vu ? », « est-ce vraiment lui qui a tué ? ». Pourtant, une question simple, pleine de soupçons, est toujours possible : « puis je croire à ce qui m’est montré ? ». C’est une question autorisée – encouragée même – en tout cas depuis qu’Hitchcock, dans Le Grand Alibi, s’était plu à nous présenter des images qui paraissaient objectives, mais qui n’étaient, au final, que le fantasme trompeur d’un personnage, les simulacres d’une imagination (ce qu’il se retient opportunément de nous révéler). Nous savons maintenant que le statut de l’image n’est pas révélé par l’image : il faut encore être attentif au « tout » du film, à son système singulier pour le connaître. Les images ne sont jamais des faits bien que cette confusion – plus ou moins voulue – soit le moteur même de la fiction. Si Kore-eda se veut d’emblée si explicite et si clair, c’est qu’il veut arriver à quelque chose sans toutefois répéter l’astuce d’Hitchcock ; reste à savoir quoi.

Du meurtre initial, liminaire, nous passons en l’espace d’un plan au travail de l’avocat de Misumi. L’enquête policière, elle, est complétement occultée et niée par le récit (pas même une image télévisée en arrière-plan, pas de menottes, de porte défoncée, rien). Le « comment » de l’arrestation n’intéresse pas Kore-eda qui veut rapidement introduire la deuxième figure la plus importante du film : Shigemori, jeune et brillant avocat. De prime abord, un prototype que l’on rencontre dans de nombreux films : il néglige sa fille (ce qui est presque le signe conventionnel d’une passion excessive pour son travail), se moque de la « vérité » et chercher avant tout l’intérêt de son client sans pour autant faire preuve de compassion à son égard. On ne peut pas le traiter de cynique pour autant : sa fonction consiste bien à « défendre » Misumi en lui évitant la peine de mort ; son rôle est systémique (et non moral).

L’immédiat aveu de Misumi a quelque chose de déroutant mais prolonge logiquement la première séquence : il dit « j’ai tué » posément, comme s’il donnait l’heure. L’image se voit confortée par la parole de l’accusé lui-même : l’évidence est redoublée. Cela renforce l’incertitude quant au lieu de l’intrigue : « s’il ne nie pas, où est le problème, où est le film ? ».

 

Une musique douce et nostalgique accompagne le meurtre comme pour en compenser la brutalité : reste alors un acte, un geste « pur », une violence neutralisée, qui, refusant une normale émotion, s’adresse directement à l’intellect. Alors que Misumi incendie un corps sans vie, un train passe mollement comme un public fugace qui n’a plus le temps de voir, mais qu’il faut pourtant arrêter pour aller au fond des choses,

 

Une chorégraphie judiciaire : savoir faire danser la vérité

A partir de là, la mission de Shigemori consiste à conférer un « sens » à ce meurtre, à le sortir de sa crudité initiale sous peine de ne pas en contrôler les conséquences judiciaires. Mais ce contrôle s’opère indépendamment de la véritable intention de Misumi. Un dialogue explicite, entre Shigemori et son assistant, pose les choses clairement :

  • A : Quel est la bonne version ? La vengeance ou l’assurance-vie ?
  • Shige : Celle qui avantage notre client évidemment !
  • A : En termes de stratégie juridique bien sûr, mais…
  • Shige : De quoi d’autre veux-tu qu’on s’occupe ?
  • A : De rien, j’imagine
  • Shige : Car on ne connaîtra jamais la vérité ! Donc autant choisir la plus avantageuse.

Son incurie pour le véritable motif du meurtre en plus de son obsession pour la stratégie judiciaire, le pousse à faire jouer un rôle déterminé à Misumi ; un rôle qu’il doit tenir en prévision et lors de son procès. L’avocat devient metteur en scène. Mais cela n’a rien d’étrange : vouloir se tenir à la perfection d’un scénario élaboré in vitro est une nécessité si la justice est perçue par Kore-eda comme une forme de théâtre. En effet, The Third Murder ne cesse de convoyer une image de la justice en tant que drame qui doit être pensé en sus d’être joué. Cela est particulièrement visible dans la scène (cf. image ci-dessous) où tous les partis sont réunis (avocat, procureur, juge). Filmés séparément au stade initial, « scriptural », ils sont réunis lors du procès (là où se déroule ce qui était élaboré en coulisses). Au stade des discussions, chaque « camp » expose ses expertises psychiatriques (qualifiées de « littérature » par le père de Shigemori, ancien juge) sa version des faits, ses preuves, ses témoins de moralité (le pronom possessif ramène tout le hiératisme de ces tractations, non à une prétendue scientificité, mais à une forme de relativisme qui tient seulement à concilier et ménager chaque partie). Le juge, lui, n’est au final que le chef d’orchestre, celui qui accorde les intérêts en jeu. En effet, tout est joué d’avance sans que l’on ait eu à invoquer la vérité comme quelque chose d’autonome, indépendant de tout intérêt humain.

