Des films pour s’oublier

Un article paru sur la RTS il y a quelque temps laissait songeur. On y critiquait une série “Locke and Key” en en révélant la bêtise et la fadeur. Mais étonnamment, à la fin, on faisait la recommandation suivante : « Cela fonctionne, mais mieux vaut ne pas trop réfléchir pour se laisser emmener dans l’univers de “Locke & Key” ». Qu’est-ce que l’injonction à “ne pas trop réfléchir” peut-elle bien signifier ? Pourquoi cette exigence de suspendre sa pensée alors que nous regardons une série ou un film ?

Le premier sens que l’on peut donner à cette étrange injonction est le suivant. Tout un courant de pensée – qui remonte à fort loin – prétend qu’il faut, face à une œuvre, s’absorber en elle, en faire l’expérience pure. Ce qu’il ne faut pas par contre, c’est chercher à les interpréter, à fouiller, creuser en quête de significations cachées en attente d’être dévoilées par le langage.

Goethe comparait la jouissance esthétique à celle de l’enfant dégustant, sans question, une pâtisserie. Susan Sontag, plus récemment, et de manière plus polémique vantait les mérites d’une “érotique de l’art” qui pouvait se passer de la froide réflexion et de l’interprétation qui ne serait que “la revanche de l’intellect sur l’art”. Tarkovksi, pour sa part, affirmait qu’il était absurde de réfléchir au sens d’un film pendant son visionnage : cela stérilise, distrait, occulte la source vive de l’œuvre.

La réflexion – ainsi conçue – est un écran qui vient perturber la communion, elle s’interpose et se perd dans sa quête vaine et stérile d’une signification.

Il est vrai qu’il y aurait un certain comique à regarder, disons, Amarcord en se demandant pendant qu’on le voit, quel est le genre du film, s’il est, oui ou non, féministe, ou encore s’il est le symptôme de ressentiment prolétarien ou d’un désir infantile répétant compulsivement les joies passées d’une enfance révolue ; ou encore qu’il dit quelque chose de précis sur l’Etat, le sexe, la religion, la vie, la mort, la souffrance. Tout cela a bien sa place après (et on peut légitimement ne pas s’y adonner), mais certainement pas pendant.

Il y a donc bien, comme ces exemples le montrent, un sens respectable à l’injonction de ne pas réfléchir. Grosso modo, cela veut dire : rester dans l’œuvre, ne pas songer à autre chose que ce qui se passe, là, sous nos yeux. Il faut tâcher de s’y situer, ne pas aller voir (un) ailleurs (de la réflexion, du souci, de la distraction…). Qui pourrait s’opposer à cette injonction? Il y a par conséquent un sens philosophique assez sûr à l’affirmation que tout “fonctionne” si on se laisse “emmener” sans “trop réfléchir”.

Pourtant on ne peut s’arrêter là. On ne peut pas être naïf au point de croire qu’il s’agit de ça ici. Il y a, c’est manifeste, un autre sens, une autre manière d’entendre cette phrase. Le “ne pas réfléchir” ne ressemble-t-il pas trop à un “ne pas s’attarder”, à un “ne pas y regarder de trop près” ? Si c’est le cas, alors nous avons affaire à quelque chose de très différent qu’un vague respect de l’œuvre, à une invitation à une certaine érotique de l’art.

Le “ne pas réfléchir” doit être lu comme un “ne pas penser”, un “ne pas faire attention”. Le but n’est pas de dévoiler l’œuvre sans se laisser perturber en étant attentif à ce qui se passe. Le “ne pas réfléchir” ici signifie l’inverse :  ne regarder pas trop près ; si vous pensez, pensez à autre chose, à ce qui n’a rien à voir avec le film (à votre journée, vos obsessions, au lendemain…) ; mais le mieux reste encore de faire le vide. Pensez tout juste au film, en dernière extrémité, car, si vous le voyiez vraiment, vous seriez dégouté. On vous sert un plat et l’on vous ordonne de boucher votre nez, sinon quoi, “allez donc trouver un bon restaurant !”. L’absence de “goût” devient ainsi la nouvelle norme.

Si la “qualité” ne se trouve pas en amont, alors on doit réclamer l’obscurité en aval. Le spectateur ciblé (qui dit cible, dit crime) est un être las, fatigué, lent, lourd, accablé qui veut par-dessus tout tuer le temps (c’est sa cible, à lui). Un être qui veut des images dans leur enivrante brutalité, des images pures, un ciné-hypnose. Surtout, ne plus sentir, ne plus sentir l’écoulement douloureux du temps. Combien d’entre nous n’ont-ils pas dit “Je veux me vider la cerveau”, “Un truc simple pour ce soir, pas prise de tête”, “Ce soir j’ai la vue (intérieure) floue, y’a quoi sur Netflix ?”. S’il voit flou, c’est vrai, pourquoi entrer dans les détails ? C’est un cercle vicieux : si l’inattention devient la norme de la consommation, la négligence devient celle de la production, et réciproquement. Si nos critiques jugent durement, mais au final recommande de se pincer le nez, il y a de quoi s’inquiéter.

Cette critique ne recoupe pas la distinction entre œuvres d’art et divertissement. Un excellent film peut être un bon divertissement, un film distrayant un chef d’œuvre, là n’est pas la question, pas du tout. Qu’on ne vienne donc pas me parler d’élitisme !

Le danger c’est qu’il existe une espèce de films/séries qui n’est pas même divertissante ; qui paraît seulement l’être à cause de notre fatigue et de notre inattention. Alors que l’art devrait intensifier la vie et l’existence, il fait précisément l’inverse lorsqu’il a pour vocation de rendre indolore le passage du temps à des hommes fatigués.

Martin Morend

Martin Morend est un philosophe dont le but est d’explorer le cinéma afin d’en montrer les enjeux philosophiques, sociaux et imaginaires. Ce blog lui permettra de proposer des cycles d’articles thématiques ou dédiés à certains réalisateurs classiques et contemporains.

3 réponses à “Des films pour s’oublier

  1. Bravo votre comentaire sur “quoi faire d’un mauvais film?”
    Les penseurs français et les traductions en français ocupent le centre de ma formation philosophique et de theorie de l’image (Barthes, Lacan, Deleuze, Clement Rosset, Aumont, Marc Vernet, Bonitzer, Bazin, Godard, …..). mais j’ecris tres mal, tres mal, en français. Pour ça je seulement peux dire “bravo”.
    Bravo aussi pour votre reflexion sur Parásitos.
    Je suis prof. de Literature et cinema a la Universite de Barcelona et prof. de philosophie dans un lyceé, aussi a Barcelona. Actuelment je suis en retraite comme prof de Lycée, mai je continue mon travaill a l’université comme prof. colaborateur.

  2. Il manque, à mon avis, un 3eme niveau de compréhension à cette intéressante analyse. Sans nécessairement se perdre dans une distance nuisible au plaisir que l’on éprouve à regarder un film, on peut garder quelques neurones attentives aux messages qu’il véhicule : par exemple, bon nombre de blockbusters US glorifient la vengeance individuelle. Je ne crois pas être incapable d’apprécier le jeu des acteurs, ou la qualité d’un plan, tout en regrettant la faiblesse des choix moraux que le réalisateur célèbre chez son héros.

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