Le besoin de sécurité se paie cash

 

Un de mes proches revient d’un déplacement professionnel à Singapour où il a donné un cours sur le framing à un panel de professionnels venus d’Asie et du reste du monde. Il m’appelle gentiment pour échanger sur cette expérience, qui n’est pas la première, mais qui vient une nouvelle fois confirmer pour lui, de manière cinglante, à son retour, ce que nous sommes en train de devenir en Europe et en Suisse. 

Notre échange téléphonique m’inspire deux constats : 

  1. Notre force est notre faiblesse.
  2. On ne voit mieux ce qu’on est qu’en sortant de soi. C’est encore une fois le « deux en un » de Socrate revisité par Arendt : « penser, c’est faire dialoguer deux « je » en soi-même pour créer une harmonie ». J’ajouterais : pour enclencher une dynamique consciente. 

Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit pas d’établir des comparaisons, de vanter le dynamisme, la jeunesse et l’esprit entrepreneurial de l’Asie vs le conformisme et l’attentisme de l’Europe, son besoin de sécurité, sa crainte de perdre du terrain, son sentiment de culpabilité (généralisé), les obstacles toujours pressentis avant même que l’action ne soit engagée, cette forme d’ « apathie rationnelle » qui peut à l’occasion être un bon plan pour peu qu’on n’en abuse pas. 

Mais voilà. Quand même. 

« C’est toujours quand je reviens d’Asie que je suis frappé, ici en Suisse, me dit-il, par notre sens de l’ordre, de la sécurité, de la précaution. Ce sont éminemment de grandes qualités qui ont fait de notre pays et de notre vieux continent un espace où il fait bon vivre : on sent une société qui a progressé, qui a mûri jusqu’à être capable d’assurer à tous une vie décente. Il suffit par exemple de mettre un pied à Genève ou à Zürich pour comprendre que le filet social est large et solide ». 

« C’est formidable, bien sûr, mais ce confort et cette sécurité ont un prix : ils se paient cash par une forme d’immobilisme, de crainte de l’échec, d’anticipation excessive sur les risques possibles et les échecs pressentis. On s’arrête avant de commencer, par peur de perdre ce qu’on a. On vit ici sur le motif de la préservation des acquis sur fond de conscience des échéances environnementales qui nous menacent et nous paralysent. Ajoutons à ça la guerre en Ukraine et on a un cocktail lourd à digérer de négativités qui se bousculent dans nos têtes et dans les médias (je lui fais remarquer que c’est la même chose) : l’emploi qui marque le pas, le pouvoir d’achat qui s’essouffle, le coût de l’énergie qui prend l’ascenseur, notre culpabilité à l’endroit d’un environnement qu’on détruit, notre peur de la guerre, notre besoin de sécurité, les jeunes qui, après le COVID et laissés, dans le contexte frileux actuel, sans perspective, ne vont pas bien. » 

« Là où l’Asie donne l’impression d’avancer sur le mode du relationnel et du potentiel, la Suisse fonctionne sur la notion de système et sur l’esprit de transaction, parce que nous avons longuement construit nos institutions, les modèles sur lesquels nous vivons. Nous avons un respect du système qui nous donne faussement l’impression que tout est en ordre et que ça pourra continuer comme ça, alors qu’à situation nouvelle, il y a nécessité d’un décentrement ». 

Il y a peut-être chez nous comme une forme d’apathie liée à la dénonciation et à la déploration qui peu à peu nous enserre dans des filets invisibles. C’est comme une espèce de matrice qu’on ne voit que quand on en sort un moment et qu’on y revient après avoir été baigné dans une autre atmosphère, invisible elle aussi mais qui produit d’autres rapports entre les gens, d’autres pensées dans les têtes. Le philosophe et sinologue François Jullien décortique brillamment et patiemment, tout au long de ses livres, les bienfaits vitaux de ce qu’il nomme « l’écart », cet écart entre les civilisations et entre les langues qui nous oblige, lorsque l’on passe d’une langue (pour lui le chinois) à une autre ou d’une culture à une autre, à penser avec des concepts inexistants dans notre langue habituelle. Cet arrachement à soi ou à sa culture permet d’activer l’”autre nous-même”, celui qui est tout à coup capable de voir que le moi habituel pense ce qu’il pense et éprouve ce qu’il éprouve parce qu’il est contraint de recourir aux concepts, aux termes et à la grammaire qui structurent sa pensée, parce qu’il est dans un bain civilisationnel qu’il prend pour la vérité. Cette prise de conscience permet une « dé-coïncidence », nous dit Jullien, « ce descellement laissant paraître – défaisant de l’intérieur tout ordre qui, s’instaurant se fige – des ressources qu’on n’imaginait pas ». 

« Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde» disait Wittgenstein, plus pessimiste, dans  son Tractatus Logico philosophicus (Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt TPP 5.6)

Mais loin de nous laisser affligés, avec les bras ballants de la défaite, cette assertion nous donne une piste à suivre. Si ce que nous avons atteint n’est pas garanti pour toujours (« On croyait la paix définitivement installée en Europe, mais avec l’Ukraine, on voit que… »), nous pouvons saisir à bras le corps les problèmes qui occupent nos têtes et nos journaux. Les questions environnementales polluent nos actions, nos pensées, fabriquent dans nos têtes des freins qui entravent notre action ? 

Ayons le courage, l’entrain, le dynamisme et la foi de nous engager vers un changement actif. 

Tout de suite. 

Ukraine : sommes-nous capables de progrès moral ?

 

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy

 

Que devons-nous penser de la notion de progrès moral ?

Alexis Philonenko, introduction à Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs

 

Nul État ne doit se permettre, dans une guerre avec un autre, des hostilités qui rendraient impossible, au retour de la paix, la confiance réciproque, comme, par exemple, l’emploi d’assassins (percussores), d’empoisonneurs (venefici), la violation d’une capitulation, l’excitation à la trahison (perduellio) dans l’État auquel il fait la guerre, etc…

Kant : Vers une Paix perpétuelle

 

Ukraine

Des bombes et des tonnes de mots

« La guerre d’Ukraine en direct et en continu », annoncent les médias.

Une téléréalité dont les scénaristes ignorent le dénouement.

Ce suivi en direct est hallucinant. Quand on dispose de moyens aussi sophistiqués, pour suivre en “live”, “comme si on y était”, comment se fait-il qu’on ne dispose pas des moyens, juridiques et politiques, pour faire cesser l’horreur ?

C’est le même scandale que lorsqu’on se tient au chevet d’un mourant avec qui on peut encore parler, avec qui on peut esquisser la suite, “quand il ne sera plus là”, dans la plus grande des connivences et en confiance, alors qu’on ne peut absolument rien faire pour le retenir.

Quel abîme entre ce que nous savons, ce que nous comprenons, et ce que nous pouvons !

L’Occident est responsable de la guerre en Ukraine.

L’Occident n’est pas responsable de la guerre.

 

Vladimir Poutine est fou.

Vladimir Poutine n’est pas fou.

 

C’est la faute de l’OTAN.

L‘OTAN est notre bouclier.

 

L’armée russe s’épuise.

Une guerre nucléaire est à craindre.

 

La Suisse est neutre.

La Suisse ne peut pas rester neutre.

La Suisse peut se joindre aux sanctions tout en respectant son principe de neutralité.

 

Les sanctions d’Occident sont nécessaires.

Vladimir Poutine se moque des sanctions.

Les sanctions de l’Occident se retourneront contre l’Occident.

 

La dépendance énergétique de l’Europe à la Russie mettra notre continent à genoux.

Le problème de notre dépendance énergétique à la Russie peut facilement être dépassé.

 

Nous devons épauler la résistance ukrainienne pour rétablir la paix et accomplir la justice.

Nous ne pouvons pas entrer en guerre contre la Russie de peur de provoquer un « tsunami » militaire.

Et sur la Place Neuve, lors de la deuxième manifestation en soutien aux Ukrainiens, plus nettement que quelques jours auparavant, sur la Place des Nations :

 

Ceux qui réclament le désarmement, le nôtre aussi, coupable de toutes les escalades,

Et ceux qui réclament un réarmement, seul à même de nous protéger.

 

Ils sont tous pour la paix.

Très majoritairement de gauche, mais ça n’importe pas ici.

Insensibles au malheur d’autrui

A propos de cette interrogation sans cesse réactivée, après un conflit : les gens savaient-ils ce qui se passait ? Faisaient-ils mine de ne pas savoir ? Comment ont-ils pu demeurer muets s’ils savaient ? Pourquoi ont-ils fait si peu pour “empêcher le pire” ?

Vercors l’a dit mieux que quiconque :

« Est-ce que cela ne vous a jamais tourmenté ? Quand, dans les jours heureux, allongé au soleil sur le sable chaud, ou bien devant un chapon qu’arrosait un solide bourgogne, ou encore dans l’animation d’une de ces palabres stimulantes et libres autour d’un «noir» fleurant le bon café, il vous arrivait de penser que ces simples joies n’étaient pas choses si naturelles. Et que vous vous obligiez à penser à des populations aux Indes ou ailleurs, mourant du choléra. Ou à des Chinois du Centre succombant à la famine par villages ; ou à d’autres que les Nippons massacraient, ou torturaient, pour les envoyer finir leurs jours dans le foyer d’une locomotive.

