CO22 : la hâte est mauvaise conseillère

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Le Grand Conseil genevois traitera jeudi 10 novembre en urgence le projet de réforme du cycle d’orientation significativement nommé “CO22”. 

Je dis “significativement”, car tout est précipitation et hâte dans cette affaire, pour un modèle qui devrait entrer en vigueur dans 9 mois. 

On semble très pressé au DIP de réformer le cycle d’orientation actuel, celui de Charles Beer qui a été le fruit, dans son élaboration, de retouches, d’amendements et de concessions de tous ordres qui ont taillé un costume que personne n’a pu vraiment enfiler. Que le cycle actuel ne donne pas satisfaction, ou, à tout le moins, qu’on puisse songer à l’améliorer, ne peut être contesté par personne. 

Qu’on ait posé le bon constat sur les raisons des dérives successives du modèle actuel qui ont fait qu’il a cessé d’orienter, en revanche, est plus discutable: les élèves, au fil du temps, se sont retrouvés en nombre toujours plus grand dans le regroupement 3, à savoir la filière pré-gymnasiale réputée être la filière la plus exigeante scolairement parlant. Cette propension à porter vers les filières à forte scolarisation un nombre d’élèves toujours plus important est-elle le simple effet de la structure actuelle du CO ? J’en doute pour ma part très fortement. Ce mouvement d’aspiration des élèves dans les classes pré-gymnasiales a été observé dans tous les modèles du cycle d’orientation, avec un effet de dévaluation de la formation qui avait d’ailleurs poussé, en son temps, le monde professionnel à introduire des examens d’entrée en apprentissage, ce dont on se serait facilement passé dans un système plus fiable. 

C’est ce que la tête du DIP déplore : le fait qu’un nombre croissant d’élèves occupent les filières les plus scolaires. C’est là le signe que le CO n’oriente plus. 

Mais ce n’est pas le seul travers que le DIP dénonce dans le cycle de Charles. Les élèves des classes socio-économiques défavorisées n’ont pas le même accès que les autres aux filières dites fortes. C’est là le signe que le CO n’assure pas l’égalité des chances. 

Diminuer le nombre d’élèves dans les filières fortes et augmenter dans ces mêmes filières le nombre d’élèves issus de classes socio-économiques faibles ne sera pas une mince affaire, mais on comprend bien l’idée générale : former plus solidement, orienter de manière plus crédible, et donner à chacun sa chance.

La mixité comme panacée

Pour ce faire, on promeut la mixité (les forts tirent les faibles qui ne se sentent pas faibles puisqu’ils sont avec les forts), mais pas n’importe laquelle : une mixité intégrée. 

C’est fou alors, de voir comment le concept même de mixité déclenche la bagarre. Comme si la notion de mixité, à partir d’un certain degré scolaire, était un marqueur idéologique qui vous place sur l’échiquier politique.

Je crois cette lutte binaire très stérile. 

Le plus fort souvenir que je conserve de mes petites classes, voici des lustres, c’est Olivier, un grand de 3e, qui m’apprend à coudre alors que je suis en première primaire. C’est aussi le fait que je commence, à l’insu de tout le monde, d’apprendre l’allemand en suivant ce que font les sixièmes alors que je suis en quatrième et que j’ai fini le travail que l’instituteur a donné aux élèves de mon degré. C’était l’immense force des petites écoles de campagne contraintes de rassembler des cohortes d’élèves d’âges différents dans des mêmes salles de classe. De la mixité inter-degrés intégrée en somme. Mais les instits de l’époque n’avaient aucune idée que ce qu’ils faisaient porterait un nom plus tard. 

Cette forme de mixité avait un cadre bien particulier. Des conditions de possibilités qui ne rendaient pas contre-productive la différenciation faite entre les élèves. D’abord et par-dessus tout : l’horloge ne venait pas rompre toutes les 45 ou 90 minutes l’activité en cours. Les enseignants, comme en primaire aujourd’hui, avaient tout loisir de mettre le temps au service des élèves plutôt que l’inverse, comme dans l’organisation du CO actuel et dans celui qui est prévu. 

La mixité intégrée au sein d’une classe limitée par l’horloge ? Je l’ai exercée en tant qu’enseignante, il y a pas mal d’années, dans une classe du CO de générale (les moins scolarisés, oui, dans un système encore anté-anté pénultième) où l’hétérogénéité des élèves était saisissante. L’idée était que chacun soit nourri, mais qu’on collabore quand même, qu’on s’entraide sans être freiné ni abandonné à son sort. 

Une gageure et une galère. 

A cause du manque de formation sur la gestion de la mixité ? Non. Essentiellement à cause du temps imparti qui ne permettait pas d’assurer que je puisse agir avec chaque élève pendant le cours, pour garantir qu’ils aient tous eu les bonnes incitations au bon moment, pour veiller à ce qu’ils n’aient pas été simplement en train d’attendre la fin de l’heure pour passer à autre chose. 

CO22 nous promet une formation des maîtres à cette forme de mixité. On ne nous dit pas de quoi elle sera faite ni comment elle réussira à déjouer le piège diabolique du carcan horaire, parce qu’elle est encore à mettre sur pied. 

Je crois pour ma part une certaine mixité formidable pour les élèves, comme pour chacun d’entre nous. Mixité de genres, mixité de cultures, mixité intergénérationnelle. On n’apprend jamais mieux et plus qu’avec ceux qui sont différents. Mais je crois que celle que vise CO22  occasionnera des résultats décevants tout en soumettant les enseignants à des acrobaties épuisantes. 

Comment se déroulera l’évaluation dans ces classes intégrées ? Il faut y réfléchir encore, les travaux sont encore en cours, mais il est clair qu’”on ne pourra pas se contenter de deux barèmes distincts”.

Les travaux sur ces questions essentielles sont fort avancés comme on le voit. 

La hâte est mauvaise conseillère. Elle est particulièrement inquiétante dans un registre éducatif qui concerne des milliers d’élèves. 

Pourquoi tant de précipitation ? Est-il capital pour un conseiller d’Etat en charge du DIP de planter son drapeau sur l’île du CO avant son départ ? 

La formation des maîtres, la différenciation pédagogique et l’évaluation afférente ne sont pas des détails pratiques faciles à résoudre une fois le principe posé. C’est même par là qu’il s’agirait de commencer avant de poser la structure organisationnelle. 

Me restent deux observations à faire. Je suis saisie, à la lecture des déclarations des décideurs du Département, à la lecture de la greffe de toutes les auditions en commissions dont ils ont été l’objet, de la vision binaire posée sur les élèves, même si je sais que le langage oral tend à renforcer l’effet de cristallisation : les “bons élèves”, les “mauvais élèves”, les “forts”, les “faibles”, ceux qui ont des compétences particulières (= les bons qui peuvent effectuer leurs trois années de CO en deux), et les “fragiles”, les “vulnérables”. CO22 mettra en place une structure destinée à gommer les effets de catalogage des élèves qu’il dénonce, mais en partant du même étiquetage, c’est-à-dire d’une vision nécessairement non renouvelée, puisque les concepts font l’idée.  

Le simple fait qu’on puisse parler d’élèves “scolaires” et d’élèves “peu scolaires” au sein de l’école, c’est-à-dire de l’institution scolaire, montre de manière on ne peut plus patente que l’école n’est pas faite pour tous. 

La dernière observation est mineure. Mais les lapsus, qu’ils soient de personnes ou de systèmes, se présentent toujours un peu sur la pointe des pieds, évidents et discrets à la fois : Le Temps du jour, qui réserve un article à CO22, place dans la bouche de la Conseillère d’Etat une citation à propos du parcours raccourci (pour les élèves aux compétences particulières) qui est en réalité celle d’un enseignant syndicaliste de la FAMCO : “ Sortir les meilleurs est incohérent. Car cela alimente l’idée que la mixité est mauvaise pour les bons élèves”. Madame la Conseillère l’aurait sans doute dit, avant que d’occuper son poste actuel et d’être pressée par le temps. Mais CO22 est déjà, avant que d’être complètement pensé, frappé des maux de son prédécesseur, une cotte qu’on veut taillée sur mesure pour chacun et qui risque de ne convenir à pas grand monde. 

Aujourd’hui, Madame la Conseillère dit qu’elle s’opposera à un éventuel amendement de la gauche qui veut remettre en question le parcours en deux ans : “Je m’y opposerai, car on doit s’occuper de tous les élèves, y compris des meilleurs”. 

Ouf ! On a eu peur. Peur que les “meilleurs” soient oubliés, peur que les “meilleurs” ne soient plus identifiés comme les meilleurs. La vision binaire est sauve et l’avenir est ouvert. 

Puissent les parlementaires se montrer résistants à ce branle-bas affolé. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Questions d’orthogaffe

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

 

Nous sommes en 1987 ou 1988, quelque part au terme des années 80 et un jour de ces années-là, j’ai l’impression de mettre les doigts dans une prise. 

J’ai décidé, après mes études universitaires, de me consacrer à l’enseignement et j’effectue ce qu’on appelle encore les « études pédagogiques ». Il y a à boire et à manger, des trucs débiles comme une sociologue qui nous enseigne Freud grâce au Profil d’une œuvre (les vieux reconnaîtront cette mascogne d’avant Internet) mais aussi des gens de grande qualité comme ce formateur de français qui a décidé de faire corriger une dictée test à la dizaine de futurs profs à déniaiser dont je suis. L’exercice est solitaire et nous sommes, il faut le dire, assez soulagés, étudiants évalués pour devenir de futurs évaluateurs, de constater que nous avons tous relevé entre 22 et 25 « fautes », terme théologique consacré aux erreurs d’orthographe, dans ce qui s’assimile au torchon d’un cancre. 

Du moins l’avions-nous jugé ainsi.

Las ! Si nous avions appliqué les tolérances orthographiques de l’Académie française de 1901 (pas de coquille, non, non, pas de coquille dans cette date) nous apprend le fin formateur, nous aurions dû considérer que la dictée en question, que nous nous apprêtions à jeter aux orties et le candidat virtuel avec, ne présentait AUCUNE faute. Donc pas le bonnet d’âne, mais le 6 pointé si l’un de nous avait déjà vaguement entendu parler de la liste de tolérances publiées bien avant la naissance des grands-parents de chacun d’entre nous. 

Un électrochoc, comme je vous le dis. 

Pourquoi n’en avions-nous jamais entendu parler avant ? Mystère et c’est bien la question. On se plaît à dépeindre l’Académie française comme un club qui s’arcboute contre le changement. Mon œil. L’inverse était vrai en l’occurrence, comme pour les listes de tolérance qui ont suivi et que personne ne connaît. 

