Que faire d’un mauvais film?

Wittgenstein prétendait qu’un mauvais film pouvait s’avérer plus intéressant qu’un film simplement bon. D’emblée l’énoncé semble paradoxal (comment le moins bien pourrait s’avérer d’un plus grand intérêt? Le “mal” en être digne?). Le paradoxe s’évanouit cependant si nous procédons à quelques distinctions:

D’abord, il y a les films si mauvais (le “si” a toute son importance) qu’on ne peut simplement pas les voir (ils sont insoutenables, “dégoûtants”; on s’énerve, on ne tient plus); le choix ne nous est pas laissé; il n’y a rien à faire, aucun côté par lequel regarder pour les racheter. Pourtant, ils ne sont guère ratés ou maladroits, il n’y a pas de malchance en eux (comme l’incompétence, le manque de budget, les aléas du tournage). L’impression est plutôt qu’un esprit “malveillant” les a tourné en connaissance de cause. Ils sont mauvais presque au sens moral du terme: on ne peut que les rejeter, aucune place ne nous est laissé pour les occuper. C’est une sorte d’enfer esthétique (chacun à le sien qui lui est réservé).

De ce type relativement rare, se distingue la catégorie plus courante des films mauvais (ceux auxquels se réfèrent Wittgenstein): ces films pèchent, mais véniellement. Cette fois, ils sont mauvais essentiellement par “ratage”, avortement: leur maladresse s’affiche, leur fadeur se répand. Ils ont quelque part échoué (l’échec n’est pas un rien, mais un tout qui ne parvient pas à éclore, à prendre; un tout qui stationne tragiquement entre la matière et la forme, la plénitude et le néant). Quelque chose manque, tout n’est donc pas désespéré: de la place nous est laissée pour (s’)en jouer.

Pour être exact, ce qu’on voit n’est plus un film, mais la tentative d’un film qui dénote non plus une histoire, mais la matière dont il est fait: tandis que le making of nous dévoile les rouages matériels des films (ce qui renseigne sans se montrer comique), le film raté nous dévoile les rouages culturels (les routines narratives, les stéréotypes, tous les “calculs” en vue de plaire). Sans cesse, il se trahit, lui, et le milieu qui l’a engendré. Ses ficelles sont exposées, on peut voir à travers. Le dévoilement est toujours rieur car on connait en flagrant délit, sans s’y attendre, sans même le désirer. Tout l’intérêt dont parle Wittgenstein réside dans ce rire savant, ce gai savoir improviste: on voit ce dont on a pas été dupe.

Quant au film simplement bon, souvent il ne dure pas plus d’un jour, il n’y survit pas. Lui n’est pas vide, mais sa plénitude n’est pas pour autant celle que nous cherchons en premier lieu (il fait office du “chef-d’œuvre” toujours espéré). On est simplement contenté (car on s’est contenté de relancer la roue du désir). Sa valeur réside souvent dans une satisfaction idéologique: on a ce à quoi on s’attend (narrativement, moralement, esthétiquement). C’est pour cela qu’on l’oublie: il n’y a rien à retenir, tout n’était que la répétition du connu. Le très bon film, lui, n’est jamais précisément là où on l’attend; fondamentalement, il échappe (à tel point qu’il est vain de vouloir en dire ici quelque chose).

Le fait que l’on puisse se “complaire” dans la médiocrité, y prendre plaisir, peut paradoxalement être le signe d’une sensibilité ironique et critique, et pas forcément le signe d’un avachissement moralo-esthétique. Le puriste, souvent motivé par le snobisme (qui offre à voir toujours le même catalogue d’œuvres et d’auteurs) à tout à perdre s’il craint ce qui est mauvais. C’est un monde qui enseigne beaucoup si tant est qu’on le surplombe sans s’y laisser entrainer.

Martin Morend

Martin Morend est un philosophe dont le but est d’explorer le cinéma afin d’en montrer les enjeux philosophiques, sociaux et imaginaires. Ce blog lui permettra de proposer des cycles d’articles thématiques ou dédiés à certains réalisateurs classiques et contemporains.

5 réponses à “Que faire d’un mauvais film?