Est-ce que cela ne vous tourmentait pas, de ne pouvoir leur donner plus qu’une pensée – était-ce même une pensée ? Etait-ce plus qu’une imagination vague ? Fantasmagorie bien moins consistante que cette douce chaleur du soleil, le parfum du bourgogne, l’excitation de la controverse. Et pourtant cela existait quelque part, vous le saviez, vous en aviez même des preuves : des récits indubitables, des photographies. Vous le saviez et il vous arrivait de faire des efforts pour ressentir quelque chose de plus qu’une révolte cérébrale, des efforts pour « partager ». Ils étaient vains. Vous vous sentiez enfermé dans votre peau comme dans un wagon plombé. Impossible d’en sortir.

Cela vous tourmentait parfois et vous vous cherchiez des excuses. « Trop loin », pensiez-vous. Que seulement ces choses se fussent passées en Europe ! Elles y sont venues : d’abord en Espagne, à nos frontières. Et elles ont occupé votre esprit davantage. Votre cœur aussi. Mais quant à « ressentir », quant à « partager »…. Le parfum de votre chocolat, le matin, le goût du croissant frais, comme ils avaient plus de présence… »

Vercors, Le Songe, 1943*

Mais nous ne sommes pas insensibles à la guerre en Ukraine. Nous ne faisons pas rien, bien sûr. Nous donnons. De l’argent, des produits de première nécessité. Nous accueillons. Surtout les femmes et les enfants qui ont pu quitter leur patrie à temps. Nous sanctionnons. Enfin, pas tout. L’envahisseur en chef et lesdits oligarques russes, ceux qui ont pu s’acheter le pays bradé par un Poutine qui le croyait sien. Enfin peut-être pas tous les oligarques.

Ce faisant, accomplissons-nous vraiment tout ce que nous pouvons ou nous plaisons-nous, comme s’en amusait Chappatte le 22 mars dernier, à nous complaire de notre générosité ?

Covid

Chappatte, le Temps, 22 mars 2022

A moins que nous n’exorcisions aussi ce que nous appréhendons de voir arriver plus près de nous encore.

Un peu de tout cela sans doute.

Pas moyen de le savoir vraiment, même pour soi-même. Nos motivations profondes, intrinsèques, ne nous sont-elles pas, au fond, toujours un peu dissimulées ? Comme dans une galerie, où le train fantôme que nous sommes à nous-mêmes voit se succéder, trop vite pour la comprendre, une suite de tableaux sans liens entre eux. Qu’est-ce qui exactement me pousse à aider ?

Penseur incontournable des questions morales, Kant le disait à sa manière en 1785 déjà :

« En fait, il est absolument impossible d’établir par expérience avec une entière certitude un seul cas où la maxime d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir. Car il arrive parfois sans doute qu’avec le plus pénétrant examen de nous-mêmes nous ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir, ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel grand sacrifice ; mais de là on ne peut nullement concéder avec certitude que réellement ce ne soit point une secrète impulsion de l’amour propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été la vraie cause déterminante de la volonté ; c’est que nous nous flattons volontiers en nous attribuant faussement un principe de détermination plus noble ; mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par l’examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu’aux mobiles secrets ; parce qu’il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est point dans les actions, que l’on voit, mais dans ces principes intérieurs des actions, que l’on ne voit pas. »

Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs

John Stuart Mill, le grand penseur de l’utilitarisme, s’amusait de cette distinction, à son sens tirée par les cheveux, d’une valeur morale, impossible à démontrer et surtout estimée sans considération pour le résultat de l’action : pourvu que l’action aboutisse à une augmentation du bonheur pour le plus grand nombre, qu’importe l’intention profonde, le résultat seul compte.

La politique doit « plier le genou devant le droit » et « ne peut faire aucun pas sans rendre d’abord hommage à la morale.

Kant : Vers une Paix perpétuelle

Dix ans plus tard, en 1795, année où les traités de Bâle et de La Haye rompaient la première coalition de 1793, formée de plusieurs Etats européens contre la France révolutionnaire, et actaient, par cette deuxième coalition, la paix avec la France révolutionnaire victorieuse, Kant publiait, à 70 ans, le premier texte à être traduit en français : “ Vers une Paix perpétuelle. Esquisse philosophique” (Zum ewigen Frieden, ein philosophischer Entwurf). Son propos était, précisément, de mettre en place les principes juridiques pour une Paix durable.

Les étapes argumentatives de son projet, qui connut un extraordinaire succès de librairie à sa parution, sont frappées au coin du bon sens :

Un traité de paix n’est pas suffisant si l’on se réserve, en le concluant, le droit de déclarer une guerre future :

Nul traité de paix ne peut être considéré comme tel, si l’on s’y réserve secrètement quelque sujet de recommencer la guerre.

Aucun Etat indépendant ne peut être acquis par un autre de quelque façon que ce soit :

Un Etat n’est pas en effet un bien : c’est une société d’hommes à laquelle ne peut commander et dont ne peut disposer personne, si ce n’est elle-même.

Les armées permanentes doivent entièrement disparaître avec le temps :

car, paraissant toujours prêtes pour le combat, elle menacent incessamment les autres puissances de la guerre, et elles excitent les Etats à se surpasser les uns les autres par les quantités de leurs troupes.

Aucun Etat ne peut s’immiscer de force dans la Constitution et le gouvernement d’un autre Etat.

Aucun État, en guerre avec un autre ne doit se permettre des hostilités de nature à rendre impossible la confiance réciproque lors de la paix future :

Il faut qu’il reste encore, au milieu de la guerre, quelque confiance dans les sentiments de l’ennemi; autrement, il n’y aurait plus de traité de paix possible.

Pour envisager ce projet de paix perpétuelle, Kant considérait que la seule constitution, qui dérive de l’idée du contrat originaire sur laquelle doit être fondée toute législation juridique, est la constitution républicaine, laquelle repose sur le principe politique de la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, en ce sens qu’elle se fonde :

  • sur le principe de liberté des membres d’une société,
  • sur la soumission de tous, comme sujets, à une législation unique et commune,
  • sur la loi de l’égalité de tous les sujets, comme citoyens.

Le despotisme, sans cesse renaissant -est-il utile de le préciser ? -, étant le “gouvernement où le chef de l’Etat exécute arbitrairement les lois qu’il s’est données à lui-même, et où, par conséquent, il substitue sa volonté particulière à la volonté publique.” (Vers une Paix perpétuelle)

 Kant, simplet ?

“La question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel… mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être.”

Kant, 1797

Cet équilibre entre les Nations fondé sur la souveraineté des Etats et la liberté de ses membres n’a pas manqué de déclencher les sarcasmes d’un Rousseau qui, à la suite de Leibniz et de bien d’autres commentateurs, n’aura pas de mots assez durs pour condamner ce qu’il appelait “l’absurdité” du projet kantien :

« Quoique le projet fut très sage, les moyens de l’exécuter se sentaient de la simplicité de l’auteur. Il s’imaginait bonnement qu’il ne fallait qu’assembler un congrès, y proposer des articles, qu’on les allait signer et que tout serait fait ; il voyait assez bien l’effet des choses quand elles seraient établies, mais il jugeait comme un enfant des moyens de les établir ».

La naïveté de Kant était-elle telle que Rousseau le prétendait ou ce dernier s’est-il montré lecteur un peu pressé ?

La question n’est pas de savoir comment on peut améliorer moralement les hommes, mais comment on peut se servir des mécanismes de la nature pour diriger de telle façon l’antagonisme de leurs dipositions hostiles, que tous les individus qui composent un peuple s’obligent eux-mêmes et entre eux à se soumettre à des lois de contrainte, et établissent ainsi un état pacifique où les lois sont en vigueur.

Kant : Projet pour une Paix perpétuelle

La nature garantit la paix perpétuelle par le mécanisme même des penchants naturels; et, quoique cette garantie ne soit pas suffisante pour qu’on en puisse prédire (théorétiquement) l’avènement, elle suffit au point de vue pratique (c’est-à-dire ce qui pose les lois de ce qui doit arriver quand bien même cela n’arriverait jamais (Kant : Fondements de la Métaphysique des moeurs), et elle nous fait un devoir de tendre vers ce but (qui n’est pas purement chimérique).

Kant : Projet pour une Paix perpétuelle

 

La paix comme horizon vers lequel tendre inlassablement.

Inlassablement.

 

 

 

 

 

 

Le songe » est rédigé en 1943 mais la publication sera différée pour épargner les familles encore ignorantes du sort des leurs.
Il été publié pour la première fois dans la revue “Traits” en Suisse, au début de 1944, puis dans le premier numéro non clandestin des “Lettres Françaises”, en septembre 1944.
C’est le témoignage d’un ami déporté à Oranienbourg et miraculeusement libéré qui le pousse à écrire.

 

 

 

Ubuntu et droits politiques

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Recueillir des signatures dans la rue pour une initiative ou un référendum est un exercice que je recommande à tout citoyen. Il y a une beauté (j’ai réfléchi au terme) à constater en acte, sur son temps libre, les pieds gelés, que notre démocratie peut tenir à ce petit geste élémentaire qui consiste à aborder un passant pour lui demander s’il est d’accord avec telle ou telle idée et lui proposer de la soutenir. 

Que cet embryon d’association puisse constituer un levier de changement dans un pays tout entier est un joyau politique que nous devons chérir, cultiver, protéger. 

Et pratiquer.

♠♠♠

Il y a le passant fermé qui ne vous voit pas, qui se protège pour ne pas entrer en matière (Le Suisse est un être plutôt discret, pas facilement enclin à la discussion de rue, état de fait qui rend d’autant plus fascinant notre système de démocratie directe) et qui ne tourne même pas la tête en entendant le son de votre voix. 

Il y a la passante qui vous dit qu’elle est pressée, qu’elle n’a pas le temps. 

Il y a la passante accorte qui se dit très intéressée, mais qui n’a pas le droit de vote. 