Est-ce que ces messieurs et ces quelques dames s’étaient mêlés de « rectifier » le français ? Non ! Évidemment, ils et elles sont trop cultivés pour ça. Ils et elles savent ce qu’est la langue, en connaissent le processus de transformation. Ils et elles savent parfaitement que l’usage décide et qu’on ne se substitue pas à l’usage : L’Académie française propose des formes alternatives acceptables, et laisse « les choses se faire ». Pas besoin de se raidir, de jouer le pion ou la maîtresse d’école revêche. L’un ou l’autre se dit ou se disent. On ne s’énerve pas parce qu’il n’y a pas mort d’homme. Mais on ne joue pas non plus les messies qui vont aider les élèves-vulnérables-ou-en-grande-fragilité à s’approprier la langue plus facilement.  

Le deuxième acte se passe dans les années nonante, alors que j’ai été admise à évaluer (!). J’enseigne donc, et j’ai pris le parti d’étudier en détail avec mes élèves de dernière année du cycle d’orientation les modifications orthographiques jugées admissibles par le Conseil de la langue française. Il ne s’agit toujours pas de « rectification », je précise. Cette équipe-là n’a pas non plus la prétention du club des patrons de la CIIP mouture 2021. Il s’agit simplement d’admettre par exemple que « crâne » puisse s’écrire sans circonflexe, entre autres. Et là, surprise encore : ce ne sont pas de vieux-et-vieilles messieurs-dames qui s’indignent : non, ce sont nos gamins de 14 ans qui décrètent qu’ils ne laisseront jamais passer des cranes. J’en souris un peu et je commence à comprendre ce qu’est l’usage, le fruit d’une élection collective au quotidien entre des « possibles orthographiques » laissant au temps le soin de décanter ce qui, au fil des années, s’imposera entre les doublons. 

Le ménage dont la CIIP aimerait se faire la nettoyeuse est maladroit et un peu arrogant. Les réseaux ont dénoncé, à raison, le terme de « rectification » qui n’a pu être conçu que par des personnes pas franchement bien informées du sens de ce terme : il eût fallu, pour ce faire, admettre que l’orthographe antérieure/traditionnelle fût “fausse”. Qui l’eût pu ? Par ailleurs, faire de la liste des propositions de 1990 la « règle » et des formes « traditionnelles » une tolérance est une inversion franchement inutile, par laquelle nos sages espéraient peut-être briller. Le problème est que la langue ne leur appartient pas plus qu’il ne leur appartient de décider ce qui est la règle et ce qui reste « toléré » : si l’école est bien la pépinière de la société en devenir, elle n’a pas de fonction régulatrice de la société : cette dernière confie à l’école le soin d’enseigner ce qu’elle a à enseigner. Une rectification (d’ailleurs brusquement appelée “réformette” quand la météo politique commence à chahuter un peu) outrepasse le champ de compétences des dicastères qui ont leur mot à dire sur les méthodes pédagogiques, pas sur le fond.

Sur le plan pédagogique, d’ailleurs, cette orthographe rectifiée, nouvelle, simplifiée, moderne, facilite-t-elle les apprentissages ? Est-elle “plus cohérente parce que comprenant moins d’exceptions” ? Laissera-t-elle, comme la CIIP nous le promet, plus de place pour le raisonnement et moins pour la mémorisation ? Je demande à voir si les élèves ont à se casser la tête sur le fait qu’on époussette ou qu’on époussète, que les cheveux d’Anne frisottent ou frisotent. Ce qui est “ambigu” a poussé son tréma sur le u, à savoir la lettre qui se prononce dans “ambigüe” alors que je portais encore des socquettes. Que les coroles et les giroles perdent une guibole (?) ne dispensera pas l’apprentissage de “colle”, de molle” et de “folle”, laquelle, dieu merci, conserve son double l. Les tirets désormais placés entre tous les nombres nous privent de ce qui était un chouette exercice entre les centaines, les dizaines et les unités qui géraient différemment ce petit trait horizontal. Il reste des exceptions toutefois comme le circonflexe qui demeurent là où il pourrait y avoir ambiguité : sur/sûr. Mais on est invité à écrire “surement”, pour plus de cohérence, sans doute.

Ce n’est d’ailleurs pas du tout sur ces éléments que sèchent les élèves qu’on dit faibles en français. S’il suffisait de l’époussetage de ces 14 principes pour faciliter la vie des écoliers, ça se saurait.

Personnellement, dans les faits, je peux vivre avec la plupart de ces options, pour autant qu’elles demeurent des options, des possibles. Mes oignons ont un i, mais je m’accommode parfaitement de ceux qui n’en ont pas. Il faudra pour ce faire simplement que les enseignants soient au fait de ces formes possibles, histoire de ne pas religieusement sanctionner (!) des formes qui ont déjà dépassé le purgatoire des fautes.

Mais me navrent au plus haut point des formules comme “On évite le circonflexe sur le i et le u partout où il est inutile”, dont nous gratifient nos autorités dans leur Petit Livre d’Or, comme si ces circonflexes-là étaient superfétatoires, ne servaient à rien, ne disaient rien de ce qu’est la langue. De telles formules transpirent précisément le mépris de la connaissance de ce qu’est un usage qui se transforme et qui appartient aussi à la connaissance de la langue.

 

 

 

 

Qui a dit que la vie était à sens unique ?

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy
Thou shouldst not have been old till thou hadst been wise 
Shakespeare, King Lear, Acte I, scène 5 

 

Jean, dans un élan de sincérité et de confiance abruptes, évoque les difficultés qu’il a, après plus de 5 ans de départ à la retraite, à s’y retrouver. Il est à la recherche de sens, du sens de sa vie, de celui de ses journées, de cette période où, au fond, plus personne ne l’attend, pense-t-il. Il évoque les époques où il a eu l’impression de ne pas avoir de problèmes avec “le sens”, qui sont en fait toutes des situations de bien-être où l’adéquation (professionnelle) entre son action et ce qui était attendu était complète : “je crois que j’ai toujours fait mes choix en fonction de ce qu’on attendait de moi, de ce qu’on me prescrivait. Dans ces situations, j’ai toujours trouvé du sens à ce que je faisais”. Entendons : “je ne me suis alors pas vraiment interrogé sur la question du sens.”
Se poser la question du sens, c’est souvent l’avoir un peu perdu, et être à sa recherche. 
 
Il compte clarifier cette question  du sens en fouillant, encore et encore, son passé et son enfance difficiles en termes d’identification, d’amour reçu, d’intégration dans des groupes. Car, pour être véritablement admis, intégré, inséré, il a dû agir, se comporter et dire les choses, conformément à ce qu’on attendait de lui. 
 
Et je me demande, en l’écoutant, si le fait de retrouver les causes supposées de l’actuelle perte de sens, si le fait de comprendre qu’il est devenu ce qu’il est devenu parce que son environnement a infléchi ce qu’il était, lui apportera la solution. Je me dis qu’il y a un moment dans l’existence où on est bien conduit à constater que le tissage entre ce que nous sommes devenus et l’environnement qui nous y a conduits devient inextricable. Qu’est-ce que notre être en dehors de l’environnement dans lequel il s’est forgé ? Que cherche Jean exactement en cherchant du sens ? L’idéal d’un sens qui s’imposera à lui et qui ne se démentira pas ? Un sentiment de sérénité permanent ? L’absence de troubles, de doutes ? Le sentiment d’être devenu parfaitement soi en dehors de toute influence ?
Que cherche Jean exactement en cherchant du sens ? L’idéal d’un sens qui s’imposera à lui et qui ne se démentira pas ? Un sentiment de sérénité permanent ? L’absence de troubles, de doutes ? Le sentiment d’être devenu parfaitement soi en dehors de toute influence ? 
Sa vision est belle, sensible, un peu thérapeutique. Je ne la conteste pas : il y a des traumatismes et des souffrances dont on guérit, dieu merci, dont les ombres levées font place à un sentiment de force et d’assurance. 
 
Et quoique cette perspective sur la perte de sens ne dise pas exactement ce qu’est le sens de la vie, je suis reconnaissante à Jean de la soulever, comme par la bande. Car la question du sens se pose aussi en dehors des cabinets de consultation, en dehors des situations de traumatismes. 
 
La retraite invite presque nécessairement à cette interrogation. Dans la période qui précède, la dynamique identitaire, depuis l’école (“Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?”) au choix d’études et à l’exercice d’une profession (“Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?”) remplit à peu près totalement, comme en trompe-l’œil, la totalité des besoins en termes de sens. Le fait d’en sortir remet les compteurs un peu à zéro, avec cet avantage (qui peut devenir à lui tout seul le fond même du problème d’ailleurs), qu’on a le souvenir du vécu, le souvenir du temps où les boucles de rétroaction sociales nous confortaient dans notre utilité, notre valeur, l’importance de notre activité et par conséquent de notre sens. Nous nous souvenons du temps où nous ne nous posions pas sérieusement la question du sens parce que nous étions dans un réseau où il était de facto donné, comme en prime et en sus. Et lorsque notre utilité, créatrice de notre sentiment de plénitude en termes de sens, n’est plus réalisée, la question du sens, brute et brutale, se pose. Personne ne nous le donne puisque le réseau n’existe plus. Pour couronner le tout, nous observons avec curiosité ceux qui aujourd’hui, comme nous autrefois, ne se posent pas la question du sens parce que leur sentiment d’utilité est suffisant pour remplir ce besoin et nous avons l’impression qu’ils jouent, sans qu’ils le sachent, un rôle dans un théâtre dont nous pensons voir désormais le caractère construit. Ce sentiment d’utilité nous manque, mais nous ne pourrions plus vouloir des conditions qui nous l’ont, jusqu’avant la retraite, procuré.
 