Evidemment, il y a ici une forme de dédoublement de la vérité : d’ordinaire – c’est-à-dire romantiquement – nous la concevons comme un absolu qu’il est exclu de « négocier » (ce qui en supposerait un possible et dégradant commerce). En pratique cependant, surtout dans le lieu même où il s’agit de l’établir (le tribunal), elle a un tout autre sens. Elle est une convergence précaire d’intérêts opposés, une résultante harmonisée qui court toujours le risque d’être insatisfaisante pour tous bien qu’acceptée. Il faut se garder cependant de confondre ce sens spécial et inhabituel de la vérité avec l’idée d’une corruption de la justice : elle n’a aucun parti pris à l’égard de Misumi, aucune volonté particulière de lui nuire. Seulement, lorsqu’il n’est pas possible de remonter à la vérité « romantique », il est alors nécessaire d’en donner l’air, de la convertir en une messe, une procession judiciaire qui semble seulement la manifester. Il s’agit d’imposer la vérité comme une personne pleine de dignité en impose. Le coup de marteau du juge est une manière de stipuler dramatiquement la vérité, non de la signaler. En somme, on montre théâtralement – sous un mode esthétique – ce que l’on n’est pas parvenu à découvrir. Misumi, son témoignage versatile, les preuves et les expertises sont des éléments qui entrent dans le jeu de la justice au même titre que les délais du juge (qu’il doit respecter pour conserver son prestige). Cette « déconstruction » de Kore-eda n’est pourtant pas le fruit d’un jugement cynique ou destructeur : il semble prendre acte, comme il le révèle en interview, que la justice n’est simplement pas ce que l’on croit sans qu’on ait forcément besoin de s’en scandaliser.

 

L’esthétique de ces images non seulement découpe et sépare les différentes parties qui ne peuvent qu’harmoniser leurs intérêts sans les identifier ; mais elles véhiculent une forme de froideur terrifiante qui tout le long du film rappelle les régions enneigées d’Hokkaido. Le froid est un élément récurrent qui renvoie culturellement à l’aseptisation (ici, de la justice, incapable par principe d’empathie). La chaleur est le propre de Misumi : dans le feu initial ou lors de l’interrogatoire (en particulier la scène où il touche de manière prolongée la vitre qui finit par se réchauffer de sorte à établir une forme de communication directe, haptique, « énergétique » avec Shigemori). Cette opposition thermique révèle au fond une forme d’opposition communicationnelle entre l’incompréhension sans contact et la compréhension immédiate procédant d’un « toucher » moral. Misumi est une coquille vide qui peut se « remplir » de l’intériorité d’autrui comme nous allons le voir. C’est cette propriété qui nous permettra de parler de lui comme d’un miroir.

 

Misumi, la vérité qui exige et échappe

Misumi avoue avoir tué dès le début. L’intérêt n’est donc pas à trouver dans le mutisme énigmatique d’un accusé qu’il faut faire parler, mais dans le changement continuel du « pourquoi » de son acte. Il commence par invoquer le besoin d’argent (l’hypothèse du vol que Shigemori dément rapidement), puis suggère avoir tué pour que la femme du défunt touche l’assurance vie (l’hypothèse improbable de l’adultère), et finalement il affirme n’avoir pas tué du tout (innocence). Le drame est purement mental, hypothétique, moral. Les péripéties se situent entièrement dans l’esprit des protagonistes, de Shigemori en particulier, et non dans des rebondissements purement « externes ». La question la plus intrigante est évidemment : « pourquoi Misumi change-t-il ainsi de version alors qu’il est l’auteur même du meurtre ? ». Une explication – qui revient dans le film comme un leitmotiv – est que Misumi n’est qu’une « coquille vide » (ce qui n’explique rien du tout et nous renvoie à notre incertitude). Invoquer la folie revient exactement au même : à la déception de l’inexpliqué. Pourquoi alors ?

Il est bien une coquille vide, mais narrative. S’il invoque sans cesse de nouveaux motifs, c’est qu’il fonctionne comme un miroir empathique. Il se remplit de l’intériorité d’autrui et lui renvoie son image. Les motifs qu’il invoque, à bien y regarder, ne sont rien d’autre que des stéréotypes ne comportant aucune complexité, de banals motifs inhérents au film policier (et judiciaire qui est son prolongement). « Pourquoi un homme tue ? » Pour l’argent, une femme, ou pour rien (car il n’a pas tué et tout est un immense malentendu). Vol, vengeance, adultère, innocence font partie du lexique herméneutique élémentaire de l’avocat qu’il projette inconsciemment pour simplifier l’exercice de son métier. On se passe des vraies causes pour des standards (du préfabriqué interprétatif, – une forme d’Ikea mental qui facilite l’action). Chacun a ses propres habitudes explicatives en fonction de ses intérêts et de sa situation [Nietzsche, Crépuscule des Idoles : le banquier invoque ses affaires, le prêtre Dieu, la jeune fille son amant].