Il y a la retraitée qui se dit contre votre initiative, qui vous raconte sa vie pour vous expliquer les raisons de son désaccord, qui signe enfin, reconnaissant que votre projet serait une solution pour empêcher que ce qu’elle a vécu d’abominable puisse se reproduire pour les nouvelles générations. 

Il y a celui qui vous dit que “ça ne l’intéresse pas” (comme si l’essentiel était là). 

Il y a celle qui s’arrête pour en débattre, hésitante (pendant que vous calculez le nombre de signatures potentielles perdues  en enregistrant malgré vous le nombre de piétons qui se sont faufilés à vos côtés) et qui finit par vous dire qu’elle va y réfléchir. 

Il y a celui qui ne sait pas ce qu’est un référendum, qui trouve le dispositif magnifique lorsque vous le lui expliquez et qui s’indigne illico alors qu’en général les lois puissent être votées sans que les citoyens soient consultés. 

Il y a ceux qui pensent devoir consulter leur employeur avant de signer, comme si leur emploi en dépendait. 

Il y a celui à qui on doit apprendre que sa signature n’est pas valable. 

Il y a celui qui vous propose d’autres sujets d’initiatives (il en a à l’esprit une liste longue comme le bras). 

Il y a celle qui cherche du regard l’approbation de son mari avant de signer. 

Il y a celui qui, par principe, ne signe jamais rien dans la rue. 

Il y a celui qui en a entendu parler et qui est très content d’avoir l’occasion de signer. 

Il y a celui qui essaie de vous faire croire qu’il ira regarder sur le site internet pour s’informer plus en profondeur. 

Il y a celle qui a un témoignage à vous faire, lequel vous donne à comprendre mieux encore l’importance de ce que vous êtes en train de faire signer. 

Il y a tous ceux qui ne savent pas qu’en signant une initiative, ils ne sont pas en train de décider la mise en application de ladite. 

Il y a celui qui vous demande de quelle obédience vous êtes et qui signe (ou pas) pour cette raison seule. 

Il y a ceux qui vous disent qu’ils ne sont pas personnellement concernés par le sujet, mais qui signent quand même. Ou pas. 

Il y a celui qui vous dit qu’il a déjà signé. 

Il y a celle qui ne se souvient pas si elle a déjà signé. 

 Il y a celui qui vous demande d’entrée si vous allez lui demander de l’argent et qui signe ensuite les yeux fermés quand il sait que ce n’est pas le cas. 

Il y a celui qui vous dit qu’il n’est pas du tout d’accord avec le projet mais qui signe immédiatement par solidarité parce qu’il a, par le passé, lui aussi recueilli des signatures dans la rue et qu’il sait à quel point ça peut être ingrat. 

Il y ceux qui vous remercient de vous geler dans le froid pour un sujet aussi important. 

Il y a celle qui se retourne encore une fois après avoir signé et vous souhaite “bonne chance” avec un grand sourire. 

♠♠♠ 

Au fil des heures et des jours, je me dis que notre système de démocratie directe exemplifie les thèses UBUNTU des Bantous : je suis ce que je suis parce que nous sommes. Ou « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous » Si les signatures se succèdent rapidement, je sens mon pays changer. Si les passants se renfrognent et ignorent ma présence, je sens que je dois abandonner le rêve que j’avais.  

La première forme d’initiative populaire en Suisse remonte à 1793 et c‘est le canton de Vaud qui connaît le premier, en 1845, le principe de l’initiative populaire qui donne alors à 8 000 citoyens la possibilité de faire soumettre au peuple “toute proposition”. 

C’était il y a longtemps. Mais pas tant que ça. Les modifications apportées au sytème des intitiatives et des référendums ont été nombreuses depuis. Ces structures changeront encore. Elles ne datent pas de Moïse et ne sont pas garanties jusqu’à la fin des temps.

Ayons de l’intérêt pour elles.

Pratiquons-les.

Protégeons-les.

Tu es parce que nous sommes.

Folios : le décryptage, une cause à tout prix et la statue déboulonnée

 

Du décryptage

Le mot “décryptage” est employé par les médias de plus en plus fréquemment et pour des usages toujours plus variés : Arte “décrypte” et enquête, la RTS promet le “décryptage” de la situation par untel…le ”décryptage” de la question en fin d’émission… J’ignore depuis quand le terme est entré aussi abusivement dans le langage courant, comme synonyme abâtardi de, en gros, “on en parle”. 

Par cet usage nouveau, on impose comme une double torsion au terme. 

On s’en prévaut orgueilleusement d’abord. Orgueilleusement parce que le mot “décryptage” désigne bien plus qu’une simple explication. Car en réalité, dans la plupart des mini reportages proposés par les médias, il n’est en fait même pas question d’analyse, mais simplement d’illustration. 

Le décryptage,

c’est la reconstruction d’un texte original à partir d’un message chiffré dont on ne possède pas la clé,

c’est l’analyse approfondie d’un document pour en déceler le sens ou profond,

c’est la tâche complexe de découvrir un code gardé secret. 

Dans tous les cas, il est question de la découverte d’un sens caché qui échappe à celui qui n’a pas le code pour traduire les phénomènes donnés à la perception. Dans le décryptage, il est question de trouver la “clé de lecture”. 

Mesurer le fossé entre ce qui nous est donné à comprendre dans ces émissions et le sens du mot, c’est comprendre en quoi la prétention à un terme aussi puissant prête à sourire. Un peu de bouffissure pour faire sérieux. Quelque chose du domaine de l’inflation. 

La deuxième distorsion imposée au mot “décryptage” découle de la première. Parce qu’on le revendique avec une fatuité qu’on veut faire passer pour de la rigueur, on vide le mot de son sens. On lui enlève sa profondeur, son importance, l’extraordinaire perspicacité, la ténacité, la puissance de pénétration qu’il faut pour “décrypter”. 

A ce tarif, on est Champollion ou Turing à peu de frais. 

Le langage s’use, on le sait. L’usage patine les mots, en émousse les reliefs. L’informatique omniprésente est évidemment pour beaucoup dans le glissement de l’usage du “décryptage”. L’esprit du complot, qui présuppose par définition quelque chose de caché “derrière tout ça”, y puise une énergie toute particulière. 

 

La faute à pas de chance

Quand, pour expliquer la cause d’une affection, un médecin dit : « C’est la faute à pas de chance », je ne peux m’empêcher d’y voir à la fois les limites de notre connaissance en même temps que le signe d’un manque de curiosité. 

Mais peut-être que le besoin de trouver une raison à tout et à n’importe quel prix est précisément ce qui fait le lit du complotisme. 

 

La double face du déboulonnage des statues

A propos du déboulonnage de statue, une des branches de la “cancel culture” : 

L’opposition n’est pas à établir, d’une part, entre les tenants du déboulonnage des figures historiques qui ont participé autrefois à des actions ou qui ont exercé des activités qu’on juge aujourd’hui répréhensibles et, d’autre part, ceux qui considèrent que la mémoire est un devoir et qu’on ne peut, en outre, pas juger les actions passées à l’aune de la morale actuelle.  Ce n’est pas entre ces deux pôles qu’a lieu le vrai débat. Il me semble que serait éclairante la distinction entre mémoire et célébration, qui est le véritable enjeu du débat : pourquoi, à certaines époques, a-t-on érigé sur les places et devant les monuments, des figures de personnes devenues, parfois par cette érection même, célèbres ? Si l’installation d’une statue a correspondu à la volonté de voir célébrée une figure comme particulièrement édifiante pour la collectivité (d’où l’édification), il n’y a pas vraiment de surprise que l’édification passée pose un problème présent si la figure n’est plus jugée édifiante. 

Peut-être doit-elle alors entrer au musée. 

D’histoire ou d’anthropologie. 

 

CO22 : la hâte est mauvaise conseillère

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Le Grand Conseil genevois traitera jeudi 10 novembre en urgence le projet de réforme du cycle d’orientation significativement nommé “CO22”. 

Je dis “significativement”, car tout est précipitation et hâte dans cette affaire, pour un modèle qui devrait entrer en vigueur dans 9 mois. 

On semble très pressé au DIP de réformer le cycle d’orientation actuel, celui de Charles Beer qui a été le fruit, dans son élaboration, de retouches, d’amendements et de concessions de tous ordres qui ont taillé un costume que personne n’a pu vraiment enfiler. Que le cycle actuel ne donne pas satisfaction, ou, à tout le moins, qu’on puisse songer à l’améliorer, ne peut être contesté par personne. 

Qu’on ait posé le bon constat sur les raisons des dérives successives du modèle actuel qui ont fait qu’il a cessé d’orienter, en revanche, est plus discutable: les élèves, au fil du temps, se sont retrouvés en nombre toujours plus grand dans le regroupement 3, à savoir la filière pré-gymnasiale réputée être la filière la plus exigeante scolairement parlant. Cette propension à porter vers les filières à forte scolarisation un nombre d’élèves toujours plus important est-elle le simple effet de la structure actuelle du CO ? J’en doute pour ma part très fortement. Ce mouvement d’aspiration des élèves dans les classes pré-gymnasiales a été observé dans tous les modèles du cycle d’orientation, avec un effet de dévaluation de la formation qui avait d’ailleurs poussé, en son temps, le monde professionnel à introduire des examens d’entrée en apprentissage, ce dont on se serait facilement passé dans un système plus fiable. 

C’est ce que la tête du DIP déplore : le fait qu’un nombre croissant d’élèves occupent les filières les plus scolaires. C’est là le signe que le CO n’oriente plus. 