On ne nous apprend pas à vieillir. Personne ne détient vraiment les clés de ce que serait cet apprentissage. Notre culture, la philosophie en tête, a laissé ce processus impensé, signe que quelque chose, dans cette transition silencieusepour évoquer François Jullien, nous échappe. Aristote, spécialiste de l’essence et des attributs, fait du changement (comme du temps) un mouvement d’un état à un autre : l’explication est un peu floue, embarrassée même. Faire du vieillissement un mouvement, c’est dire qu’il va de A (la jeunesse) à B (le tombeau). Les journées du 3e et du 4e âge sont longues si on s’en tient à ces considérations qui escamotent l’expérience du processus. On comprend en tout cas avec Aristote que vieillir n’est pas analysable en termes d’attributs séparés. Car qu’est-ce qui en nous devient vieux ? Un peu de tout, mon capitaine : 
 
Tout : non seulement les cheveux blanchissent, mais aussi les cernes se creusent, les traits s’empâtent, les formes s’alourdissent et le visage devient “de plâtre”. Et aussi, le teint vire, la peau se gerce, à la fois la chair s’affaisse et se rétracte, etc.”  
François Jullien, Les Transformations silencieuses 
 
La voix change, ainsi que le caractère, la vitalité, le point de vue, la conscience elle-même. Quel discours tenir sur cette subtile et évidente transition alors que la philosophie européenne n’aime rien tant que les substances, éternelles si possible ? Avec Aristote, la finalité de la vieillesse est la mort puisque l’accomplissement visible, entéléchique, à savoir celui qui a marqué la réalisation parfaite de ce qui, à notre naissance et dans nos jeunes années étaient en puissance, est désormais derrière nous. Le programme est un peu court, sans compter qu’il ouvre la porte à des années qui sentent la décrépitude, la misère et l’ennui. Sept siècles avant notre ère, le poète Mimnerme s’en désolait déjà : 
 
Mais les sombres Destins sont près de nous :
L’un conduit droit au seuil de l’odieuse vieillesse
Et l’autre au terme de la mort. Le fruit de la jeunesse
Ne dure qu’un moment, tel l’éclat du soleil.
Mais lorsqu’elle a passé, la borne de cet âge,
La mort est désirable et vaut mieux que la vie. 
 
Par la suite, pratiquement aucun philosophe, ni Descartes (la vieillesse n’est pas une idée claire et distincte), ni Kant, ni même Bergson, pourtant tellement attaché aux questions de durée et d’écoulement du temps, ne s’est penché sur cette affaire appelée à devenir toujours plus importante. Pas de philosophie de la vieillesse en Occident, peut-être parce que cette transition remet en question l’essence du sujet, l’essentiel de ce que nous sommes. On philosophe un peu sur la mort. Pour dire qu’elle n’est rien, comme avec Epicure : “Quand nous vivons, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus”.  Ou pour dire que “philosopher, c’est apprendre à mourir”, comme s’il y avait besoin d’apprendre quoi que ce soit pour y parvenir. 
 
Mais le stoïcisme, sous la plume de Sénèque, peut nous apporter quelques indications, non pas seulement pour nous rappeler que la mort est une action extérieure que nous devons accepter parce qu’elle ne dépend pas de nous, mais parce qu’il nous suggère que le grand âge constitue ce que les Stoïciens appellent un adiaphoron, ou autrement dit, un indifférent. La vieillesse n’a pas de valeur en elle-même, elle n’est pas une calamité non plus : elle acquiert de la valeur simplement par l’usage qu’on en fait : 
 
Le temps de la vie fait partie des choses extérieures. La durée de la vie ne relève pas de moi. Relève de moi en revanche de vivre avec plénitude tout le temps qui m’a été donné. Ce qu’il faut me demander, c’est de ne pas traverser le temps de la vie dans l’obscurité et les ténèbres, de mener ma vie, et non de me laisser emporter.” 
Sénèque, Lettre 93 
 
J’en tire l’enseignement que la retraite offre une plage totalement privilégiée où nous pouvons nous coltiner la question du sens de la vie sans béquille, sans aide extérieure, sans faux-semblant, sans prothèse sociale, sans échafaudage professionnel, sans l’évidence patente de notre raison d’être au monde quand on élève des enfants. Nous prenons conscience, autrement que nous l’avons fait jusque-là, du temps qui passe, du lien inextricable entre la durée et ce que nous sommes. C’est le moment où nous pouvons chercher vraiment du sens, où nous devinons que le sens que nous avions cru solide était, lui aussi, un sens construit, un sens d’emprunt. Et ce que nous sommes dès lors invités à faire n’est pas de trouver un sens pour cette (dernière) partie de la vie, mais un sens supérieur dans lequel puissent se subsumer tous les sens que nous avons pu trouver à la vie, de même que l’absence de sens qui nous conduit à nous interroger sur cette notion. 
 
Sans garantie de le trouver, puisque nous comprenons sans ambiguïté qu’il ne s’agit pas de la réponse univoque à une question unique, mais d’un processus qui n’aura d’autre fin que celle de notre existence personnelle.  
 
Les sensibles, qui ont besoin d’amour et d’harmonie, ont un peu de peine avec ça (comme avec le fait qu’on meurt toujours seul). 
 
Les pragmatiques, habitués à gérer, un peu moins : “Quand je me suis trouvée dans des situations où je ne savais pas bien que faire de ma vie, dit cette autre retraitée, je me suis trouvé artificiellement des choses que j’ai décidé de faire, et ça a très bien marché ». 
 
Comme quoi le sens de la vie est peut-être bien quelque chose qu’on décide de se donner.

Ici, à l’école, on nous ment, m’man !

 

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy

 

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Où nos enfants prennent-ils conscience de l’importance de ce qu’ils sont en train d’accomplir et de ce qu’ils ont à effectuer pour y parvenir ?

Au cours de sa 2e année du collège, voici pas mal d’années, ma fille m’annonce qu’elle quittera le cours de mathématiques avancé l’année suivante parce que cet enseignement s’alourdit sensiblement en nombre d’heures hebdomadaires : « tu vois, maman, je fais beaucoup de choses, il me faut du temps libre pour ça, parce qu’il y a autre chose que l’école dans la vie. »

« Tu vois, maman, je fais beaucoup de choses, il me faut du temps libre pour ça, parce qu’il y a autre chose que l’école dans la vie. »

Je ne peux qu’abonder dans sa phrase de conclusion qui est aussi la prémisse de son raisonnement. Mais quand même. Alarme maternelle maximale : quand on a la chance d’avoir de la facilité, on ne se dérobe pas de la sorte. Je n’ai pas le réflexe de lui parler de Kant et de son passage sur les talents dans les Fondements de la métaphysique des Mœurs. Je suis plus kantienne que je ne le crois. Je pense comme lui que, quand on a la chance d’avoir des talents, on a le devoir de les faire fructifier : “(…) car, en tant qu’être raisonnable, (celui qui a en lui un talent) veut nécessairement que toutes les facultés soient développées en lui parce qu’elles lui sont utiles et qu’elles lui sont données pour toutes sortes de fins possibles.” (FMM, 2e section).

Il est aussi question dans cette affaire de rapport mère-fille dans un passage d’adolescence. Une argumentation trop vigoureuse serait donc stérile. Je me résous vite à renoncer à une attaque frontale, après une première tentative pas franchement prometteuse. Mais quel gâchis. Si on s’ouvre toute les portes avec un parcours gymnasial standard, c’est-à-dire avec maths normal, c’est avec maths avancé qu’on se donne la quasi garantie de tenir le coup ensuite dans n’importe quel type d’études.

Je suis bien placée pour le savoir. Je suis doyenne d’un établissement lorsque ma fille me fait ce numéro.

Or, le hasard des activités extra-scolaires et de leur organisation un peu ad libitum des maîtres a fait attribuer ma fille à un cours dans lequel un échange linguistique avec la Hongrie a été programmé. Je me dis que les voyages forment la jeunesse parce que, n’est-ce pas, je ne vois pas bien ce que ces gamins vont parler hormis l’allemand ou l’anglais avec leurs nouveaux copains hongrois. A moins qu’ils ne parlent carrément français, ce qui ne me surprendrait pas du tout. Mais bon.

En une phrase, à son retour, ma fille me fait comprendre que la discussion est close, qu’il n’y a pas d’argument à donner, à échanger, à polir, à nourrir, à enrichir, à répéter inlassablement sur la question de l’orientation et de la manière de se préparer à ses projets futurs, et, plus platement, au niveau de maths qu’elle choisira :

« Tu sais, m’man, en fait on était dans le meilleur lycée de Budapest. Les élèves, c’était des bêtes. Ils sont doués et ils bossent en plus comme des fous parce qu’ils savent que la compétition sera rude. Chez nous, on nous dit pas ça. On nous fait croire qu’on peut choisir n’importe quelle filière et que ça nous ouvre toutes les portes. On nous ment, m’man. On nous dit pas la vérité. En tout cas, moi, je reste en maths avancé, ça c’est sûr ».

On ne dira jamais trop les bienfaits des voyages linguistiques.

 

2

L’école publique n’est pas un club privé

Comme la science, l’éducation n’est pas un club privé. Pourtant, ce qu’on observe aujourd’hui à Genève dans l’enseignement public est de l’ordre du cercle très étroit, où une poignée de personnes prennent des décisions pour des milliers et des dizaines de milliers d’autres, où même les acteurs majeurs du système, les directeurs en tête de liste, ne semblent pas avoir droit au chapitre.

Je me demande comment ceux qui encadrent nos enfants peuvent réellement leur indiquer les chemins de l’autonomie, de la responsabilité et de la liberté s’ils sont empêchés, et s’ils s’empêchent eux-mêmes par conséquence naturelle bien compréhensible, de remplir sereinement leur noble mission et d’exercer pleinement leurs talents.

Regards croisés sur l’autonomie des directions d’établissements scolaires


Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Jean-Michel Bugnion et moi-même tenons tous deux des blogs sur la plateforme de la Tribune de Genève et sur celui de Le Temps où il est parfois question d’éducation.

L’idée est venue d’échanger sur une dimension de l’éducation qui nous semble importante. C’est la question de l’autonomie des établissements que nous avons retenue. 

Nous y consacrons cet échange.

 

JMB : Il y a plusieurs dimensions dans l’éducation qui me semblent importantes. La question de l’autonomie des acteurs, à commencer par celle des directions, est capitale à mon sens et elle me semble être en difficulté actuellement dans l’école genevoise.

MCS : Allons-y avec l’autonomie des établissements si tu le veux bien, que je reconnais comme essentielle moi aussi. On a effectivement l’impression qu’elle est réduite aujourd’hui.

JMB : Aujourd’hui, le mot d’ordre, visiblement, c’est : “alignés-couverts”. Les directeurs actuels sont moins des directeurs que des exécutants : ils n’ont pas la marge de manœuvre nécessaire pour assurer leur mission dans les meilleures conditions possibles. Ils n’ont pas, comme tu le disais dans ton dernier blog, l’équilibre entre responsabilité et pouvoir. On constate un déséquilibre entre les deux. Ils sont sans grand pouvoir mais leur revient une lourde responsabilité qui peut leur “retomber dessus” si quelque chose se passe mal.