Mais le plus important n’est pas forcément la nature des motifs invoqués, mais le fait même qu’il en change. La stabilité, l’assurance prétentieuse du lieu-commun alors se défont et, pire, se révèlent en tant que telles. Si Misumi s’était tenu à une seule version le film se serait écoulé sans accroc de manière ennuyante (il aurait été transparent, inénarrable). Face à ce changement, Shigemori est excité à chercher la meilleure hypothèse ; non pas seulement une version précipitée et fonctionnelle, mais la « vérité » enfouie. Misumi lui-même le provoque en l’incitant à chercher cette vérité. Ses réflexes interprétatifs ne suffisent plus : il doit recourir à sa propre expérience, à ce qui le relie à Misumi, à leurs filles respectives. Dans The Third Murder, il y a trois filles : la fille négligée (de Shigemori), la fille violée (par le défunt) et la fille absente (de Misumi). Lorsque Shigemori apprend que Misumi connaissait Saki, et que cette dernière a été violée, il en déduit que Misumi a agi pour la sauver. Cette interprétation est motivée par sa propre situation : celle de père négligeant. Sa culpabilité le pousse naturellement à sélectionner ce scénario. S’il ne peut invoquer ses clichés professionnels, il n’a pas d’autre choix que de construire un nouveau récit selon sa propre « expérience » guidée par des valeurs esthétiques. Misumi devient alors une sorte de héros qui répond à la culpabilité de Shigemori, un saint qui va jusqu’au sacrifice (il sauve Saki en plus de l’empêcher de témoigner et d’avoir à donner des détails humiliants). L’idée de la sainteté est renforcé par une présence constante, dans le film, de crucifix (l’empreinte du corps calciné dans le sol et sur la tombe des oiseaux).

 

Shigemori palpe l’air dans une brume opaline, une opacité gris-bleu qui transforme l’image en une peinture abstraite ; métaphore de toute la situation. On est plongé visuellement dans le doute même de l’avocat par un cadrage serré et un jeu de lumière confus qui invite à la rêverie (dans laquelle se plonge Shigemori et au terme de laquelle, il forme l’hypothèse finale de la sainteté). Il prononce une question qui résume toute l’ambivalence de Misumi : « A-t-il jugé ou a-t-il sauvé ? ». Dans The Third Murder, il y a récurrence du toucher impossible (que la main se perde dans le vide comme ici, ou soit stoppée par la vitre de la salle d’interrogatoire). Dans le célèbre conte de l’éléphant et des cinq aveugles, évoquée par le confrère de Shigemori avant cette scène, chaque aveugle touche bien son objet ; mais cela n’est pas encore une garantie (on n’en saisit qu’une partie, la vérité est dans le tout). Ici les mains touchent et se perdent, la vérité n’est pas holiste, mais simplement absente.

 

Déconvenue métaphysique : l’allégorie d’un film en abîme

Le drame du film, c’est que cette dernière hypothèse n’est pas corroborée. La fin que nous propose Kore-eda n’est pas « ouverte » : nous ne sommes pas simplement tenus dans une ignorance classique qui nous invite à nous faire une idée par nous-même de la chose non dite ou non montrée. L’ouverture motive le spectateur à y voir ce qu’il désire et ce qui correspond aux possibilités permises par le film. Ici, il n’y a pas d’idée à se faire puisqu’il n’y a simplement pas d’ouverture. Le but du film, l’intention de Kore-eda n’est pas que l’on choisisse intérieurement : « Il a tué, il n’a pas tué ou ; c’est un voleur ! C’est un fou ! C’est un saint ! » afin de compléter linéairement son film. L’ouverture souvent n’est pas si intéressante car les hypothèses possibles sont souvent si explicites qu’elles en perdent tout intérêt (l’alternative type se résume souvent à savoir si le héros vivra ou mourra).

Son refus d’une réponse, d’une clarté finale est plus compréhensible en pensant à la fin qu’il n’a pas choisie : Kore-eda aurait très bien pu céder à la facilité de rendre vraie l’hypothèse de la sainteté par un usage rhétorique et péremptoire d’une musique opportunément émouvante qui aurait clos le sens sans laisser aucun doute. Le spectateur aurait été alors en droit de penser : « ça y est, maintenant c’est la bonne. On nous l’a signalé[1] ». Misumi, devant la théorie de Shigemori qui croit encore en sa sainteté, affirme en riant avoir été incapable d’agir pour un tel motif bien que l’histoire soit belle. Il s’émeut lui-même face à cette idée. La déconvenue de Shigemori est totale ainsi que notre perplexité. En refusant la beauté vraie de l’hypothèse finale, en refusant un traitement plus classique de la narration, Kore-eda nous met dans une position assez inconfortable.