Mais ce n’est pas le seul travers que le DIP dénonce dans le cycle de Charles. Les élèves des classes socio-économiques défavorisées n’ont pas le même accès que les autres aux filières dites fortes. C’est là le signe que le CO n’assure pas l’égalité des chances. 

Diminuer le nombre d’élèves dans les filières fortes et augmenter dans ces mêmes filières le nombre d’élèves issus de classes socio-économiques faibles ne sera pas une mince affaire, mais on comprend bien l’idée générale : former plus solidement, orienter de manière plus crédible, et donner à chacun sa chance.

La mixité comme panacée

Pour ce faire, on promeut la mixité (les forts tirent les faibles qui ne se sentent pas faibles puisqu’ils sont avec les forts), mais pas n’importe laquelle : une mixité intégrée. 

C’est fou alors, de voir comment le concept même de mixité déclenche la bagarre. Comme si la notion de mixité, à partir d’un certain degré scolaire, était un marqueur idéologique qui vous place sur l’échiquier politique.

Je crois cette lutte binaire très stérile. 

Le plus fort souvenir que je conserve de mes petites classes, voici des lustres, c’est Olivier, un grand de 3e, qui m’apprend à coudre alors que je suis en première primaire. C’est aussi le fait que je commence, à l’insu de tout le monde, d’apprendre l’allemand en suivant ce que font les sixièmes alors que je suis en quatrième et que j’ai fini le travail que l’instituteur a donné aux élèves de mon degré. C’était l’immense force des petites écoles de campagne contraintes de rassembler des cohortes d’élèves d’âges différents dans des mêmes salles de classe. De la mixité inter-degrés intégrée en somme. Mais les instits de l’époque n’avaient aucune idée que ce qu’ils faisaient porterait un nom plus tard. 

Cette forme de mixité avait un cadre bien particulier. Des conditions de possibilités qui ne rendaient pas contre-productive la différenciation faite entre les élèves. D’abord et par-dessus tout : l’horloge ne venait pas rompre toutes les 45 ou 90 minutes l’activité en cours. Les enseignants, comme en primaire aujourd’hui, avaient tout loisir de mettre le temps au service des élèves plutôt que l’inverse, comme dans l’organisation du CO actuel et dans celui qui est prévu. 

La mixité intégrée au sein d’une classe limitée par l’horloge ? Je l’ai exercée en tant qu’enseignante, il y a pas mal d’années, dans une classe du CO de générale (les moins scolarisés, oui, dans un système encore anté-anté pénultième) où l’hétérogénéité des élèves était saisissante. L’idée était que chacun soit nourri, mais qu’on collabore quand même, qu’on s’entraide sans être freiné ni abandonné à son sort. 

Une gageure et une galère. 

A cause du manque de formation sur la gestion de la mixité ? Non. Essentiellement à cause du temps imparti qui ne permettait pas d’assurer que je puisse agir avec chaque élève pendant le cours, pour garantir qu’ils aient tous eu les bonnes incitations au bon moment, pour veiller à ce qu’ils n’aient pas été simplement en train d’attendre la fin de l’heure pour passer à autre chose. 

CO22 nous promet une formation des maîtres à cette forme de mixité. On ne nous dit pas de quoi elle sera faite ni comment elle réussira à déjouer le piège diabolique du carcan horaire, parce qu’elle est encore à mettre sur pied. 

Je crois pour ma part une certaine mixité formidable pour les élèves, comme pour chacun d’entre nous. Mixité de genres, mixité de cultures, mixité intergénérationnelle. On n’apprend jamais mieux et plus qu’avec ceux qui sont différents. Mais je crois que celle que vise CO22  occasionnera des résultats décevants tout en soumettant les enseignants à des acrobaties épuisantes. 

Comment se déroulera l’évaluation dans ces classes intégrées ? Il faut y réfléchir encore, les travaux sont encore en cours, mais il est clair qu’”on ne pourra pas se contenter de deux barèmes distincts”.

Les travaux sur ces questions essentielles sont fort avancés comme on le voit. 

La hâte est mauvaise conseillère. Elle est particulièrement inquiétante dans un registre éducatif qui concerne des milliers d’élèves. 

Pourquoi tant de précipitation ? Est-il capital pour un conseiller d’Etat en charge du DIP de planter son drapeau sur l’île du CO avant son départ ? 

La formation des maîtres, la différenciation pédagogique et l’évaluation afférente ne sont pas des détails pratiques faciles à résoudre une fois le principe posé. C’est même par là qu’il s’agirait de commencer avant de poser la structure organisationnelle. 

Me restent deux observations à faire. Je suis saisie, à la lecture des déclarations des décideurs du Département, à la lecture de la greffe de toutes les auditions en commissions dont ils ont été l’objet, de la vision binaire posée sur les élèves, même si je sais que le langage oral tend à renforcer l’effet de cristallisation : les “bons élèves”, les “mauvais élèves”, les “forts”, les “faibles”, ceux qui ont des compétences particulières (= les bons qui peuvent effectuer leurs trois années de CO en deux), et les “fragiles”, les “vulnérables”. CO22 mettra en place une structure destinée à gommer les effets de catalogage des élèves qu’il dénonce, mais en partant du même étiquetage, c’est-à-dire d’une vision nécessairement non renouvelée, puisque les concepts font l’idée.  

Le simple fait qu’on puisse parler d’élèves “scolaires” et d’élèves “peu scolaires” au sein de l’école, c’est-à-dire de l’institution scolaire, montre de manière on ne peut plus patente que l’école n’est pas faite pour tous. 

La dernière observation est mineure. Mais les lapsus, qu’ils soient de personnes ou de systèmes, se présentent toujours un peu sur la pointe des pieds, évidents et discrets à la fois : Le Temps du jour, qui réserve un article à CO22, place dans la bouche de la Conseillère d’Etat une citation à propos du parcours raccourci (pour les élèves aux compétences particulières) qui est en réalité celle d’un enseignant syndicaliste de la FAMCO : “ Sortir les meilleurs est incohérent. Car cela alimente l’idée que la mixité est mauvaise pour les bons élèves”. Madame la Conseillère l’aurait sans doute dit, avant que d’occuper son poste actuel et d’être pressée par le temps. Mais CO22 est déjà, avant que d’être complètement pensé, frappé des maux de son prédécesseur, une cotte qu’on veut taillée sur mesure pour chacun et qui risque de ne convenir à pas grand monde. 

Aujourd’hui, Madame la Conseillère dit qu’elle s’opposera à un éventuel amendement de la gauche qui veut remettre en question le parcours en deux ans : “Je m’y opposerai, car on doit s’occuper de tous les élèves, y compris des meilleurs”. 

Ouf ! On a eu peur. Peur que les “meilleurs” soient oubliés, peur que les “meilleurs” ne soient plus identifiés comme les meilleurs. La vision binaire est sauve et l’avenir est ouvert. 

Puissent les parlementaires se montrer résistants à ce branle-bas affolé. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Questions d’orthogaffe

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

 

Nous sommes en 1987 ou 1988, quelque part au terme des années 80 et un jour de ces années-là, j’ai l’impression de mettre les doigts dans une prise. 

J’ai décidé, après mes études universitaires, de me consacrer à l’enseignement et j’effectue ce qu’on appelle encore les « études pédagogiques ». Il y a à boire et à manger, des trucs débiles comme une sociologue qui nous enseigne Freud grâce au Profil d’une œuvre (les vieux reconnaîtront cette mascogne d’avant Internet) mais aussi des gens de grande qualité comme ce formateur de français qui a décidé de faire corriger une dictée test à la dizaine de futurs profs à déniaiser dont je suis. L’exercice est solitaire et nous sommes, il faut le dire, assez soulagés, étudiants évalués pour devenir de futurs évaluateurs, de constater que nous avons tous relevé entre 22 et 25 « fautes », terme théologique consacré aux erreurs d’orthographe, dans ce qui s’assimile au torchon d’un cancre. 

Du moins l’avions-nous jugé ainsi.

Las ! Si nous avions appliqué les tolérances orthographiques de l’Académie française de 1901 (pas de coquille, non, non, pas de coquille dans cette date) nous apprend le fin formateur, nous aurions dû considérer que la dictée en question, que nous nous apprêtions à jeter aux orties et le candidat virtuel avec, ne présentait AUCUNE faute. Donc pas le bonnet d’âne, mais le 6 pointé si l’un de nous avait déjà vaguement entendu parler de la liste de tolérances publiées bien avant la naissance des grands-parents de chacun d’entre nous. 

Un électrochoc, comme je vous le dis. 

Pourquoi n’en avions-nous jamais entendu parler avant ? Mystère et c’est bien la question. On se plaît à dépeindre l’Académie française comme un club qui s’arcboute contre le changement. Mon œil. L’inverse était vrai en l’occurrence, comme pour les listes de tolérance qui ont suivi et que personne ne connaît. 

Est-ce que ces messieurs et ces quelques dames s’étaient mêlés de « rectifier » le français ? Non ! Évidemment, ils et elles sont trop cultivés pour ça. Ils et elles savent ce qu’est la langue, en connaissent le processus de transformation. Ils et elles savent parfaitement que l’usage décide et qu’on ne se substitue pas à l’usage : L’Académie française propose des formes alternatives acceptables, et laisse « les choses se faire ». Pas besoin de se raidir, de jouer le pion ou la maîtresse d’école revêche. L’un ou l’autre se dit ou se disent. On ne s’énerve pas parce qu’il n’y a pas mort d’homme. Mais on ne joue pas non plus les messies qui vont aider les élèves-vulnérables-ou-en-grande-fragilité à s’approprier la langue plus facilement.  