MCS : Léman bleu, par P. Décaillet, s’est récemment fait l’écho de plaintes des directeurs du secondaire II (collège, ECG, Ecoles de commerces et écoles professionnelles) dénonçant la “maltraitance” dont ils faisaient l’objet. C’est ce déséquilibre pouvoir-responsabilité qui était apparemment en jeu : ils semblent avoir le sentiment d’être cantonnés dans un rôle où ils doivent exécuter des ordres sans qu’ils puissent prendre suffisamment en compte les besoins de leur établissement, qu’ils sont bien placés pour connaître. Quelques quotidiens ont tenté de se faire l’écho de courriers de la part de ces directeurs à la direction du Département. Sans grand effet. Interrogés par la presse, les directeurs indiquent lapidairement aujourd’hui qu’ils sont satisfaits des réponses données par le Département et qu’ils n’ont rien à ajouter.

JMB : Alignés-couverts ! J’aimerais te donner un exemple que j’ai vécu comme directeur et qui a défrayé la chronique sous l’appellation de « l’affaire Rafaela ». Rafaela était une élève brésilienne, installée illégalement à Genève. Micheline Spoerri était alors à la tête du Département de Justice et Police et Martine Brunschwig Graf en charge du DIP. Un matin, très tôt, des policiers embarquent Rafaela à son domicile, expliquant qu’une décision d’expulsion vient d’être prise à son encontre. Une enseignante de l’établissement, alarmée par l’élève via son téléphone, alerte aussitôt la presse. Inutile de dire que les élèves étaient “remontés comme des coucous” et les enseignants scandalisés. Avec l’aval du Département, j’ai pu m’exprimer librement dans les médias, TV, journaux, et évidemment gérer l’affaire à l’interne, comme mes prérogatives de directeur m’y invitaient. La marche de soutien qui était envisagée par les élèves et à laquelle des groupements et des partis auraient pu s’associer, avec un risque évident d’instrumentalisation politique, a été transformée en manifestation interne à l’établissement au cours de laquelle la communauté scolaire a décidé de faire au Département de Justice et Police la demande expresse de laisser Rafaela revenir. Micheline Spoerri a fini par y consentir. Rafaela est revenue et a terminé sa formation. 

MCS : Le rôle de l’autorité départementale était de donner le cadre, ce qu’elle a fait. A toi de gérer le reste : les rôles étaient bien définis avec juste ce qu’il fallait de coordination pour que le fonctionnement institutionnel soit cohérent. Au directeur l’autonomie pour décider comment, dans cette situation, gérer l’affaire.

JMB : Oui ! Imagine une telle affaire aujourd’hui. Elle ne serait pas gérée en 2021 comme elle l’a été en 2002.

MCS : Probablement pas. Les temps ont changé. Comme dans tous les secteurs, le droit pour un directeur de prendre la parole est plus contraint et la gestion d’une affaire du type de celle que tu évoques ferait sans doute l’objet d’une guidance plus marquée de la part du Département.

JMB : C’est ça. Et le directeur devrait alors exécuter les ordres pour gérer l’affaire, sans égard pour la spécificité de l’établissement, ce qui, dans le cas de Rafaela, aurait été une grave erreur. A l’époque, j’ai pu gérer les choses comme je sentais qu’elles devaient l’être dans mon établissement. Ça a été gagnant pour l’affaire et, en plus, la dynamique du collège s’en est trouvée renforcée.

Aujourd’hui, par peur des éclats, on coupe le micro des directeurs. On gère les affaires depuis le secrétariat général.

MCS : Est-ce qu’aujourd’hui les enseignants auraient l’initiative, c’est-à-dire “prendraient le risque” d’alerter la presse pour une affaire de ce genre ? 

Une connaissance me relatait récemment la mésaventure vécue au détour d’un article qu’elle avait fait paraître dans la rubrique Opinions du Temps voici plusieurs années. Cette personne y parlait, précisément (le monde est petit et les mêmes idées sont dans l’air) d’autonomie des établissements et de diversité de pédagogies qu’un système un peu plus libéral permettrait de faciliter. Elle a été convoquée par sa hiérarchie et a écopé d’un avertissement. Je ne pense pas que le règlement du personnel interdise à un enseignant de s’exprimer dans la presse. Mais des notions comme celles de respect de l’intérêt de l’Etat, de devoir de réserve ou d’obligation de garder le secret, assez floues dans les faits, seraient sans doute invoquées facilement aujourd’hui.

Un avocat que j’interrogeais il y a quelque temps sur le périmètre de cette notion de devoir de réserve m’a fait cette réponse : “plus vous êtes proche des politiques, ou plus vous êtes susceptible d’embarrasser les politiques, plus la violation du devoir de réserve sera invoquée et retenue contre vous.” Tout se passe, en somme, comme si les règles du jeu étaient énoncées en cours de partie. La question de l’autonomie, celle du devoir de réserve et de la liberté d’expression forment un triangle compliqué qui mériterait qu’on le clarifie, faute de quoi la peur s’installe et l’autonomie est totalement compromise.

JMB : Il y a deux manières d’influencer les canaux de communication. Par la confiance d’abord. C‘est ce que j’ai toujours essayé de pratiquer dans ma fonction, et, fatalement il est arrivé que je me “fasse avoir”. Aujourd’hui, c’est plutôt la méfiance qui semble règner. 

MCS : avec sa contre-partie obligée : la peur de mal faire et de s’exprimer librement.

JMB : La trouille paralyse le système, alors qu’un enseignant doit avoir des projets pour amener les élèves là où il doit les conduire, qu’un directeur puisse de son côté soutenir sereinement les projets. S’ils craignent de le faire, le système se paralyse. 

MCS : Il se paralyse alors qu’il devrait demeurer ouvert. Mais il faut relever, me semble-t-il, que la tâche, pour les politiques, est elle-même devenue plus ardue étant donné l’intérêt des médias pour l’école et l’énorme influence des réseaux sociaux, avec certains journalistes qui se tiennent littéralement à l’affût. Chaque jour apporte son lot de menaces pour un Département. Mais je crois que c’est précisément le rôle de nos élus que de faire reculer la peur et non de l’alimenter. Cela dit, la pandémie complique beaucoup les choses.

JMB : En effet, mais le risque zéro n’existe pas. Il faut sans cesse le rappeler. Un enseignant doit prendre toutes les mesures pour assurer la sécurité de ses élèves. Malgré tout, des accidents peuvent avoir lieu. Dans ce cas, l’institution doit soutenir. Si elle ne le fait pas, il n’y a plus de projets et chacun se retire dans une zone où les risques sont presque inexistants. L’ennui menace alors tout le monde, les profs comme les élèves. 

Un autre élément qui nourrit l’autonomie est l’esprit d’établissement. Chaque établissement construit un esprit qui lui est propre, qui le caractérise. Il faut une autonomie aux différents acteurs pour créer cet état d’esprit.

MCS : l’esprit crée les conditions du sentiment d’appartenance. A contrario, si les règles doivent être les mêmes pour tous, le sentiment d’appartenance, qui doit reposer sur quelque chose de spécifique au groupe, ne peut pas se créer. 

JMB : Le professeur Huberman, qui venait d’Harvard pour enseigner à l’Université de Genève, me disait que, aux Etats-Unis, quand on arrive avec un projet à partager avec les autres, ce qui est vu tout de suite, ce sont les possibles et les opportunités. Ici, ce sont les freins qu’on met d’abord en évidence.

Les projets sont importants parce qu’ils créent du lien entre les gens. C’est capital pour l’école. Un établissement doit être vivant. Ça passe aussi par toutes sortes d’activités, par des fêtes, par des partages de moments sportifs ou culturels.

MCS : un autre élément relatif à l’autonomie des établissements me semble être celui de ce que j’ai envie d’appeler l’alliance entre adultes. Ce qui me frappe à propos de l’école, c’est qu’on n’intéresse pas activement la société civile à ces questions. Les parents ne sont pas franchement sollicités non plus. Est-ce que, pour exercer pleinement son autonomie, qui plus est dans le domaine éducatif, il ne doit pas y avoir un partage plus élargi, plus vivant entre les partenaires concernés ? Enseigner est un métier, certes. Mais c’est aussi un métier où on est en recherche et en questionnement permanent : “Comment est-ce que je peux faire avec cet élève pour qu’il progresse ?” “Comment est-ce que je vais m’y prendre pour aborder telle notion, rendre tel chapitre complexe accessible pour tous ?” “Est-ce que les élèves ont changé ou est-ce moi qui ai vieilli ?”. Même chose pour un directeur : “Est-ce qu’on pourrait organiser les cours autrement que nous le faisons ?” “Qu’est-ce qu’une évaluation qui aide vraiment les élèves à progresser ?” “C’est quoi, une scolarité réussie, vue par les élèves, leurs parents ?” “Quelle est la responsabilité dévolue aux parents dans la formation de leurs enfants ?”  etc.  N’y a-t-il pas une coupure nette, dans notre système, entre la famille avec son espace éducatif et l’école avec son espace de formation ? Quelle est l’intersection entre les deux ? Comment l’articulation doit-elle se faire ? Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose à inventer, là ? La prise en charge des élèves par l’école ne se fait-elle pas encore aujourd’hui un peu comme au XIXe siècle où l’Etat prenait en charge les futurs citoyens (ou les futurs soldats de la Nation) en laissant les parents à l’extérieur ? Est-ce que l’école des pays du Nord réserve le même sort aux parents ?  Pour que ces questions puissent être vraiment posées, il faudrait un espace qui ne soit pas réservé aux seuls spécialistes. Car cette autonomie doit être le reflet d’une collectivité qui, peu à peu, s’auto-définit.

JMB : Même chose entre les enseignants. Il n’y a rien de plus fertile que la pratique partagée, les échanges entre les enseignants. On ne laisse aujourd’hui quasiment aucune marge à ces échanges réels de pratique. La formation continue, parce qu’elle a un coût, n’offre plus ces espaces, ou beaucoup moins qu’autrefois, et les échanges entre les collègues (cours donnés à deux ou à trois, entreprise pédagogique inventive et adaptée aux élèves en question) ne sont pas favorisés. Ces lieux existaient avant, et les enseignants y trouvaient des sources de questionnements et de dialogue qui enrichissaient leurs pratiques au quotidien. 