La sainteté finale de Misumi aurait rendu possible plusieurs réactions : l’indignation face à la mort du héros édicté par une justice aveugle à la supériorité morale ; l’admiration d’un caractère aussi noble qui ne se soucie pas de sa propre vie, qui est prêt à la sacrifier pour le premier venu (son prochain), ou encore une réflexion personnelle sur notre propre capacité empathique, la nature du sacrifice, de désintéressement etc. Mais tout cela est interdit, refoulé par la fin effective.

Quelle réaction avoir face à cette déconvenue ? Le mieux, semble-t-il, est encore de revenir à l’image initiale, le premier plan que nous avons évoqué au début de cet article. L’image du meurtre ne peut plus être « remplie » par une signification, par un motif (que nous attendions comme la mission propre du film). Il n’y a pas d’intention là-derrière, nous avons en face de nous le paradoxe d’une image vide dont on a soustrait le sens. L’activité du spectateur a été neutralisée : il est comme Shigemori face à Misumi. Ses réflexes interprétatifs sont devenus impossibles. Il est rare que des films se privent ainsi d’un sens final et réconfortant (en fait, tant qu’il y a un sens, il est réconfortant).

Mais le sens peut être récupéré si nous prenons de la hauteur, c’est-à-dire en proposant une lecture allégorique du film : la chorégraphie de la justice, la multiplicité ordonnée est le symbole de l’activité du cinéma lui-même qui cherche à agencer des images afin de produire un sens précis (analogue au jugement de la justice). Le cinéaste peut alors être conçu comme quelqu’un qui possède un sens ou plutôt une intention qu’il veut faire danser dans une série d’images ordonnées. Mais ce sens n’apparaît jamais en tant que tel : il parie sur le spectateur et sa capacité d’attribuer une signification à ce qui lui est montré (c’est à lui de procéder au travail d’unification). Le texte est un piquenique où l’auteur apporte les mots et le lecteur le sens [Umberto Eco citant Todorov dans les limites de l’interprétation]. Pareillement, on peut dire que le cinéaste apporte les images, et le spectateur le sens. Sauf que les images ici mettent en abîme le processus même de l’interprétation en éliminant la possibilité d’un sens final. Pas d’autre choix que de monter d’un cran et de faire porter le film sur le film lui-même et sur l’activité du spectateur. Le sens du film est la prise de conscience de notre activité interprétative constante (très souvent inconsciente), le fait que les images radicalement ne signifient rien sans lui. Nos habitudes de consommation font que le sens de la plupart des films sont si évidents qu’il ne reste pas grand-chose à nous mettre sous la dent. Nous oublions notre rôle actif puisqu’on est poussé à une forme de paresse psychologique, à des automatismes. En nous laissant devant une image sans sens, Kore-eda traumatise le spectateur « naïf » et le pousse à réfléchir sur la nature même de l’image, sur son rôle, sur la valeur de la beauté dans la recherche de la vérité, etc.

On se souvient de Rashômon d’Akira Kurosawa qui, en présentant plusieurs récits concurrents, détruisait l’idée d’un récit plus vrai que les autres, d’une vérité finale. Mais Rashômon usait dans son intégralité de l’illusion Hitchcockienne du plan subjectif qui semble objectif. On peut ainsi le concevoir comme un milieu, une fusion de Le Grand Alibi et The Third Murder (il use des procédés du premier et propose un message similaire au second).

 

L’autre comme Autre

Au sens allégorique, il est également possible d’interpréter le film comme une explication de notre vie ordinaire. La plupart du temps nous ne nous soucions guère du sens « ultime » de l’agir des autres hommes ; nous nous contentons de réguler extérieurement nos interactions pour que tout fonctionne. Nous pensons alors que tout le monde agit plus ou moins pour les mêmes motifs. Or, le film nous rend conscient de l’impossibilité de comprendre vraiment ne serait-ce que nos proches (comme le suggère le père de Shigemori). Ce n’est pas une simple trivialité mais une situation radicale qui peut aller jusqu’à l’effroi : sous nos « belles » explications, celles que nous affectionnons particulièrement se trouvent peut-être autre chose (le paradoxe d’une coquille vide intérieure) que nous pourrions bien ne jamais saisir. Nous n’avons que les récits rapidement esquissés de « qui sont » notre famille, nos conjoints, nos amis. Jamais nous ne cherchons sérieusement ce qui se passe en eux (notre paresse psychologique ne concerne pas seulement les films).