Le deuxième acte se passe dans les années nonante, alors que j’ai été admise à évaluer (!). J’enseigne donc, et j’ai pris le parti d’étudier en détail avec mes élèves de dernière année du cycle d’orientation les modifications orthographiques jugées admissibles par le Conseil de la langue française. Il ne s’agit toujours pas de « rectification », je précise. Cette équipe-là n’a pas non plus la prétention du club des patrons de la CIIP mouture 2021. Il s’agit simplement d’admettre par exemple que « crâne » puisse s’écrire sans circonflexe, entre autres. Et là, surprise encore : ce ne sont pas de vieux-et-vieilles messieurs-dames qui s’indignent : non, ce sont nos gamins de 14 ans qui décrètent qu’ils ne laisseront jamais passer des cranes. J’en souris un peu et je commence à comprendre ce qu’est l’usage, le fruit d’une élection collective au quotidien entre des « possibles orthographiques » laissant au temps le soin de décanter ce qui, au fil des années, s’imposera entre les doublons. 

Le ménage dont la CIIP aimerait se faire la nettoyeuse est maladroit et un peu arrogant. Les réseaux ont dénoncé, à raison, le terme de « rectification » qui n’a pu être conçu que par des personnes pas franchement bien informées du sens de ce terme : il eût fallu, pour ce faire, admettre que l’orthographe antérieure/traditionnelle fût “fausse”. Qui l’eût pu ? Par ailleurs, faire de la liste des propositions de 1990 la « règle » et des formes « traditionnelles » une tolérance est une inversion franchement inutile, par laquelle nos sages espéraient peut-être briller. Le problème est que la langue ne leur appartient pas plus qu’il ne leur appartient de décider ce qui est la règle et ce qui reste « toléré » : si l’école est bien la pépinière de la société en devenir, elle n’a pas de fonction régulatrice de la société : cette dernière confie à l’école le soin d’enseigner ce qu’elle a à enseigner. Une rectification (d’ailleurs brusquement appelée “réformette” quand la météo politique commence à chahuter un peu) outrepasse le champ de compétences des dicastères qui ont leur mot à dire sur les méthodes pédagogiques, pas sur le fond.

Sur le plan pédagogique, d’ailleurs, cette orthographe rectifiée, nouvelle, simplifiée, moderne, facilite-t-elle les apprentissages ? Est-elle “plus cohérente parce que comprenant moins d’exceptions” ? Laissera-t-elle, comme la CIIP nous le promet, plus de place pour le raisonnement et moins pour la mémorisation ? Je demande à voir si les élèves ont à se casser la tête sur le fait qu’on époussette ou qu’on époussète, que les cheveux d’Anne frisottent ou frisotent. Ce qui est “ambigu” a poussé son tréma sur le u, à savoir la lettre qui se prononce dans “ambigüe” alors que je portais encore des socquettes. Que les coroles et les giroles perdent une guibole (?) ne dispensera pas l’apprentissage de “colle”, de molle” et de “folle”, laquelle, dieu merci, conserve son double l. Les tirets désormais placés entre tous les nombres nous privent de ce qui était un chouette exercice entre les centaines, les dizaines et les unités qui géraient différemment ce petit trait horizontal. Il reste des exceptions toutefois comme le circonflexe qui demeurent là où il pourrait y avoir ambiguité : sur/sûr. Mais on est invité à écrire “surement”, pour plus de cohérence, sans doute.

Ce n’est d’ailleurs pas du tout sur ces éléments que sèchent les élèves qu’on dit faibles en français. S’il suffisait de l’époussetage de ces 14 principes pour faciliter la vie des écoliers, ça se saurait.

Personnellement, dans les faits, je peux vivre avec la plupart de ces options, pour autant qu’elles demeurent des options, des possibles. Mes oignons ont un i, mais je m’accommode parfaitement de ceux qui n’en ont pas. Il faudra pour ce faire simplement que les enseignants soient au fait de ces formes possibles, histoire de ne pas religieusement sanctionner (!) des formes qui ont déjà dépassé le purgatoire des fautes.

Mais me navrent au plus haut point des formules comme “On évite le circonflexe sur le i et le u partout où il est inutile”, dont nous gratifient nos autorités dans leur Petit Livre d’Or, comme si ces circonflexes-là étaient superfétatoires, ne servaient à rien, ne disaient rien de ce qu’est la langue. De telles formules transpirent précisément le mépris de la connaissance de ce qu’est un usage qui se transforme et qui appartient aussi à la connaissance de la langue.

 

 

 

 

Qui a dit que la vie était à sens unique ?

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy
Thou shouldst not have been old till thou hadst been wise 
Shakespeare, King Lear, Acte I, scène 5 

 

Jean, dans un élan de sincérité et de confiance abruptes, évoque les difficultés qu’il a, après plus de 5 ans de départ à la retraite, à s’y retrouver. Il est à la recherche de sens, du sens de sa vie, de celui de ses journées, de cette période où, au fond, plus personne ne l’attend, pense-t-il. Il évoque les époques où il a eu l’impression de ne pas avoir de problèmes avec “le sens”, qui sont en fait toutes des situations de bien-être où l’adéquation (professionnelle) entre son action et ce qui était attendu était complète : “je crois que j’ai toujours fait mes choix en fonction de ce qu’on attendait de moi, de ce qu’on me prescrivait. Dans ces situations, j’ai toujours trouvé du sens à ce que je faisais”. Entendons : “je ne me suis alors pas vraiment interrogé sur la question du sens.”
Se poser la question du sens, c’est souvent l’avoir un peu perdu, et être à sa recherche. 
 
Il compte clarifier cette question  du sens en fouillant, encore et encore, son passé et son enfance difficiles en termes d’identification, d’amour reçu, d’intégration dans des groupes. Car, pour être véritablement admis, intégré, inséré, il a dû agir, se comporter et dire les choses, conformément à ce qu’on attendait de lui. 
 
Et je me demande, en l’écoutant, si le fait de retrouver les causes supposées de l’actuelle perte de sens, si le fait de comprendre qu’il est devenu ce qu’il est devenu parce que son environnement a infléchi ce qu’il était, lui apportera la solution. Je me dis qu’il y a un moment dans l’existence où on est bien conduit à constater que le tissage entre ce que nous sommes devenus et l’environnement qui nous y a conduits devient inextricable. Qu’est-ce que notre être en dehors de l’environnement dans lequel il s’est forgé ? Que cherche Jean exactement en cherchant du sens ? L’idéal d’un sens qui s’imposera à lui et qui ne se démentira pas ? Un sentiment de sérénité permanent ? L’absence de troubles, de doutes ? Le sentiment d’être devenu parfaitement soi en dehors de toute influence ?
Que cherche Jean exactement en cherchant du sens ? L’idéal d’un sens qui s’imposera à lui et qui ne se démentira pas ? Un sentiment de sérénité permanent ? L’absence de troubles, de doutes ? Le sentiment d’être devenu parfaitement soi en dehors de toute influence ? 
Sa vision est belle, sensible, un peu thérapeutique. Je ne la conteste pas : il y a des traumatismes et des souffrances dont on guérit, dieu merci, dont les ombres levées font place à un sentiment de force et d’assurance. 
 
Et quoique cette perspective sur la perte de sens ne dise pas exactement ce qu’est le sens de la vie, je suis reconnaissante à Jean de la soulever, comme par la bande. Car la question du sens se pose aussi en dehors des cabinets de consultation, en dehors des situations de traumatismes. 
 
La retraite invite presque nécessairement à cette interrogation. Dans la période qui précède, la dynamique identitaire, depuis l’école (“Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?”) au choix d’études et à l’exercice d’une profession (“Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?”) remplit à peu près totalement, comme en trompe-l’œil, la totalité des besoins en termes de sens. Le fait d’en sortir remet les compteurs un peu à zéro, avec cet avantage (qui peut devenir à lui tout seul le fond même du problème d’ailleurs), qu’on a le souvenir du vécu, le souvenir du temps où les boucles de rétroaction sociales nous confortaient dans notre utilité, notre valeur, l’importance de notre activité et par conséquent de notre sens. Nous nous souvenons du temps où nous ne nous posions pas sérieusement la question du sens parce que nous étions dans un réseau où il était de facto donné, comme en prime et en sus. Et lorsque notre utilité, créatrice de notre sentiment de plénitude en termes de sens, n’est plus réalisée, la question du sens, brute et brutale, se pose. Personne ne nous le donne puisque le réseau n’existe plus. Pour couronner le tout, nous observons avec curiosité ceux qui aujourd’hui, comme nous autrefois, ne se posent pas la question du sens parce que leur sentiment d’utilité est suffisant pour remplir ce besoin et nous avons l’impression qu’ils jouent, sans qu’ils le sachent, un rôle dans un théâtre dont nous pensons voir désormais le caractère construit. Ce sentiment d’utilité nous manque, mais nous ne pourrions plus vouloir des conditions qui nous l’ont, jusqu’avant la retraite, procuré.
 