MCS : et une première boucle est bouclée : pour que chacun puisse exercer à son niveau, pour assurer l’autonomie nécessaire au système d’abord et à l’accomplissement des individus ensuite, il faut un régime où règne la confiance, c’est-à-dire un climat dans lequel on puisse se dire : “c’est à toi de gérer ça, à toi de voir ce qui est le mieux, donc vas-y.” Cette dynamique, propre à la vie, n’exclut pas le risque, évidemment et il faut l’accepter puisque le risque zéro n’existe pas. Ce socle de confiance, absolument antithétique à l’idée de super-contrôle et de micro-management est la condition sine qua non de la prise d’initiative qu’on attend de chacun : échanges, dialogues et partages entre adultes acteurs de l’éducation et membres de la société civile deviennent alors possibles.

Je devine qu’on nous accusera de deux choses : soit d’enfoncer des portes ouvertes, soit d’être de doux rêveurs ! Et le fait qu’il y ait contradiction entre les deux critiques possibles est extrêmement intéressant. Le paradoxe témoignerait du fait que le système actuel est peut-être bien marqué par l’absence d’autonomie d’une part (“Vous êtes de doux rêveurs”) mais que ce dont nous rêvons va de soi et devrait être la dynamique à l’oeuvre (“Vous enfoncez des portes ouvertes”). Le problème est que, précisément, ces portes pourraient être mieux ouvertes.

Alors, oui, qu’attendons-nous pour les ouvrir ?

 

 

Folios 1 : Le soutien est-il genré ? / Il y a achat et achat/ Nous ferons nos devoirs quand vous ferez les vôtres.

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy

 

1

Ce qui manque d’essentiel dans la formation de nos élèves ? L’apprentissage de la confiance en soi, notre lien à l’univers, au cosmos, des exercices d’admiration, d’étonnement, des actes de célébration. Apprendre à développer le bien-être de l’esprit. On enseigne (très peu) celui du corps et on laisse, le religieux ayant été à peu près évacué, celui de l’esprit en friche. 

Or ce qui était une plus value du religieux, hors bazar théologique, c’était l’enracinement d’une conscience dans la confiance. Cette absence n’a été remplacée par rien, si ce n’est la ritaline et les infirmières scolaires. 

 

 

2

Le soutien entre amis est-il genré ?

Souvenir d’une discussion entendue dans un bistrot, à la table voisine de la mienne, en des temps pré-COVID (où cette notion même n’existait pas encore).

Deux trentenaires se rencontrent au Sushi bar. Ils se connaissent, ont travaillé ensemble et se sont donné rendez-vous après un certain temps alors que l’un des deux a été viré de la boîte d’assurances dans laquelle l’autre travaille encore. 

(Celui qui a encore du boulot) :

  • Ah ! Je suis tellement content de savoir que tu vas bien. 

S’emmanche une discussion qui portera tout entière sur les changements qui ont eu lieu dans la boîte depuis que le licencié est parti :

(Celui qui a encore du boulot) :

Oui, Mylène de la compta. Non, je ne lui parle plus. Et tu sais Christophe ? Il a eu la grande place de parking alors que sa voiture est très petite. Et toi ? 

(Le licencié, qui a manifestement retrouvé un boulot moins enviable) :

  • J’ai mon salaire de 10.000.- par mois pendant 6 mois puis je retombe à 6000.-. Mais oui, ça va bien. Les collègues sont sympas. 
  • Le café est gratuit ? 
  • Non, on le paie 25.- l’étui, ça va… 

S’ensuit une espèce de joute étonnante sur les menus avantages financiers de l’un et de l’autre, lesquels semblent les révélateurs clé du statut social. Pour moi qui ne peux pas faire autre chose qu’entendre, c’est aussi passionnant qu’embarrassant. Il me semblait que le soutien d’un ami à plus malheureux que soi devait prendre une autre forme… 

Et brusquement, dans la discussion, il y a comme un déséquilibre, clairement en faveur de celui qui a gardé son emploi, sur le comptage muet des points bonus.

Le chanceux rétablit aussitôt : 

  • Oui, mais en fait, toi, tu es mieux. D’ailleurs, moi je ne vais pas rester dans cette boîte longtemps. Je vais faire comme toi, chercher autre chose... 

Et je comprends soudain que je viens d’assister à une véritable séance de soutien, que le soutien est peut-être genré, que c’était sans doute de la psychologie colorée de testostérone. 

 

 

3

Il y a achat et achat

Différence entre un achat aléatoire, qui donne l’impression d’acquérir quelque chose de plus qui vient alourdir la masse des objets possédés, et l’achat d’un objet (vêtement, appareil, accessoire) qui donne l’impression de la rencontre parfaite parce qu’il permettra de se débarrasser de beaucoup d’autres objets, comme un achat qui efface le superflu. 

Derrière le pragmatique, il y a du psychologique. 

Derrière le psychologique, il y a du métaphysique. 

 

 

4

“Nous ferons nos devoirs quand vous ferez les vôtres.” 

On peut partir de n’importe où pour penser l’éducation ou en parler. 

De n’importe où parce que dans l’éducation réside le projet d’une société, la visée d’une humanité. 

Rien de moins. 

Le piège est de commencer par un bout qui nous mue aussi sec en technocrates de la formation. 

J’aimerais commencer par quelque chose qui a fonctionné comme déclencheur pour moi. 

Quelque chose qui met (un peu) au pied du mur les 40 ans que j’ai vécus dans ce milieu. 

Quelque chose qui a sonné comme un cri. 

Celui de ceux qui sont le plus concernés. 

Ceux qui savent où ils iront même s’ils n’ont pas appris grand-chose, même si nous croyons que nous avons tout à leur apprendre. 

Les jeunes. (Même si ça fait vieux de le dire comme ça).

Parce que, à côté de ce qu’on leur apprend, ils sont mus par leur conatus (pour parler comme Spinoza), cette force qui, dans tout le vivant, pousse les existants à persévérer dans ce qu’ils sont, dans ce qu’ils deviendront. Ils ont des antennes, ces jeunes, ils sont comme des télotropes, pour forger un néologisme, tournés vers leur but même s’ils ignorent encore lequel il est exactement. 

Parce qu’il n’y a pas que le cerveau informé, formé, qui pense. Parce que le vivant pense aussi, la vie en eux. Une vie qui tend à durer plus longtemps que la nôtre, nous qui les observons. Parce qu’ils sont mus, sans le savoir, par une intelligence plus grande qu’eux, qui pense à travers eux. 

Et ce simple fait devrait déjà nous mettre la puce à l’oreille sur ce qui devrait changer dans l’éducation. 

Mais voilà : ce déclencheur, qui vient d’eux et qui déboulonne mes (quasi) certitudes tient en ce slogan, brandi à bout de pancarte pendant les manifs de 2019 pour le climat : 

“Nous ferons nos devoirs quand vous ferez les vôtres.” 

Et la première chose qui me vient, bien avant ce que le slogan dénonce (le fait que nous ne faisons pas le boulot pour sauver la planète et ce qui vit dessus), et ce sur quoi il ironise, le parallélisme autorisé par la polysémie (devoirs scolaires et Devoir, éthique, moral), aussitôt démoli par la dissymétrie abyssale (gentils devoirs scolaires arbitraires, inventés par les adultes vs Devoir moral, vital pour la planète et ce qui vit dessus) qui, précisément, donne toute sa force au slogan. Non, ce qui me vient en premier lieu (mais peut-être comme une synthèse éclair de ce que je viens de montrer) c’est un doute, à la fois insidieux et franc (qui s’instille par un interstice, celui de l’événement de la manifestation, aussitôt accepté comme une certitude de la pensée et qui s’impose comme ce sur quoi il va falloir, vraiment, réfléchir) c’est la question de savoir si les devoirs qu’on leur donne (dans l’arbitraire du scolaire géré par les adultes) valent (sous le regard transcendant d’une humanité menacée) la peine d’être faits. 

Le pouvoir de s’épanouir

 

MCS : Dans les trois billets précédents relatifs aux modes mentaux et aux talents, nous n’avons cessé de côtoyer sans le dire une composante permanente des organisations qui est le pouvoir. Pouvoir des individus sur d’autres, pouvoir du professeur sur l’élève, de la direction sur les enseignants, de l’institution sur les écoles, du politique sur le pédagogique. 

S’attaquer à cette dimension est une tâche complexe. D’abord parce que le pouvoir est une notion des plus polymorphes. Ensuite parce que, comme je viens de le suggérer, les effets de ce pouvoir se situent aussi bien au niveau interpersonnel qu’institutionnel et qu’on n’est du coup plus bien sûr d’avoir affaire à une notion unique. Ardu enfin parce que le pouvoir, dans sa nudité ou hors contexte, est une notion que, pour faire court, on pourrait déclarer “neutre”. 

Qui peut en effet imaginer une collectivité, un groupe, un rassemblement, qu’ils soient organisés ou informels, sans manifestation de pouvoir ? Pour que les actions des individus pointent sur un objectif tant soit peu collectif, il faut une forme d’organisation connue et reconnue de chacun. Or toute organisation se construit sur des rôles, et, partant, sur des lieux de décision généralement incarnés par des personnes. Ces lieux peuvent être désignés arbitrairement. Ils peuvent ne pas être conditionnés à d’autres éléments reconnaissables que seraient l’âge, la richesse, le mérite, la lignée héréditaire, ou l’élection, pour n’en mentionner que quelques-uns, parmi les plus connus.  

 

“Qui peut en effet imaginer une collectivité, un groupe, un rassemblement, qu’ils soient organisés ou informels, sans manifestation de pouvoir ?”

 

Je donnerai un petit exemple en guise d’illustration. Il est par lui-même insignifiant dans ses conséquences, mais la répétition de microscopiques déséquilibres dans une organisation contribuent à la déstabiliser aussi sûrement que des crises majeures. Récemment invitée, avec trois autres orateurs, à un débat contradictoire sur un objet de votation , je suis reçue, dans le studio d’enregistrement, par l’animatrice du débat qui nous demande comment nous souhaitons nous installer sur le podium, soit groupés en fonction des convictions que nous allons défendre ou, au contraire, mélangés. Il est question d’organisation, dans cette question, bien sûr et le pouvoir sera du côté de qui prendra la décision. Mais il se trouve que, en tant qu’animatrice/médiatrice, c’est précisément à elle que revient la tâche d’en décider. Elle peut être plus jeune, moins riche, moins habilitée socialement, que sais-je, ce qui est sûr c’est que le rôle qui est le sien la charge de facto de la responsabilité de décider. Elle a le pouvoir parce que son rôle, naturellement, l’en investit. Et le problème, parce qu’elle n’endosse pas cette responsabilité, par pudeur, par délicatesse, par timidité, peu importe, c’est qu’elle entrave l’organisation, retarde l’action pour laquelle nous sommes invités, crée de la tension entre nous parce que, si elle n’assume pas le pouvoir lié à son statut, ce qu’elle provoque, c’est un désordre totalement inutile : pour qu’on puisse agir, il faut une organisation, et il faut que quelqu’un (ou un moyen reconnu) en décide. Le pouvoir, dans cette situation, n’était pas à négocier, nous n’allions pas le lui disputer et le fait qu’elle le mette en jeu posait un problème de fond. 