Jung, dans L’homme à la découverte de son âme, s’amuse du fait que les hommes calquent leur psychologie sur les autres en niant ainsi leur fondamentale altérité, peut-être pour toujours incompréhensible. Lorsque leur stratégie ne marche plus, ils se contentent de traiter autrui de fou ou prennent peur devant l’Autre (au sens plein, fort, extraterrestre). On peut alors supposer qu’ils se lanceront dans une quête d’une signification plausible sans savoir si elle aboutira effectivement (le drame de Shigemori est toujours une possibilité). Au final, il se peut que nos plus belles constructions s’érigent sur le vide de notre incompréhension.

 

La superposition symbolise la réussite de l’hypothèse qui « colle » à son objet. Misumi se superpose à Shigemori à la fois pour signifier la possible vérité de son interprétation, mais également le fait que c’est à partir de lui-même qu’il a créé un Misumi doué de sainteté. Bradley Warren fait remarquer la parenté de cette scène avec le film de Akira Kurosawa « Entre le ciel et l’enfer ». Elle diffère beaucoup quant à son contenu mais non sa forme : le cloisonnement réciproque, le jeu d’identité et de superposition permettent, tout le long du film de proposer des significations subtiles figurant la dialectique du doute et de l’espérance d’un sens.

 

Un film judiciaire particulier

Tout ce que nous venons d’exposer fait de The Third Murder, un film particulier. La plupart des films judiciaires propose des trames standardisées : on cherche la vérité et on la trouve in extremis (le Fugitif d’Andrew Davis) ou bien il n’y a aucun doute sur la vérité, mais des “méchants” riches et puissants veulent l’étouffer (comme dans l’excellent film Le Verdict de Sidney Lumet). La vérité n’est pas mise en jeu, à aucun moment ; on tarde simplement à la révéler ou à la faire triompher. Cela provient de la loi presque toujours respectée de la résolution : le spectateur désire (dans la plupart des cas) que la vérité jaillisse au terme d’une lutte. Kore-eda viole cette loi et le fait au prix d’une signification plus riche et plus intéressante.

Sa méditation sur la vérité est sans doute assez théorique (et a énervé les critiques habitués à ses “histoires de famille” sans doute plus lisibles[2]) mais elle rejoint pourtant les préoccupations du cinéaste. Dans un film comme Still Walking, il en va également de la compréhension défaillante d’autrui (alors qu’on appartient à la même famille), par exemple Kyōhei Yokoyama face son fils Ryōta : ils ne peuvent se comprendre ; chaque décrit l’autre comme un traitre ou un vieillard obtus et rigide. Un film judiciaire permet de rendre plus manifeste cette difficulté, de la rendre objective et analytique.

 

 

[1] Cette manière de prendre le spectateur pour un « idiot » est présente– malheureusement – dans une majorité de films. Dernier exemple en date : le Joker de Todd Philips. On savait que la relation du Joker avec sa voisine était fantasmatique ; mais Todd s’est senti obligé de le signaler, nous prenant, au passage, pour des idiots (au sens philosophique du terme), ce qui peut vexer et amoindrir la valeur finale du film.

[2] Déplorer la « cérébralité » ne veut pas dire grand-chose. Cela fait bien, mais quant à savoir ce qu’elle recouvre, cette cérébralité, on est souvent désemparé (est-ce l’impatience du spectateur ? l’obscurité réelle du film ? etc.).

Parasite (Bong Joon-ho, 2019): du ruissellement au déluge

Parasite a peut-être trop fait parler de lui. A Locarno cette année, avant la projection de son film, la première recommandation de Bong Joon-ho fut de « tout oublier » de ce que l’on avait écrit à son sujet. Après l’exigence de « ne rien dire » pour éviter le spoiler, il s’est sans doute rendu compte que les diatribes pouvaient tout aussi gâcher et déformer l’expérience esthétique : on finit par aller voir un film armé d’attentes irréalisables puisque disproportionnées. On espère l’impossible et l’on est déçu.

Parasite est un excellent film, je ne veux pas revenir là-dessus en réécrivant un nouvel éloge. Ce que j’aimerais faire ici c’est vous proposer une analyse de ce film qui cache beaucoup sous sa nonchalante simplicité. Je n’éviterai donc pas de dévoiler la fin du film, que celui qui ne l’a pas vu en soit averti.

Le pauvre comme parasite

Une société verticale et hermétique

Dans un interview au Hollywood reporter, Bong Joon-ho confesse avoir toujours eu le désir de faire un film ayant pour thème les inégalités sociales. Selon lui, en Corée du Sud riches et pauvres vivent complétement séparés les uns des autres : la société cloisonne et tient hermétiquement fermé ces deux mondes parallèles. Il en va de même en Suisse et dans n’importe quel pays riche.
Au sein de sociétés aussi polarisées qu’aberrantes, il est donc effectivement prometteur – narrativement parlant – de faire confluer ces deux catégories abstraites, ces pôles quasi-électriques, pour voir ce que cela donne, un peu comme une fascinante et dangereuse expérience de chimie, mais faite par un cancre aussi critique qu’ironique.