On ne nous apprend pas à vieillir. Personne ne détient vraiment les clés de ce que serait cet apprentissage. Notre culture, la philosophie en tête, a laissé ce processus impensé, signe que quelque chose, dans cette transition silencieusepour évoquer François Jullien, nous échappe. Aristote, spécialiste de l’essence et des attributs, fait du changement (comme du temps) un mouvement d’un état à un autre : l’explication est un peu floue, embarrassée même. Faire du vieillissement un mouvement, c’est dire qu’il va de A (la jeunesse) à B (le tombeau). Les journées du 3e et du 4e âge sont longues si on s’en tient à ces considérations qui escamotent l’expérience du processus. On comprend en tout cas avec Aristote que vieillir n’est pas analysable en termes d’attributs séparés. Car qu’est-ce qui en nous devient vieux ? Un peu de tout, mon capitaine : 
 
Tout : non seulement les cheveux blanchissent, mais aussi les cernes se creusent, les traits s’empâtent, les formes s’alourdissent et le visage devient “de plâtre”. Et aussi, le teint vire, la peau se gerce, à la fois la chair s’affaisse et se rétracte, etc.”  
François Jullien, Les Transformations silencieuses 
 
La voix change, ainsi que le caractère, la vitalité, le point de vue, la conscience elle-même. Quel discours tenir sur cette subtile et évidente transition alors que la philosophie européenne n’aime rien tant que les substances, éternelles si possible ? Avec Aristote, la finalité de la vieillesse est la mort puisque l’accomplissement visible, entéléchique, à savoir celui qui a marqué la réalisation parfaite de ce qui, à notre naissance et dans nos jeunes années étaient en puissance, est désormais derrière nous. Le programme est un peu court, sans compter qu’il ouvre la porte à des années qui sentent la décrépitude, la misère et l’ennui. Sept siècles avant notre ère, le poète Mimnerme s’en désolait déjà : 
 
Mais les sombres Destins sont près de nous :
L’un conduit droit au seuil de l’odieuse vieillesse
Et l’autre au terme de la mort. Le fruit de la jeunesse
Ne dure qu’un moment, tel l’éclat du soleil.
Mais lorsqu’elle a passé, la borne de cet âge,
La mort est désirable et vaut mieux que la vie. 
 
Par la suite, pratiquement aucun philosophe, ni Descartes (la vieillesse n’est pas une idée claire et distincte), ni Kant, ni même Bergson, pourtant tellement attaché aux questions de durée et d’écoulement du temps, ne s’est penché sur cette affaire appelée à devenir toujours plus importante. Pas de philosophie de la vieillesse en Occident, peut-être parce que cette transition remet en question l’essence du sujet, l’essentiel de ce que nous sommes. On philosophe un peu sur la mort. Pour dire qu’elle n’est rien, comme avec Epicure : “Quand nous vivons, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus”.  Ou pour dire que “philosopher, c’est apprendre à mourir”, comme s’il y avait besoin d’apprendre quoi que ce soit pour y parvenir. 
 
Mais le stoïcisme, sous la plume de Sénèque, peut nous apporter quelques indications, non pas seulement pour nous rappeler que la mort est une action extérieure que nous devons accepter parce qu’elle ne dépend pas de nous, mais parce qu’il nous suggère que le grand âge constitue ce que les Stoïciens appellent un adiaphoron, ou autrement dit, un indifférent. La vieillesse n’a pas de valeur en elle-même, elle n’est pas une calamité non plus : elle acquiert de la valeur simplement par l’usage qu’on en fait : 
 
Le temps de la vie fait partie des choses extérieures. La durée de la vie ne relève pas de moi. Relève de moi en revanche de vivre avec plénitude tout le temps qui m’a été donné. Ce qu’il faut me demander, c’est de ne pas traverser le temps de la vie dans l’obscurité et les ténèbres, de mener ma vie, et non de me laisser emporter.” 
Sénèque, Lettre 93 
 
J’en tire l’enseignement que la retraite offre une plage totalement privilégiée où nous pouvons nous coltiner la question du sens de la vie sans béquille, sans aide extérieure, sans faux-semblant, sans prothèse sociale, sans échafaudage professionnel, sans l’évidence patente de notre raison d’être au monde quand on élève des enfants. Nous prenons conscience, autrement que nous l’avons fait jusque-là, du temps qui passe, du lien inextricable entre la durée et ce que nous sommes. C’est le moment où nous pouvons chercher vraiment du sens, où nous devinons que le sens que nous avions cru solide était, lui aussi, un sens construit, un sens d’emprunt. Et ce que nous sommes dès lors invités à faire n’est pas de trouver un sens pour cette (dernière) partie de la vie, mais un sens supérieur dans lequel puissent se subsumer tous les sens que nous avons pu trouver à la vie, de même que l’absence de sens qui nous conduit à nous interroger sur cette notion. 
 
Sans garantie de le trouver, puisque nous comprenons sans ambiguïté qu’il ne s’agit pas de la réponse univoque à une question unique, mais d’un processus qui n’aura d’autre fin que celle de notre existence personnelle.  
 
Les sensibles, qui ont besoin d’amour et d’harmonie, ont un peu de peine avec ça (comme avec le fait qu’on meurt toujours seul). 
 
Les pragmatiques, habitués à gérer, un peu moins : “Quand je me suis trouvée dans des situations où je ne savais pas bien que faire de ma vie, dit cette autre retraitée, je me suis trouvé artificiellement des choses que j’ai décidé de faire, et ça a très bien marché ». 
 
Comme quoi le sens de la vie est peut-être bien quelque chose qu’on décide de se donner.

Ici, à l’école, on nous ment, m’man !

 

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy

 

1

Où nos enfants prennent-ils conscience de l’importance de ce qu’ils sont en train d’accomplir et de ce qu’ils ont à effectuer pour y parvenir ?

Au cours de sa 2e année du collège, voici pas mal d’années, ma fille m’annonce qu’elle quittera le cours de mathématiques avancé l’année suivante parce que cet enseignement s’alourdit sensiblement en nombre d’heures hebdomadaires : « tu vois, maman, je fais beaucoup de choses, il me faut du temps libre pour ça, parce qu’il y a autre chose que l’école dans la vie. »

« Tu vois, maman, je fais beaucoup de choses, il me faut du temps libre pour ça, parce qu’il y a autre chose que l’école dans la vie. »

Je ne peux qu’abonder dans sa phrase de conclusion qui est aussi la prémisse de son raisonnement. Mais quand même. Alarme maternelle maximale : quand on a la chance d’avoir de la facilité, on ne se dérobe pas de la sorte. Je n’ai pas le réflexe de lui parler de Kant et de son passage sur les talents dans les Fondements de la métaphysique des Mœurs. Je suis plus kantienne que je ne le crois. Je pense comme lui que, quand on a la chance d’avoir des talents, on a le devoir de les faire fructifier : “(…) car, en tant qu’être raisonnable, (celui qui a en lui un talent) veut nécessairement que toutes les facultés soient développées en lui parce qu’elles lui sont utiles et qu’elles lui sont données pour toutes sortes de fins possibles.” (FMM, 2e section).

Il est aussi question dans cette affaire de rapport mère-fille dans un passage d’adolescence. Une argumentation trop vigoureuse serait donc stérile. Je me résous vite à renoncer à une attaque frontale, après une première tentative pas franchement prometteuse. Mais quel gâchis. Si on s’ouvre toute les portes avec un parcours gymnasial standard, c’est-à-dire avec maths normal, c’est avec maths avancé qu’on se donne la quasi garantie de tenir le coup ensuite dans n’importe quel type d’études.

Je suis bien placée pour le savoir. Je suis doyenne d’un établissement lorsque ma fille me fait ce numéro.

Or, le hasard des activités extra-scolaires et de leur organisation un peu ad libitum des maîtres a fait attribuer ma fille à un cours dans lequel un échange linguistique avec la Hongrie a été programmé. Je me dis que les voyages forment la jeunesse parce que, n’est-ce pas, je ne vois pas bien ce que ces gamins vont parler hormis l’allemand ou l’anglais avec leurs nouveaux copains hongrois. A moins qu’ils ne parlent carrément français, ce qui ne me surprendrait pas du tout. Mais bon.

En une phrase, à son retour, ma fille me fait comprendre que la discussion est close, qu’il n’y a pas d’argument à donner, à échanger, à polir, à nourrir, à enrichir, à répéter inlassablement sur la question de l’orientation et de la manière de se préparer à ses projets futurs, et, plus platement, au niveau de maths qu’elle choisira :

« Tu sais, m’man, en fait on était dans le meilleur lycée de Budapest. Les élèves, c’était des bêtes. Ils sont doués et ils bossent en plus comme des fous parce qu’ils savent que la compétition sera rude. Chez nous, on nous dit pas ça. On nous fait croire qu’on peut choisir n’importe quelle filière et que ça nous ouvre toutes les portes. On nous ment, m’man. On nous dit pas la vérité. En tout cas, moi, je reste en maths avancé, ça c’est sûr ».

On ne dira jamais trop les bienfaits des voyages linguistiques.

 

2

L’école publique n’est pas un club privé

Comme la science, l’éducation n’est pas un club privé. Pourtant, ce qu’on observe aujourd’hui à Genève dans l’enseignement public est de l’ordre du cercle très étroit, où une poignée de personnes prennent des décisions pour des milliers et des dizaines de milliers d’autres, où même les acteurs majeurs du système, les directeurs en tête de liste, ne semblent pas avoir droit au chapitre.

Je me demande comment ceux qui encadrent nos enfants peuvent réellement leur indiquer les chemins de l’autonomie, de la responsabilité et de la liberté s’ils sont empêchés, et s’ils s’empêchent eux-mêmes par conséquence naturelle bien compréhensible, de remplir sereinement leur noble mission et d’exercer pleinement leurs talents.

Regards croisés sur l’autonomie des directions d’établissements scolaires


Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Jean-Michel Bugnion et moi-même tenons tous deux des blogs sur la plateforme de la Tribune de Genève et sur celui de Le Temps où il est parfois question d’éducation.

L’idée est venue d’échanger sur une dimension de l’éducation qui nous semble importante. C’est la question de l’autonomie des établissements que nous avons retenue. 

Nous y consacrons cet échange.