C’est ce que j’entends en termes de composante neutre du pouvoir. Le pouvoir peut être vu comme ce qui permet à une organisation de fonctionner de la manière la plus simple et la plus efficiente. L’étymologie ne dit pas autre chose : le pouvoir, dès l’origine, c’est d’abord et avant tout “la faculté qui met quelqu’un en état d’agir”. Et il n’y a pas grand-chose à dire de plus sur la nature du pouvoir. Les difficultés commencent réellement lorsque le pouvoir n’est pas assumé par celui ou celle à qui il est confié ou si celui qui le détient en fait un usage qui outrepasse ce à quoi il doit servir. 

CVV : Oui, effectivement. Il y a une règle simple qui permet de garder un équilibre, et de ne pas « déraper » : pour toute responsabilité, il est essentiel d’avoir le juste degré d’autonomie, ni plus ni moins. Le degré d’autonomie correspond au pouvoir, dans le sens du verbe « Pouvoir » : pouvoir décider des moyens et du chemin pour assumer la responsabilité pleinement. Plus précisément : 

La responsabilité consiste dans le fait d’assumer devant les tiers et soi-même toutes les conséquences d’une décision prise et/ou d’une action réalisée par soi-même ou des tiers à qui on a confié une tâche. 

Le pouvoir est la capacité d’un individu de décider des moyens qu’il affecte à une tâche que ce soit en termes de temps, de ressources (financières/humaines), de recherche d’information et également sa capacité de prendre des décisions pleinement assumées.  

Dans l’exemple que tu relates, l’animatrice n’a pas pris son pouvoir juste et légitime, et les conséquences de son choix ont été portées par l’assemblée, semant le trouble, créant une sensation de malaise et menant à une action inefficace. 

MCS : J’aimerais beaucoup que nous développions cet aspect précis de la dynamique du pouvoir, entendu comme capacité à exercer une action adéquate, c’est-à-dire nécessairement régulée ou contrebalancée par la notion de responsabilité. 

Nous avons commencé ces billets à l’occasion de la première vague de COVID-19. Les écoles étaient fermées et les autorités tentaient de mettre sur pied l’école à distance. Nous sommes aujourd’hui dans le cœur de la deuxième vague, de nouvelles mesures restrictives ont été édictées mais les écoles sont restées ouvertes, avec des modalités variées de mesures (alternance présentiel/en ligne ; mise en quarantaine d’élèves ayant été exposés ; simultanéité du présentiel et de l’online pour les élèves valides et les élèves malades ou en quarantaine, etc.). Or, ce dont la presse se fait l’écho en ce moment, c’est l’augmentation faramineuse des consultations psychologiques et psychiatriques des pré-adolescents, adolescents et jeunes adultes. Manque de motivation, perte de sens, absence de perspectives, dépressions, en sont les raisons les plus souvent invoquées. Loin de moi l’idée de vouloir en rendre l’école responsable, mais il me semble que cette situation est l’occasion de comprendre comment les rapports de pouvoir et de responsabilité sont exercés, en temps normal, par les différents acteurs de l’institution scolaire. 

CVV : Effectivement, l’approche systémique développée par l’Institut de Médecine Environnementale de Paris apporte en même temps un outil diagnostic et la résolution de nombreux dysfonctionnements. Une remise en cohérence de la responsabilité et du pouvoir correspondant permet de se sentir nettement mieux, d’exister et de diminuer les symptômes principaux : le stress et les conflits. 

Le principe est le suivant : à toute responsabilité doit correspondre un pouvoir :  

 

“A toute responsabilité doit correspondre un pouvoir”

 

MCS : Je t’arrête immédiatement ici, parce que cette simple équation éveille une foule d’exemples de situations parfois vécues comme insurmontables alors qu’il suffirait de comprendre que le problème réside souvent tout simplement dans le fait qu’à une responsabilité donnée ne correspond pas le pouvoir qui doit y être corrélé. Le système fédéraliste que nous connaissons en Suisse offre une panoplie étonnante, par exemple, du rôle et du statut d’un directeur d’établissement scolaire. A un bout du spectre, on a des cantons qui positionnent un directeur, et, partant, son équipe, voire l’ensemble des collaborateurs de l’établissement, en véritables dirigeants autonomes qui doivent décider de l’attribution intégrale des budgets, des solutions informatiques tant pédagogiques qu’administratives, de l’organisation des cours, de leur équilibre, de leur interconnexion, etc. Et dans ce cas de figure, le pouvoir donné invite à une prise de responsabilité qui rend palpitantes les décisions au quotidien, donnent au succès une satisfaction baignée d’un sentiment de plénitude. A l’autre bout du spectre, en revanche, le directeur est réduit dans certains cantons, comme à Genève, au rôle de passe-plat des directions générales ou des décideurs politiques, qui ont balisé toutes les actions à coup de directives, de circulaires et de règlements. Ils n’ont pas la main sur les budgets, pas plus que sur la répartition dudit entre les différents objectifs qu’un établissement devrait pouvoir s’accorder. Les dotations horaires sont imposées comme des tables de la loi, la panoplie des modèles pédagogiques possibles bannie comme si elle ne pouvait qu’être génératrice de chaos et d’inégalité de traitement entre les élèves. Les enseignants y sont alors presque à coup sûr de simples “animateurs de méthode” qui se risquent parfois, à couvert, à des modalités pédagogiques fructueuses mais impossibles à partager. Dans ce cas de figure à “pouvoir réduit”, le problème est que la responsabilité éprouvée, ressentie, désirée par les acteurs de terrain qui voient ce qui devrait être fait, n’est pas accompagnée du pouvoir associé.

 

“Le problème réside souvent tout simplement dans le fait qu’à une responsabilité donnée ne correspond pas le pouvoir qui doit y être corrélé.”

 

Je me souviens de ce responsable pédagogique de lycée parti avec son bâton de pèlerin auprès de ses homonymes actifs dans le degré d’enseignement inférieur. L’idée était de se coordonner, sur la région, avec les enseignants des deux degrés, pour se tenir étroitement informés des objectifs des uns et des attentes des autres et de collaborer sur des actions concrètes. Il s’agissait notamment d’éviter que certaines connaissances soient oubliées en quelques semaines par les élèves faute d’être explicitement réactivées par les professeurs de degrés supérieurs. La collaboration, très prometteuse, devait être annoncée aux instances dirigeantes pour être monitorée en tant que projet pilote susceptible d’être étendu en cas de succès. Las. Les échelons supérieurs de la hiérarchie ont mis le holà à cette initiative, arguant de l’”inévitable différence de traitement” que cette entreprise aurait générée par comparaison à d’autres régions ou quartiers. Cette frilosité, assez banale en elle-même, a confiné à l’absurde lorsque ce même responsable pédagogique, renvoyé comme un malpropre à sa routine comme ses collègues, a été invité, par sa hiérarchie, quelque temps plus tard, à participer à un groupe de travail sur les possibilités d’amélioration de la transition des élèves d’un degré d’enseignement à l’autre “en raison de sa grande expertise en la matière”. En clair, on a refusé le pouvoir, en l’occurrence une liberté de manœuvre même contrôlée par la hiérarchie, à une équipe de personnes responsables (et que leur statut indiquait comme tels), tout en reconnaissant que leurs connaissances et leurs compétences les désignait comme guides potentiels vers une amélioration du système. 

Et on s’étonne ensuite que le système patine, que les élèves décrochent et que certains enseignants accumulent de la frustration au fil des ans… 

CVV : Oui, c’est un très bel exemple d’incohérence entre responsabilité et pouvoir, indiquant à quel point un tel déséquilibre a de fortes conséquences : inertie du système, démotivation des uns et des autres, un système qui n’apprend plus. Pour éclairer cela, soyons méthodiques et partons des symptômes. La grille ci-dessous est un outil fabuleux qui permet de diagnostiquer ce qui se passe, et de « remettre le système à l’endroit » : 

 

 

Dans le quadrant supérieur droit, la personne est en cohérence, elle a les moyens pour assumer ses responsabilités. Elle se sentira bien, proactive, et, cet espace sécurisé lui permettra d’expérimenter sans crainte.  

Le quadrant supérieur gauche est inconfortable : la personne doit assumer des responsabilités, pour lesquelles elle n’a pas tous les moyens, pas tout le pouvoir. Cette incohérence se vit très souvent dans le corps par un stress intense, une sensation inconfortable, la peur de ne pas y arriver, la peur d’être puni, un immobilisme car « on ne sait pas ce qui va nous tomber sur la tête ». Une situation telle que celle-là qui perdure est néfaste pour la santé. 

Cette approche est systémique, ce qui veut dire que, si une personne se trouve en haut à gauche, nous avons forcément, pour la même responsabilité, une personne qui se trouve en bas à droite. Celle-ci ne souffre pas, voit d’ailleurs rarement les conséquences de ses choix ou de sa posture.  

Le quatrième quadrant, en bas à gauche est celui où il vaut mieux ne pas être : la personne est bien présente dans le système, mais elle flotte : elle n’a ni pouvoir, ni responsabilité et elle décroche, avec une sensation d’inutilité, de nullité, d’incompréhension, et d’effacement.  

Mise en perspective

Nous pouvons expliquer la pandémie et le système scolaire par cet outil, et apporter un éclairage sur le nombre croissant de consultations psychologiques et psychiatriques.  

Eclairons cela par un exemple : l’école à la maison. Ce changement peut être vécu dans les quatre quadrants par tous les acteurs du système. 

Les gouvernements ont décidé que « l’école à la maison » était une solution intéressante pour limiter le risque de pandémie. Pourquoi pas ? Le problème ne réside pas dans la décision, mais dans la façon dont elle prise. Les gouvernements se placent, dans notre schéma, en bas à droite, laissant les écoles, les parents, les élèves mettre en place ce système. Tous commencent donc l’aventure en haut à gauche : devant assumer des responsabilités sans avoir le pouvoir correspondant. Dans le meilleur des cas, certaines écoles, élèves et parents s’en sortent, ayant déployé eux-mêmes un système, de l’énergie, disposant d’ordinateurs, ayant une formation aux outils informatiques. Mais, est-ce réellement le cas partout ? Non, certainement pas. 