Dans Parasite, l’opposition des classes est symbolisée par M. Park (le très riche) qui vit tranquillement sur les hauteurs dans une villa d’architecte, et Geun-sae (le très pauvre) qui, lourdement endetté, n’a pas d’autre choix que de vivre caché, terré dans le sous-sol de cette même villa. Cette opposition est marquée spatialement et visuellement selon un axe vertical : plus le pauvre est pauvre, plus, immanquablement, il s’enfonce dans le sol : l’entresol pour la famille Kim, et le sous-sol pour Geun-sae. A l’inverse, l’enrichissement s’exprime par une prise de hauteur toujours plus grande : M. Park vit sur sa colline comme sur le mont Olympe.

Cette configuration topologique n’est pas nouvelle, elle a un vénérable précédent dans le cinéma asiatique : Entre le ciel et l’enfer (1963). Dans ce film, Akira Kurosawa recourrait au même procédé : M. Gondo (Toshiro Mifune), un riche industriel vit sur une colline assez semblable à celle de Parasite, dans une villa qui nargue la dense ville de Yokohama. Tandis que le kidnappeur, qui cherche à extorquer ce dernier, vit dans un taudis surchauffé l’été, glacé l’hiver, invivable et inhumain dans les bas-fonds d’un quartier défavorisé. Cet état de fait est somme toute réaliste : tous les « …hills » du monde sont bien souvent truffées de villas paradisiaques à partir desquelles il est possible de contempler le reste de la ville, dense, étouffante, là, en contre-bas. Aussi il n’est pas étonnant de voir le cinéma s’approprier ce fait pour en faire le signifiant même des disparités économiques.

Le riche comme divinité

Dans Parasite, l’opposition riche-pauvre n’est plus vraiment réaliste (comme dans Entre le ciel et l’enfer), mais plutôt mythologique. M. Park n’est plus un riche parmi d’autres à l’instar de Gondo : il vit dans les cieux, il est un Soleil qui engendre et maintient la vie sans s’en apercevoir ; il est l’Un des métaphysiciens antiques, un Dieu qui déborde, « surabonde », jusqu’à donner la vie sans y prêter attention. Il est calme, serein, tranquille et posé comme un Bodhisattva ou une icône russe. Geun-sae, lui, est un être souterrain, un fantôme qui vit dans les tréfonds obscurs d’un sous-sol oublié. Sa conscience et son estime de soi ont complétement disparu : toute son activité s’est muée en une célébration perpétuelle et délirante de la bienfaisance imaginaire de Park perçu comme un Dieu (il va jusqu’à bâtir un autel avec des icônes de Park, autel qui en rappel un autre, celui du living room). Cette idée d’un couple Dieu ignorant/créature célébrante est explicitement mise en scène lors de la scène finale (fig.1-2). Le « parasite » du titre semble donc faire référence au pauvre qui vit grâce au riche.

 

 

Renversement : théorie du ruissellement et théorie du déluge

Un ressort comique…

Bong Joon-ho en rendant la relation riche-pauvre mythologique peut faire plusieurs choses intéressantes. D’abord et surtout, provoquer un effet comique[1] : Park n’est qu’un riche suffisant et non un principe divin ; Geun-sae est simplement un pauvre endetté et non un parasite. La « lumière » du riche est assimilée par Bong Joon-ho à sa transparence, à son manque de rugosité, à sa platitude provoquée par l’excès d’argent ; le riche étant un « homme repassé » (comme le prétend la mère Kim). Le riche, par sa richesse, peut s’isoler du monde et vivre une vie toujours plus semblable à elle-même, une vie qui va s’appauvrissant au risque de devenir comme le film le suggère « simplette[2] » (épithète utilisé par le camarade du fils Kim pour qualifier la femme de M. Park). Cette simplicité se cultive par le refoulement de tout ce qui lui est étranger :  la pauvreté, la sexualité, la maladie, la drogue (causes pour lesquelles, sans leur avouer, ils licencient leurs domestiques sans s’inquiéter outre mesure de ce qu’il leur adviendra). Le licenciement et le réseautage sont leurs moyens privilégiés afin de maintenir leur monde homogène. La famille Kim, elle, en revanche, se qualifie par une lucidité parfaite, une maitrise de l’illusion sans défaut qui leur permet de manipuler les Park comme ils l’entendent jusqu’à en éprouver des remords…

Donc, non pas un Dieu et une « créature », mais un simplet et un fou, au milieu desquels se tiennent les Kim.