  1. J’ai eu beaucoup de plaisir en regardant des films où mes amis surpris me disaient le plus souvent : « Nous l’avons vu, il ne se passait rien… » Et je leur répondais : « Vous n’avez rien vu, et si je croyais pouvoir vous le montrer, autant vous servir des pommes, de la pâte, du sucre posé sur la table au lieu d’un gâteau sorti du four ». Leurs critiques se voulaient être une analyse : « De quoi est fait ce film ? De rien… » Pas vraiment rien, mais des choses si ordinaires qu’il n’est pas nécessaire d’en faire quelque chose, déjà dans la vie… Or j’ai été ému de voir ce qui peut exister avec très peu. Ne dit-on pas quand on a peur d’une catastrophe imminente qui tarde : « Il suffirait d’un rien pour que… » Mais et un grand bonheur attendu, qui tarde aussi, auquel on croit, ne dépend-il pas lui aussi d’un rien ? C’est bien ce rien qui parfois fait des films. Des films qui commencent avec rien et finissent avec rien, est-ce qu’on n’en a rien eu ? Au contraire ce peut être bouleversant. Alors je pense qu’il y a des films que l’on peut revoir deux ou trois fois, et d’autres qui après une seule fois ne peuvent pas mourir.

    Je me souviens d’un film impossible à oublier, que je ne voudrai jamais revoir : « Goto, île d’amour »*. Le roi d’une petite île grise, qui passe ses journées à donner des ordres et chasser les mouches qui le suivent partout. Et un couple qui régulièrement va voir si la barque cassée sur la rive est toujours là… Je n’ai jamais pu répondre à la question : « Est-ce que le couple était des naufragés arrivés sur l’île ? Ou deux habitants qui y sont nés, n’ont jamais risqué de se noyer, et rêvent de… » Je ne me souviens pas de la fin de cette histoire d’amour, impossible pour moi de voir où s’arrêtait le film, je ne l’oublierai jamais. Cette île où il n’y avait presque rien, ni pour vivre ni pour mourir, sauf la barque.

    (* Premier long-métrage de Walerian Borowczyck, 1968)

  2. Il y a des films considérés par tout le monde comme des chefs d’oeuvres et qui sont des navets: exemple typique, que j’ai revu récemment: “Jules et Jim” de François Truffaut. Horriblement mauvais, nul, prétentieux et ridicule.

    Dans ces cas là, généralement, personne n’ose dire que ces fils sont carrément mauvais. car il s’agit de vaches sacrées.

    1. Vous avez oublié de dire si les pop-corns et la glace étaient bons et le siège confortable. C’est tout de même important pour se faire un avis.

  3. Je suis tout à fait d’accord avec le propos final de cet article. Je pense en effet que les “mauvais films” peuvent être très interessants dans la mesure où ceux-ci rendent saillant des mécanismes permettant la création de films considérés comme “bons”. C’est justement (comme très bien expliqué dans l’article) l’échec de ses mécanismes qui va faire qu’on les remarquent et qui va alors faire émerger un savoir dans le champ de la narratologie cinématographique. Si l’on adopte une posture analytique pendant le visionnage, le “mauvais film” peut alors se muer en un “bon film didactique sur le cinéma” (je pense que ce phénomène d’instruction est aussi présent dans le genre de la parodie grâce à l’hyperbolisation des ces mêmes mécanismes). Par ailleurs, dans le domaine de la psychologie, une méthode scientifique analogue existe; il s’agit de la méthode pathologique. L’étude de troubles spécifiques a en effet permis de grandes avancées dans les connaissances du fonctionnement “normal” de l’individu. Nous avons tout à gagner en nous intéressant à tout et pas seulement à ce qui nous plaît. (Mon utilisation un peu excessive des guillemets est présente afin de rappeler qu’il faut se méfier des jugements de valeurs et qu’une normalité pure n’existe pas)

    1. Merci pour votre illuminant commentaire. La parodie peut en effet être considérée comme un genre parasitique qui a comme “matériau” les conventions et routines des autres genres (qu’elle tend à dévoiler entre autre par l’hyperbole, le détournement, l’appropriation…). Elle n’est pas à l’abri pourtant de la médiocrité (bien des parodies appliquent des formules toutes faites (souvent scabreuses) à la première œuvre venu). De la là possibilité d’une parodie d’une parodie, etc.

      La logique de base est bien la jouissance dans le pathologique; l’amour de l’imparfait qui nous permet, comme le disait Nietzsche, de “traquer le soleil de l’ombre”. Après la question est sensible: qu’est-ce qui me permet de juger une œuvre comme malade, ratée? Souvent la sensibilité acquise qui nous montre, sans que nous ayons rien à faire, un navet, une bon film ou un chef d’œuvre (on a pas le choix que de voir ce qu’on voit, tous les arguments du monde peuvent n’y rien changer).

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