Prenons l’exemple d’un élève qui n’a pas accès à l’informatique, pas de lieu calme pour travailler, pas de soutien pour se familiariser aux outils informatiques. Cet élève sera au départ dans le quadrant en haut à gauche : il doit assumer ses responsabilités, c’est-à-dire : effectuer les devoirs, les dossiers et réussir. Mais, il ne dispose pas des moyens suffisants. La conséquence ? Du stress, de la démotivation, et … le stress est un inhibiteur d’apprentissage. Le cercle est éminemment vicieux. Il est fort possible que cet élève descende dans le quadrant en bas à gauche, et l’on assistera à « un décrochage scolaire », qui porte bien mal son nom, car il s’agit plutôt « d’une impossibilité de travailler ».  

Le même scénario se produit pour les professeurs et pour les parents, et, à la fin de 2020, nous avons vécu une énorme fatigue mentale, émotionnelle et physique. 

Il y a, à l’heure actuelle, de nombreux systèmes devenus toxiques, par incohérence entre responsabilité et pouvoir, et c’est dangereux. 

Faire référence à la chimie me semble une métaphore intéressante. Dans les répertoires toxicologiques l’on peut lire ceci : “la toxicité englobe l’ensemble des effets néfastes d’un toxique sur un organisme vivant.” Autrement dit, il s’agit de la capacité inhérente à une substance chimique de produire des effets nocifs dans un organisme vivant et qui en font une substance dangereuse. L’effet néfaste est lié à la dose, à la voie d’absorption, au type et à la gravité des lésions ainsi qu’au temps nécessaire à l’apparition d’une lésion. Un effet aigu se fait sentir dans un temps relativement court (minutes, heures, jours), tandis qu’un effet chronique ne se manifeste qu’après un temps d’exposition relativement long et de façon permanente (semaines, mois, années). Un effet local survient au point de contact, tandis qu’un effet systémique survient à un endroit éloigné du point de contact initial. 

 

“Il y a, à l’heure actuelle, de nombreux systèmes devenus toxiques, par incohérence entre responsabilité et pouvoir, et c’est dangereux.”

 

MCS : Sans doute de nombreux systèmes sont-ils toxiques par incohérence entre responsabilité et pouvoir. Je ne suis pas sûre que ce soit plus particulièrement le cas aujourd’hui qu’autrefois. Mais il y a certainement un hiatus entre l’existence effective de ces dysfonctionnements et les discours de “bien-être au travail” dans le monde de l’entreprise et de “l’élève au centre” dans celui du milieu scolaire. Je me demande d’ailleurs si ce paradoxe n’a pas sa source dans le rôle de l’école lui-même : la première tension qui génère activement des effets de pouvoir tient probablement au fait que l’école doit viser ce double but de développer les forces et les talents individuels des élèves, d’une part, et qu’elle doit le faire dans une organisation qui oblige tous les élèves à passer par elle, d’autre part. Ce double objectif créé des tensions difficiles à résorber.  

CVV : En effet, le système entier est régulièrement mis, ou se met dans une double contrainte. Gregory Bateson est le premier à avoir mis en lumière ce mécanisme, qui engendre une situation perdante dans tous les casune situation dans laquelle “vous êtes mis en échec si vous faites la chose, et vous êtes mis en échec si vous ne la faites pas”. Le célèbre exemple : « Sois spontané », illustre magnifiquement bien ce concept. L’être humain décodera ce système comme une menace, un danger, et sa façon de réagir sera le stress. Le stress étant un inhibiteur important de l’apprentissage, la boucle est bouclée, et une troisième mise en échec se produira. Nous pourrions illustrer cela par notre schéma ci-dessus : une prise de pouvoir immédiate par une personne sur une autre personne, mettant l’interlocuteur dans la case en bas à gauche, sans pouvoir ni responsabilité. Si l’interlocuteur est armé et assertif, il ne restera pas dans cette case, bien trop dangereuse, et se remettra en haut à droite d’une façon ou d’une autre. 

MCS : Comme enseignant, je peux bien m’attacher au développement de chaque élève, mais je dois aussi accomplir le programme, le même pour tous et dans un temps donné et, de l’idéal du quadrant supérieur droit, je glisse parfois un peu vers le quadrant inférieur droit, reléguant certains élèves quelque part sur la moitié gauche de la matrice. Comme directeur, je dois obtenir des enseignants qu’ils sachent expliciter leurs attentes auprès des élèves, qu’ils soient à même de formuler toutes les indications qui permettront aux élèves de progresser, et les enseignants doivent jouir d’autonomie pour le faire. Mais toutes ces qualités ne feront pas le poids si ces mêmes enseignants tardent à rendre les notes à l’administration ou s’ils arrivent systématiquement en retard au cours, auquel cas une remise à l’ordre viendra signifier les limites de cette autonomie. Comme chef du Département de l’éducation, je peux avoir à cœur de voir les dispositifs pédagogiques les plus variés permettre aux élèves de s’épanouir mais je dois aussi édicter des règles qui garantissent la sécurité des élèves et l’équité entre eux, exigences qui peuvent entrer pas mal en contradiction avec le premier souhait. 

CVV : Effectivement, tous ces exemples indiquent qu’un déséquilibre entre responsabilités et pouvoir peut se produire très rapidement, et très régulièrement de manière inconsciente et automatique. De nombreux automatismes nous gouvernent, influençant nos prises de décisions. Il est extrêmement rare, je pense, qu’une personne se dise consciemment : « Je vais prendre le pouvoir sur cet enfant ou sur ce collègue et produire un dysfonctionnement majeur qui stressera l’ensemble de la collectivité ». Nos mécanismes psychiques à l’œuvre sont subtilsil s’agit d’habitudes profondément ancrées au niveau des individus et des institutions. Quelle en est la cause profonde ? Nous le verrons plus loin dans ce billet : le fonctionnement actuel du cerveau et l’impossibilité pour le Mode Mental Automatique de « penser systémique ».  

 

“Je fais un grand pas en avant, lorsque, angoissé ou déprimé, je comprends que mon état est provoqué par l’abus de pouvoir de mon chef sur moi qui exige des résultats que les moyens qui me sont accordés ne me permettent pas d’atteindre.”

 

MCS Je me demande d’ailleurs si les systèmes n’avancent pas, précisément, par réajustements successifs, par recherche constante d’un équilibre sans cesse menacé. Exactement comme nous buvons de l’eau pour rétablir l’homéostasie de notre métabolisme à échéances régulières, n’importe quel système doit pouvoir se réguler, rétablir son équilibre en permanence.

Nous sommes sans arrêt affectés par des causes extérieures, dirait Spinoza, c’est-à-dire qu’elles ont sur nous un effet réel qui infléchit notre existence, provoque une action de notre part, à coup sûr déclenche une sensation ou une émotion. Si ces dernières sont négatives pour nous en ce qu’elles diminuent notre puissance d’agir (les deux quadrants de gauche de ta matrice), il est important de trouver les moyens d’en sortir. Mais pour ce faire, c’est-à-dire pour comprendre que l’effet de l’action des autres sur nous n’implique pas une pure passivité de notre part, il faut que le mécanisme qui est à l’oeuvre dans les rapports interpersonnels et la nature de leurs effets sur nous soit compris. Dans le modèle que tu proposes, la compréhension du caractère systémique du mécanisme à l’oeuvre, simple comme les règles d’un jeu de go et aussi fertile en possibilités concrètes, est une manière d’adopter la position un peu “méta” qui nous permet de voir la situation de l’extérieur et d’en sortir. Je fais un grand pas en avant, lorsque, angoissé ou déprimé, je comprends que mon état est provoqué par l’abus de pouvoir de mon chef sur moi qui exige des résultats que les moyens qui me sont accordés ne me permettent pas d’atteindre. Ou, comme élève, je ne subis plus sans recours le despotisme d’un enseignant si je comprends qu’il ne me fournit pas les informations adéquates qui me rendent capable d’effectuer le travail qu’il exige. Chez Spinoza, ce rééquilibrage se fera, entre autres, par la compréhension de ce qui est en jeu à la fois dans les effets du monde sur moi et dans la réaction que ces effets provoquent en moi, c’est-à-dire par la soigneuse distinction entre ces deux plans (la cause et les effets sur moi). Tant que la confusion n’est pas levée, je reste démotivé ou déprimé sans comprendre de quoi mon mal-être est fait, m’en attribuant la cause intégralement (je suis nul) ou l’attribuant exclusivement à l’extérieur (C’est la faute des autres). L’analyse est fautive dans les deux cas parce qu’incomplète et il est illusoire d’en attendre une solution. Je ne résiste pas au plaisir de citer : 

“(…) J’ai parlà embrassé tous les remèdes aux affects, autrement dit tout ce que l’Esprit, considéré en lui-même, peut contre les affects ; d’où il appert que la puissance de l’esprit sur les affects consiste 1° dans la connaissance même des affects 2° en ce qu’il sépare les affects d’avec la pensée d’une cause extérieure que nous imaginons confusément (…)”, (Ethique IV. De La liberté humaine, proposition XX, Scolie). 

 

CVV : Nous pouvons également éclairer cela à la lumière du fonctionnement du cerveau. Dans notre premier billet, nous avions évoqué nos Modes Mentaux : le Mode Mental Automatique, qui est parfait pour gérer les situations simples et connues et le Mode Mental Adaptatif, qui nous permet de gérer les situations complexes et nouvelles, telle celle que nous vivons actuellement. Et pourtant, le changement est compliqué, alors que nous sommes « câblés » pour pouvoir le gérer. Comment est-ce possible ? Le Mode Mental Adaptatif est plus lent et moins bruyant que le Mode Mental Automatique, qui de plus n’aime pas changer ses habitudes et essaie parfois désespérément de contrôler une situation qui lui échappe. Ce conflit intérieur entre les deux Modes Mentaux provoquera du stressLe Mode Mental Automatique ne pense pas « systémique », et il est extrêmement compliqué pour cette partie du cerveau de penser aux conséquences lointaines d’une action immédiate.  