… et une critique politique

Mais ce n’est pas tout. A l’aspect purement comique s’ajoute un aspect redoutablement politique. La surabondance divine trouve un corrélat économique dans la fameuse « théorie du ruissellement » selon laquelle, grossièrement, en laissant les riches être de plus en plus riches, leurs richesses finiront bien par « nourrir » les pauvres (notamment par la création d’emplois, pensons à la famille Kim qui parait en bénéficier). Bref, le riche est et le pauvre peut être grâce à lui. Cette théorie, elle, n’a rien de mythologique, c’est elle qui organise bon nombre de nos sociétés. Mais quel est le rapport avec Parasite ? Le ruissellement divin (et économique) dont croit bénéficier Geun-sae est comme nous l’avons montré une pure illusion, un délire. Le seul « ruissellement » que nous montre le film finit par provoquer une inondation dévastatrice qui se termine par une explosion de violence. Dans Parasite, la théorie économique du ruissellement semble laisser place à une théorie inversée, ironique que nous pourrions nommer théorie du déluge. Expliquons.

La théorie du ruissellement fantasme une cohabitation harmonieuse entre riches et pauvres, si tant est que les premiers pourvoient les seconds en emplois et qu’ils vivent séparés les uns des autres, hermétiquement. Cette théorie du déluge que nous supposons, elle, prend acte de l’impossibilité d’une telle coexistence et pressent même le conflit à venir, la rupture colapsologique. Le film exprime clairement cette idée : lorsque l’orage se met à gronder, lorsque le déluge commence, la comédie verse dans l’horreur (des images fluviales et aquatiques fortes se succèdent : le débordement de la rivière, l’inondation de la basse-ville, l’eau qui bout). La comédie qui définissait la première partie du film était enracinée dans l’idée d’une cohabitation possible, le spectateur s’amusait de cette possibilité saugrenue et bon enfant que les deux familles, les Park et les Kim, finissaient par vivre ensemble harmonieusement au sein d’un parasitisme socialement « réussi ».

Bong Joon-ho a très savamment et délibérément pris le parti, non pas d’unir, mais de dédoubler la famille pauvre des Kim (significativement, le premier titre envisagé était decalcomania). Il aurait pu poursuivre dans la comédie en multipliant les scènes où les Kim lutteraient pour masquer leur imposture et le tout finirait néanmoins par le mariage heureux du jeune Kim et de la jeune Park. Ce faisant, Bong Joon-ho aurait fait passer le message « ruisselant » selon lequel les pauvres peuvent être riches, et, qu’après tout, ils peuvent même vivre ensemble. Mais tel ne fut pas son choix. Plutôt que l’assimilation, il propose le conflit par le redoublement de la pauvreté qui finit par lutter contre elle-même, par s’entredéchirer. Cette lutte, nécessairement, s’étendra jusqu’à M. Park qui sera brutalement assassiné.

Ainsi, au « comique » angélisme économique, à la pensée philosophique du « tout ira bien », Bong Joon-ho propose une version cinématographique horrifique de ce qui nous attend peut-être dans les décennies à venir. Il prend acte que les emplois sont précaires, asphyxiants, dégradants, la rivalité meurtrière et le sentiment de d’injustice toujours croissants. A croire que tout ira bien, l’humanité finira dans l’horreur.

Dans le film d’Akira Kurosawa, le riche « gagne » et le coupable miséreux est condamné à mort. Le film, politiquement, s’est contenté de nous sensibiliser au pourquoi du crime, à sa généalogie, à ses origines dans la chaleur et la misère. Le criminel, bien qu’en partie excusé, reste un individu que la police – dans le film, infaillible – peut isoler et combattre avec succès. Bong Joon-ho propose un « message » différent : c’est le riche en tant que classe sociale qui est mis à mort, exécuté par un pauvre qui ne semble plus être maître de lui-même. Dans Entre le ciel et l’enfer, la balance penchait vers un riche finalement édifié, dans Parasite elle penche vers un pauvre déboussolé qui comprend à peine son acte.

Le riche comme parasite

L’idée de la surabondance quasi divine de Park nous a orienté vers l’idée de la théorie économique du ruissellement. Dans cette optique, le pauvre était le parasite. Bong Joon-ho, en mettant en scène une théorie du déluge, finit par proposer une mythologie elle-même inversée : le riche comme enfant inconscient qui vit au dépend du pauvre.