 

JMB : Il y a plusieurs dimensions dans l’éducation qui me semblent importantes. La question de l’autonomie des acteurs, à commencer par celle des directions, est capitale à mon sens et elle me semble être en difficulté actuellement dans l’école genevoise.

MCS : Allons-y avec l’autonomie des établissements si tu le veux bien, que je reconnais comme essentielle moi aussi. On a effectivement l’impression qu’elle est réduite aujourd’hui.

JMB : Aujourd’hui, le mot d’ordre, visiblement, c’est : “alignés-couverts”. Les directeurs actuels sont moins des directeurs que des exécutants : ils n’ont pas la marge de manœuvre nécessaire pour assurer leur mission dans les meilleures conditions possibles. Ils n’ont pas, comme tu le disais dans ton dernier blog, l’équilibre entre responsabilité et pouvoir. On constate un déséquilibre entre les deux. Ils sont sans grand pouvoir mais leur revient une lourde responsabilité qui peut leur “retomber dessus” si quelque chose se passe mal.

MCS : Léman bleu, par P. Décaillet, s’est récemment fait l’écho de plaintes des directeurs du secondaire II (collège, ECG, Ecoles de commerces et écoles professionnelles) dénonçant la “maltraitance” dont ils faisaient l’objet. C’est ce déséquilibre pouvoir-responsabilité qui était apparemment en jeu : ils semblent avoir le sentiment d’être cantonnés dans un rôle où ils doivent exécuter des ordres sans qu’ils puissent prendre suffisamment en compte les besoins de leur établissement, qu’ils sont bien placés pour connaître. Quelques quotidiens ont tenté de se faire l’écho de courriers de la part de ces directeurs à la direction du Département. Sans grand effet. Interrogés par la presse, les directeurs indiquent lapidairement aujourd’hui qu’ils sont satisfaits des réponses données par le Département et qu’ils n’ont rien à ajouter.

JMB : Alignés-couverts ! J’aimerais te donner un exemple que j’ai vécu comme directeur et qui a défrayé la chronique sous l’appellation de « l’affaire Rafaela ». Rafaela était une élève brésilienne, installée illégalement à Genève. Micheline Spoerri était alors à la tête du Département de Justice et Police et Martine Brunschwig Graf en charge du DIP. Un matin, très tôt, des policiers embarquent Rafaela à son domicile, expliquant qu’une décision d’expulsion vient d’être prise à son encontre. Une enseignante de l’établissement, alarmée par l’élève via son téléphone, alerte aussitôt la presse. Inutile de dire que les élèves étaient “remontés comme des coucous” et les enseignants scandalisés. Avec l’aval du Département, j’ai pu m’exprimer librement dans les médias, TV, journaux, et évidemment gérer l’affaire à l’interne, comme mes prérogatives de directeur m’y invitaient. La marche de soutien qui était envisagée par les élèves et à laquelle des groupements et des partis auraient pu s’associer, avec un risque évident d’instrumentalisation politique, a été transformée en manifestation interne à l’établissement au cours de laquelle la communauté scolaire a décidé de faire au Département de Justice et Police la demande expresse de laisser Rafaela revenir. Micheline Spoerri a fini par y consentir. Rafaela est revenue et a terminé sa formation. 

MCS : Le rôle de l’autorité départementale était de donner le cadre, ce qu’elle a fait. A toi de gérer le reste : les rôles étaient bien définis avec juste ce qu’il fallait de coordination pour que le fonctionnement institutionnel soit cohérent. Au directeur l’autonomie pour décider comment, dans cette situation, gérer l’affaire.

JMB : Oui ! Imagine une telle affaire aujourd’hui. Elle ne serait pas gérée en 2021 comme elle l’a été en 2002.

MCS : Probablement pas. Les temps ont changé. Comme dans tous les secteurs, le droit pour un directeur de prendre la parole est plus contraint et la gestion d’une affaire du type de celle que tu évoques ferait sans doute l’objet d’une guidance plus marquée de la part du Département.

JMB : C’est ça. Et le directeur devrait alors exécuter les ordres pour gérer l’affaire, sans égard pour la spécificité de l’établissement, ce qui, dans le cas de Rafaela, aurait été une grave erreur. A l’époque, j’ai pu gérer les choses comme je sentais qu’elles devaient l’être dans mon établissement. Ça a été gagnant pour l’affaire et, en plus, la dynamique du collège s’en est trouvée renforcée.

Aujourd’hui, par peur des éclats, on coupe le micro des directeurs. On gère les affaires depuis le secrétariat général.

MCS : Est-ce qu’aujourd’hui les enseignants auraient l’initiative, c’est-à-dire “prendraient le risque” d’alerter la presse pour une affaire de ce genre ? 

Une connaissance me relatait récemment la mésaventure vécue au détour d’un article qu’elle avait fait paraître dans la rubrique Opinions du Temps voici plusieurs années. Cette personne y parlait, précisément (le monde est petit et les mêmes idées sont dans l’air) d’autonomie des établissements et de diversité de pédagogies qu’un système un peu plus libéral permettrait de faciliter. Elle a été convoquée par sa hiérarchie et a écopé d’un avertissement. Je ne pense pas que le règlement du personnel interdise à un enseignant de s’exprimer dans la presse. Mais des notions comme celles de respect de l’intérêt de l’Etat, de devoir de réserve ou d’obligation de garder le secret, assez floues dans les faits, seraient sans doute invoquées facilement aujourd’hui.

Un avocat que j’interrogeais il y a quelque temps sur le périmètre de cette notion de devoir de réserve m’a fait cette réponse : “plus vous êtes proche des politiques, ou plus vous êtes susceptible d’embarrasser les politiques, plus la violation du devoir de réserve sera invoquée et retenue contre vous.” Tout se passe, en somme, comme si les règles du jeu étaient énoncées en cours de partie. La question de l’autonomie, celle du devoir de réserve et de la liberté d’expression forment un triangle compliqué qui mériterait qu’on le clarifie, faute de quoi la peur s’installe et l’autonomie est totalement compromise.

JMB : Il y a deux manières d’influencer les canaux de communication. Par la confiance d’abord. C‘est ce que j’ai toujours essayé de pratiquer dans ma fonction, et, fatalement il est arrivé que je me “fasse avoir”. Aujourd’hui, c’est plutôt la méfiance qui semble règner. 

MCS : avec sa contre-partie obligée : la peur de mal faire et de s’exprimer librement.

JMB : La trouille paralyse le système, alors qu’un enseignant doit avoir des projets pour amener les élèves là où il doit les conduire, qu’un directeur puisse de son côté soutenir sereinement les projets. S’ils craignent de le faire, le système se paralyse. 

MCS : Il se paralyse alors qu’il devrait demeurer ouvert. Mais il faut relever, me semble-t-il, que la tâche, pour les politiques, est elle-même devenue plus ardue étant donné l’intérêt des médias pour l’école et l’énorme influence des réseaux sociaux, avec certains journalistes qui se tiennent littéralement à l’affût. Chaque jour apporte son lot de menaces pour un Département. Mais je crois que c’est précisément le rôle de nos élus que de faire reculer la peur et non de l’alimenter. Cela dit, la pandémie complique beaucoup les choses.

JMB : En effet, mais le risque zéro n’existe pas. Il faut sans cesse le rappeler. Un enseignant doit prendre toutes les mesures pour assurer la sécurité de ses élèves. Malgré tout, des accidents peuvent avoir lieu. Dans ce cas, l’institution doit soutenir. Si elle ne le fait pas, il n’y a plus de projets et chacun se retire dans une zone où les risques sont presque inexistants. L’ennui menace alors tout le monde, les profs comme les élèves. 

Un autre élément qui nourrit l’autonomie est l’esprit d’établissement. Chaque établissement construit un esprit qui lui est propre, qui le caractérise. Il faut une autonomie aux différents acteurs pour créer cet état d’esprit.

MCS : l’esprit crée les conditions du sentiment d’appartenance. A contrario, si les règles doivent être les mêmes pour tous, le sentiment d’appartenance, qui doit reposer sur quelque chose de spécifique au groupe, ne peut pas se créer. 

JMB : Le professeur Huberman, qui venait d’Harvard pour enseigner à l’Université de Genève, me disait que, aux Etats-Unis, quand on arrive avec un projet à partager avec les autres, ce qui est vu tout de suite, ce sont les possibles et les opportunités. Ici, ce sont les freins qu’on met d’abord en évidence.

Les projets sont importants parce qu’ils créent du lien entre les gens. C’est capital pour l’école. Un établissement doit être vivant. Ça passe aussi par toutes sortes d’activités, par des fêtes, par des partages de moments sportifs ou culturels.