 

 

Sur l’image (fig.3), le « gâteau » des richesses est dévoré impudemment par le fils Park en pleine nuit. Nous sommes passés de la personnalité solaire de Park père, pourvoyeuse de vie (et d’emplois !) à la gloutonnerie nocturne de son enfant soudainement confronté à un fantôme (fig.4-5). L’image est claire et peut être interprétée ainsi : le riche est incapable de penser l’existence du pauvre car cela lui est simplement intolérable. Il n’est pas possible de trouver une justification convaincante, la seule attitude possible n’est pas une défense argumentée mais la négation pure et simple du « qui » d’où provient toutes les richesses. Le pauvre est un fantôme moderne, un fantôme non plus romantique qui vient hanter passivement des lieux pittoresques, qui élit domicile dans d’obscures ruines pour y ruminer un grief personnel, mais un être humain bien vivant auquel on refuse l’existence. Le pauvre est celui auquel on a volé la substance vitale, sur lequel on repose mais qu’on veut paradoxalement oublier. Il est celui qui vit dans l’ombre mais qui, pourtant, éclaire les lieux. Souvenez-vous : c’est Geun-sae qui illumine la montée quotidienne des marches de M. Park. Celui-ci ne se doute de rien ; il ne sait pas d’où provient cet effet scénique. Lorsque Geun-sae tente d’appeler au secours en usant du morse, Mme. Park accuse le capteur : elle ne parvient pas à remonter à l’intention initiale, à la condition première du pauvre, en gros elle ne saisit même plus son langage. L’hermétisme entre les hommes ne pourrait être plus grand.

 

 

Ce dont la conscience du riche s’occupe ce n’est pas de la « machinerie » cachée et salissante ; mais uniquement de l’effet produit. La conscience du riche semble également simplette parce qu’elle s’arrête volontairement à la surface des choses où plutôt à la surface de son propre monde. Ce n’est pas pour rien non plus que le sous-sol ressemble à un égout: la pauvreté est une déjection sociale que l’on doit refouler pour préserver l’équilibre mental. La révélation du sous-sol est la révélation d’une mauvaise conscience refoulée ; c’est à la nauséabonde psychè des Park à laquelle on a soudainement accès. L’épouvante de ce couloir qui n’en finit (fig.6) par de s’enfoncer ressemble fortement à celui que l’on trouve dans le film Creepy réalisé par un autre Kurosawa, – Kiyoshi. Dans ces deux films, une rupture s’opère lorsqu’enfin on descend dans les entrailles du « crime » (qu’il soit le fait d’un individu (Creepy) ou d’une classe sociale (Parasite)).

 

 

Les deux imageries concurrentes proposées par le film convergent néanmoins : en apparence, au vue de notre société, le riche est assimilé à M. Park, tandis qu’en réalité, le riche est un enfant aveugle qui ne parvient pas à retenir son désir de tout manger. On retrouve la figure du pauvre-fantôme dans le tout premier film de Bong Joon-ho Barkings Dogs mais également, de manière moins métaphorique, dans le dernier wagon de Snowpiercer. D’ailleurs ce film se termine également par une explosion finale aigre-douce : l’Homme est perdu, mais la vie semble à nouveau possible (un ours au loin semble à la fois indiquer la vie possible, mais également le danger et les difficultés d’une humanité qui doit repartir à zéro).

Pour résumer, à la surabondance idéologique fantasmatique, Bong Joon-ho substitue une « nauséabondance » réelle, pleine d’aveuglement et d’auto-illusion. Le parasite n’est plus le pauvre, mais au final, le riche. Le titre est volontairement ambigu puisque deux lectures se chevauchent, deux mythologies qui se font face.

Remarques conclusives

Il est évident que Parasite n’est pas pour autant un film politique au sens usuel. De son propre aveu, Bong Joon-ho déteste les films dont la raison d’être est exclusivement politique. Toujours à Locarno, lors d’une conférence au Spazio Cinéma, il a précisé qu’une de ses motivations principales était avant tout le « pur » jeu sur les différents genres cinématographiques qu’il se plait à mêler. C’est d’ailleurs de cet aspect ludique dont on prend le plus directement conscience lors de la vision du film. Pourtant, malgré son apparent formalisme, le message est bien présent ; les images et métaphores qu’il manipule sont très intelligentes et finement mises en place. Il propose de partir d’une imagerie classique du riche : « la magnificence ruisselante du riche philanthrope » pour le traiter, en substance d’enfant gourmand et de simplet aveugle. Parasite, bien que plus ludique qu’Une affaire de famille de Kore-eda, et en apparence plus innocent, n’en demeure pas moins un film plus directement et violemment politique.

Tati voulait que l’on vît le monde comme le prolongement de l’un de ses films, que l’on sorte de Playtime avec un regard un enchanté et poétique. Après Parasite, je le demande, comment ne pas voir sa Palme d’or comme son prolongement ironique ? C’est si métaphorique…

 

 

 

[1] Le comique de la figure du riche n’est pas simplement caricatural : en respectant trop une personne ou une classe on l’expose fatalement au ridicule ; il suffit pour cela de tomber dans la vénération. L’humanité que l’on attend surhumaine est un ressort éternel du comique. Dans nos sociétés, semble suggérer Bong Joon-ho, la dignité que l’on octroie aux riches les rend ridicules malgré eux.

[2] Ce choix permet d’être plus directement comique que le choix de la perversité consciente du riche comme on le trouve par exemple dans les films de son compatriote Im Sang Soo (par exemple The Taste of Money).