MCS : un autre élément relatif à l’autonomie des établissements me semble être celui de ce que j’ai envie d’appeler l’alliance entre adultes. Ce qui me frappe à propos de l’école, c’est qu’on n’intéresse pas activement la société civile à ces questions. Les parents ne sont pas franchement sollicités non plus. Est-ce que, pour exercer pleinement son autonomie, qui plus est dans le domaine éducatif, il ne doit pas y avoir un partage plus élargi, plus vivant entre les partenaires concernés ? Enseigner est un métier, certes. Mais c’est aussi un métier où on est en recherche et en questionnement permanent : “Comment est-ce que je peux faire avec cet élève pour qu’il progresse ?” “Comment est-ce que je vais m’y prendre pour aborder telle notion, rendre tel chapitre complexe accessible pour tous ?” “Est-ce que les élèves ont changé ou est-ce moi qui ai vieilli ?”. Même chose pour un directeur : “Est-ce qu’on pourrait organiser les cours autrement que nous le faisons ?” “Qu’est-ce qu’une évaluation qui aide vraiment les élèves à progresser ?” “C’est quoi, une scolarité réussie, vue par les élèves, leurs parents ?” “Quelle est la responsabilité dévolue aux parents dans la formation de leurs enfants ?”  etc.  N’y a-t-il pas une coupure nette, dans notre système, entre la famille avec son espace éducatif et l’école avec son espace de formation ? Quelle est l’intersection entre les deux ? Comment l’articulation doit-elle se faire ? Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose à inventer, là ? La prise en charge des élèves par l’école ne se fait-elle pas encore aujourd’hui un peu comme au XIXe siècle où l’Etat prenait en charge les futurs citoyens (ou les futurs soldats de la Nation) en laissant les parents à l’extérieur ? Est-ce que l’école des pays du Nord réserve le même sort aux parents ?  Pour que ces questions puissent être vraiment posées, il faudrait un espace qui ne soit pas réservé aux seuls spécialistes. Car cette autonomie doit être le reflet d’une collectivité qui, peu à peu, s’auto-définit.

JMB : Même chose entre les enseignants. Il n’y a rien de plus fertile que la pratique partagée, les échanges entre les enseignants. On ne laisse aujourd’hui quasiment aucune marge à ces échanges réels de pratique. La formation continue, parce qu’elle a un coût, n’offre plus ces espaces, ou beaucoup moins qu’autrefois, et les échanges entre les collègues (cours donnés à deux ou à trois, entreprise pédagogique inventive et adaptée aux élèves en question) ne sont pas favorisés. Ces lieux existaient avant, et les enseignants y trouvaient des sources de questionnements et de dialogue qui enrichissaient leurs pratiques au quotidien. 

MCS : et une première boucle est bouclée : pour que chacun puisse exercer à son niveau, pour assurer l’autonomie nécessaire au système d’abord et à l’accomplissement des individus ensuite, il faut un régime où règne la confiance, c’est-à-dire un climat dans lequel on puisse se dire : “c’est à toi de gérer ça, à toi de voir ce qui est le mieux, donc vas-y.” Cette dynamique, propre à la vie, n’exclut pas le risque, évidemment et il faut l’accepter puisque le risque zéro n’existe pas. Ce socle de confiance, absolument antithétique à l’idée de super-contrôle et de micro-management est la condition sine qua non de la prise d’initiative qu’on attend de chacun : échanges, dialogues et partages entre adultes acteurs de l’éducation et membres de la société civile deviennent alors possibles.

Je devine qu’on nous accusera de deux choses : soit d’enfoncer des portes ouvertes, soit d’être de doux rêveurs ! Et le fait qu’il y ait contradiction entre les deux critiques possibles est extrêmement intéressant. Le paradoxe témoignerait du fait que le système actuel est peut-être bien marqué par l’absence d’autonomie d’une part (“Vous êtes de doux rêveurs”) mais que ce dont nous rêvons va de soi et devrait être la dynamique à l’oeuvre (“Vous enfoncez des portes ouvertes”). Le problème est que, précisément, ces portes pourraient être mieux ouvertes.

Alors, oui, qu’attendons-nous pour les ouvrir ?

 

 

Folios 1 : Le soutien est-il genré ? / Il y a achat et achat/ Nous ferons nos devoirs quand vous ferez les vôtres.

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy

 

1

Ce qui manque d’essentiel dans la formation de nos élèves ? L’apprentissage de la confiance en soi, notre lien à l’univers, au cosmos, des exercices d’admiration, d’étonnement, des actes de célébration. Apprendre à développer le bien-être de l’esprit. On enseigne (très peu) celui du corps et on laisse, le religieux ayant été à peu près évacué, celui de l’esprit en friche. 

Or ce qui était une plus value du religieux, hors bazar théologique, c’était l’enracinement d’une conscience dans la confiance. Cette absence n’a été remplacée par rien, si ce n’est la ritaline et les infirmières scolaires. 

 

 

2

Le soutien entre amis est-il genré ?

Souvenir d’une discussion entendue dans un bistrot, à la table voisine de la mienne, en des temps pré-COVID (où cette notion même n’existait pas encore).

Deux trentenaires se rencontrent au Sushi bar. Ils se connaissent, ont travaillé ensemble et se sont donné rendez-vous après un certain temps alors que l’un des deux a été viré de la boîte d’assurances dans laquelle l’autre travaille encore. 

(Celui qui a encore du boulot) :

  • Ah ! Je suis tellement content de savoir que tu vas bien. 

S’emmanche une discussion qui portera tout entière sur les changements qui ont eu lieu dans la boîte depuis que le licencié est parti :

(Celui qui a encore du boulot) :

Oui, Mylène de la compta. Non, je ne lui parle plus. Et tu sais Christophe ? Il a eu la grande place de parking alors que sa voiture est très petite. Et toi ? 

(Le licencié, qui a manifestement retrouvé un boulot moins enviable) :

  • J’ai mon salaire de 10.000.- par mois pendant 6 mois puis je retombe à 6000.-. Mais oui, ça va bien. Les collègues sont sympas. 
  • Le café est gratuit ? 
  • Non, on le paie 25.- l’étui, ça va… 

S’ensuit une espèce de joute étonnante sur les menus avantages financiers de l’un et de l’autre, lesquels semblent les révélateurs clé du statut social. Pour moi qui ne peux pas faire autre chose qu’entendre, c’est aussi passionnant qu’embarrassant. Il me semblait que le soutien d’un ami à plus malheureux que soi devait prendre une autre forme… 

Et brusquement, dans la discussion, il y a comme un déséquilibre, clairement en faveur de celui qui a gardé son emploi, sur le comptage muet des points bonus.

Le chanceux rétablit aussitôt : 

  • Oui, mais en fait, toi, tu es mieux. D’ailleurs, moi je ne vais pas rester dans cette boîte longtemps. Je vais faire comme toi, chercher autre chose... 

Et je comprends soudain que je viens d’assister à une véritable séance de soutien, que le soutien est peut-être genré, que c’était sans doute de la psychologie colorée de testostérone. 

 

 

3

Il y a achat et achat

Différence entre un achat aléatoire, qui donne l’impression d’acquérir quelque chose de plus qui vient alourdir la masse des objets possédés, et l’achat d’un objet (vêtement, appareil, accessoire) qui donne l’impression de la rencontre parfaite parce qu’il permettra de se débarrasser de beaucoup d’autres objets, comme un achat qui efface le superflu. 

Derrière le pragmatique, il y a du psychologique. 

Derrière le psychologique, il y a du métaphysique. 

 

 

4

“Nous ferons nos devoirs quand vous ferez les vôtres.” 

On peut partir de n’importe où pour penser l’éducation ou en parler. 

De n’importe où parce que dans l’éducation réside le projet d’une société, la visée d’une humanité. 

Rien de moins. 

Le piège est de commencer par un bout qui nous mue aussi sec en technocrates de la formation. 

J’aimerais commencer par quelque chose qui a fonctionné comme déclencheur pour moi. 

Quelque chose qui met (un peu) au pied du mur les 40 ans que j’ai vécus dans ce milieu. 

Quelque chose qui a sonné comme un cri. 

Celui de ceux qui sont le plus concernés. 

Ceux qui savent où ils iront même s’ils n’ont pas appris grand-chose, même si nous croyons que nous avons tout à leur apprendre. 

Les jeunes. (Même si ça fait vieux de le dire comme ça).

Parce que, à côté de ce qu’on leur apprend, ils sont mus par leur conatus (pour parler comme Spinoza), cette force qui, dans tout le vivant, pousse les existants à persévérer dans ce qu’ils sont, dans ce qu’ils deviendront. Ils ont des antennes, ces jeunes, ils sont comme des télotropes, pour forger un néologisme, tournés vers leur but même s’ils ignorent encore lequel il est exactement. 

Parce qu’il n’y a pas que le cerveau informé, formé, qui pense. Parce que le vivant pense aussi, la vie en eux. Une vie qui tend à durer plus longtemps que la nôtre, nous qui les observons. Parce qu’ils sont mus, sans le savoir, par une intelligence plus grande qu’eux, qui pense à travers eux. 

Et ce simple fait devrait déjà nous mettre la puce à l’oreille sur ce qui devrait changer dans l’éducation. 

Mais voilà : ce déclencheur, qui vient d’eux et qui déboulonne mes (quasi) certitudes tient en ce slogan, brandi à bout de pancarte pendant les manifs de 2019 pour le climat : 

“Nous ferons nos devoirs quand vous ferez les vôtres.” 

Et la première chose qui me vient, bien avant ce que le slogan dénonce (le fait que nous ne faisons pas le boulot pour sauver la planète et ce qui vit dessus), et ce sur quoi il ironise, le parallélisme autorisé par la polysémie (devoirs scolaires et Devoir, éthique, moral), aussitôt démoli par la dissymétrie abyssale (gentils devoirs scolaires arbitraires, inventés par les adultes vs Devoir moral, vital pour la planète et ce qui vit dessus) qui, précisément, donne toute sa force au slogan. Non, ce qui me vient en premier lieu (mais peut-être comme une synthèse éclair de ce que je viens de montrer) c’est un doute, à la fois insidieux et franc (qui s’instille par un interstice, celui de l’événement de la manifestation, aussitôt accepté comme une certitude de la pensée et qui s’impose comme ce sur quoi il va falloir, vraiment, réfléchir) c’est la question de savoir si les devoirs qu’on leur donne (dans l’arbitraire du scolaire géré par les adultes) valent (sous le regard transcendant d’une humanité menacée) la peine d’être faits.