 

 

Jacques Fradin et son équipe de lInstitut de Médecine Environnementale ont décrit très précisément nos différentes gouvernances cérébrales. Le Mode Mental Automatique est composé de deux grands pilotes :  

  • La Gouvernance Emotionnelle, qui apprend par plaisir/déplaisir, et qui « contient », des valeurs, des principes, les motivations primaires évoquées dans le billet précédent, des intolérances. En bref, toute notre histoire personnelle, culturelle et éducative ; 
  • La Gouvernance Grégaire, qui gère la place instinctive que l’on occupe dans un groupe. Largement inconsciente, cette gouvernance et une des grandes causes de dysfonctionnement, car elle est mue par le pouvoir, non pas le pouvoir « pour » l’autre, mais le pouvoir « sur l’autre ». En cas de stress, de pression, de déstabilisation, les personnes ayant en elles de la dominance auront tendance à l’exercer sur autrui. Dans ce système, il n’y a ni « bon, ni mauvais », car la dominance peut s’exercer si en face, les personnes laissent faire le comportement. La clé ? Le positionnement assertif, d’égal à égal, empêchant les dérives.  

Le lien avec la grille responsabilité/pouvoir est le suivant : si nous avions toutes et tous un positionnement assertif, si nous n’avions pas la « peur de perdre » (le lien, la réussite, l’affection, la liberté…), si nous n’avions pas d’intolérances, en bref, si nous étions pilotés par la gouvernance adaptative, nous n’aurions probablement pas autant de déséquilibres entre responsabilité et pouvoir. 

En terme d’évolution des espèces, nous n’en sommes pas là.  

C’est pourquoi une des responsabilités qui devrait urgemment être prise par les gouvernements et les écoles est la suivante: équiper tous les acteurs (professeurs, parents, élèves, directions, gouvernements) du mode d’emploi de l’humain, du fonctionnement du cerveau, de la connaissance de soi. Cela permettrait un langage commun, une prise de conscience et des décisions et régulations plus justes et plus rapides pour revenir à un meilleur équilibre entre bien-être et performance. 

 

“En bref, si nous étions pilotés par la gouvernance adaptative, nous n’aurions probablement pas autant de déséquilibres entre responsabilité et pouvoir.”

 

MCS : Tu fais de la compréhension de ces gouvernances cérébrales la clé d’une amélioration de nos systèmes. L’école doit s’en emparer comme de n’importe quelle autre discipline, tant elle est indispensable pour donner l’éclairage adéquat sur n’importe quel type de rapports. Spinoza ne dit pas autre chose. Il y a une espèce de physique des rapports qui doit être connue au même titre que la physique du monde extérieur. Ce que tu appelles “le mode d’emploi de l’humain”. Pour moi, cette compréhension ne devrait effectivement pas être limitée aux intervenants. Les élèves, au fur et à mesure qu’ils grandissent, sont soumis à ces rapports qu’ils doivent aussi être en mesure d’analyser en corrélation avec leurs capacités cognitives. Je suis très perplexe, par exemple, sur le fait qu’on commence en général à prendre en charge la problématique de ”la confiance en soi” des élèves précisément au moment où, après les avoir laissés croupir pendant des années dans le quadrant inférieur gauche de ton schéma, on s’avise qu’ils l’ont perdue. 

CvV : Oui ! A l’extrême, cela empêcherait aussi des dérives, telle que la toxicité humaine : est ou devient toxique une personne qui, dans la relation ou dans l’organisation, se comporte de telle manière qu’elle génère du désordre, de l’inefficience et de la souffrance parce qu’elle exerce insuffisamment ou abusivement son pouvoir. Je pense que nous avons tous et toutes nos parts d’ombre et de lumière, et qu’une des grandes quêtes est de chercher un équilibre.  

MCS : Il est effectivement difficile de croire qu’une personne puisse être toxique par méchanceté pure. Comme Platon mettait dans la bouche de Socrate l’idée que personne ne fait le mal volontairement, j’ose penser qu’on abuse le plus souvent de son pouvoir pour des raisons qui nous échappent, pour rétablir en soi un déséquilibre qu’on n’a pas identifié. Il m’est arrivé de penser que la raideur impitoyable de certains enseignants ou de dirigeants reposait sur un déficit de confiance. Manque de foi en l’autre, manque de confiance en soi-même. L’Hyper-investissement, chez un enseignant, peut être le fruit d’un manque de foi en l’élève doublé d’un sentiment de responsabilité exacerbé : tout ce qui aidera l’élève à progresser devra passer strictement par l’exécution de ce que le maître lui demande ! Pour entrer au royaume du savoir, l’élève passera par le chas de l’aiguille qui lui est tendue !  Il y a là un abus de pouvoir (le maître est clairement dans le quadrant inférieur droit) mais il ne le sait pas. Il travaille lui-même énormément pour donner aux élèves le meilleur de lui-même et ce qu’il exige en retour est démesuré ou appauvrit l’élève qui doit montrer patte blanche en se limitant à dupliquer la parole du professeur.  

Il n’est pas si rare, non plus, d’observer chez les enseignants une réticence à collaborer avec leurs collègues devant les élèves, comme si un danger pouvait les guetter dans la comparaison possible. Pourtant, regrouper des classes habituellement séparées, mélanger les classes d’âge et animer des séquences ou des activités en duo, en donnant à voir, précisément, la différence d’approche (en philosophie, ou en analyse littéraire par exemple) d’un enseignant à un autre, la mettre en jeu devant et avec les élèves, peut être très profitable, lumineux même pour les élèves qui comprennent dans un tel dispositif la part d’humain, l’apport de l’individu dans l’élaboration du savoir. Pourquoi ne le fait-on pas plus souvent ?  Quelle crainte là-dessous ? La collaboration des cerveaux n’est-elle pas le secret de l’évolution de nos savoirs ? Pourquoi ne pas la mettre en scène aussi régulièrement que possible ? Au-delà des difficultés organisationnelles de tels modèles d’enseignement se cache, peut-être, le paradoxe dont nous parlions tout à l’heure et de la difficulté à assurer, continuellement, l’équilibre entre pouvoir (moyens d’actions adéquats) et responsabilité. C’est qu’un enseignant est aussi un employé qui doit rendre des comptes à une hiérarchie qui ne craint souvent rien plus que les recours, les critiques, tout ce qui sort du cadre et du mode automatique… 

CVV Oui, effectivement, la grande question est : comment sortir de ce cercle vicieux ? 

Le premier élément est le suivant : prendre conscience des émotions, du langage du corps et de notre ressenti. En effet, la gouvernance instinctive, notre pilote intérieur spécialiste de l’intégrité psychique et physique, nous alertera des dangers réels ou perçus par un mécanisme bien connu : le stress. Nous avions évoqué cela dans nos billets précédents. Approfondissons cela à la lumière systémique. Un stress important sera souvent un indicateur de « quadrant haut gauche ou quadrant bas gauche », autrement dit : responsabilité sans le pouvoir correspondant, ou : ni responsabilité ni pouvoir. 

A partir de là, il y a deux voies possibles : l’engagement ou le dégagement. 

 Le dégagement consiste en ceci : donner les conséquences de la décision à la personne ou au groupe qui l’a prise.  

 L’engagement consiste en ceci : reprendre notre propre pouvoir, ni plus, ni moins. 

Les pistes que tu évoques sont intéressantes également, et elles mettent en jeu l’intelligence collective. Ces pratiques sont de plus en plus connues, il y a des méthodes, des outils, et ils sont encore peu utilisés dans les écoles. Une belle responsabilisé des gouvernements est aussi de se former à ces techniques, d’une part pour montrer l’exemple, et d’autre part, pour favoriser un changement viral. Actuellement, les écoles et enseignants qui les utilisent doivent faire appel à leur propre audace pour ne pas se sentir jugés, décalés, et risquer d’être « en retard sur le programme ».  

Lorsque je forme des enseignants, nous arrivons souvent à la conclusion suivante : l’enseignant est libre du chemin qu’il emprunte, à l’intérieur du programme et de la classe. Retrouvons la liberté d’être, de penser et de faire !  

En fait, en conclusion de ce long chemin autour de la question du pouvoir, on prend conscience de ce qu’il n’y a pas une grosse révolution à faire. Comme souvent, ou comme presque toujours, tout est question de la compréhension des mécanismes qui sont en jeu dans les rapports entre les personnes et dans la représentation de soi… 

MCS : En effet, la prise de conscience des mécanisme mentaux est la clé du pouvoir juste et de l’épanouissement. Elisabeth et Luc, que nous avons cités dans notre entretien, en témoignent dans leurs textes reproduits ci-dessous : ils sont de très bons enseignants, non parce qu’ils sont bons une fois pour toutes mais parce qu’ils savent interroger leurs pratiques et leurs effets en permanence et en conscience. 

L’erreur de Gorce ou la preuve par l’absurde 

 

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

 

Par ces temps de susceptibilité moralisatrice dont chaque jour nous livre de nouvelles manifestations, je crains qu’il ne passe bientôt dans la tête d’un éditeur l’idée de supprimer des ouvrages de logique une des règles essentielles de la logique formelle appelée la reductio ad absurdum. 

Elle rend drôlement service pourtant. Elle épouse parfaitement une de nos stratégies de raisonnement les plus efficaces. Le raisonnement par l’absurde consiste, entre autres, à démontrer la fausseté d’une proposition en montrant que les conséquences auxquelles elle conduit sont absurdes. 

Même sans traduire la chose en équation mathématique, vous faites ça sans arrêt, toute la journée, et c’est, ma foi, une stratégie très utile. Si vous dites que : “Pour arriver à l’heure, Pierre devrait être plus rapide que superman”, vous utilisez une reductio ad absurdum pour dire qu’il est impossible que Pierre arrive à l’heure. Vous faites plus que dire qu’il n’arrivera pas à l’heure, vous montrez pourquoi, sans le dire explicitement. Votre interlocuteur doit faire un bout du travail (très limité dans cet exemple, je vous l’accorde) pour être convaincu, comme par lui-même, qu’il est impossible pour Pierre, dans la situation en question, d’arriver à l’heure.  C’est plus convaincant qu’une affirmation. Souvent plus piquant qu’une démonstration traditionnelle par déduction ou induction simples, précisément parce que la démonstration par l’absurde fait appel à notre intelligence émotionnelle. 

C’est le principe du gag et de l’humour en général. Son essence même. Rien de plus tue-le-gag que d’avoir à l’expliquer à celui qui ne l’a pas compris. Car ce qui fait rire, sourire, et, en même temps réfléchir, c’est précisément ce bout de travail qu’il s’agit de faire pour aller à la compréhension pleine, travail qu’on est capable de faire par soi-même et dont la chute, pourtant, provoque la surprise. D’où le rire, ou (on ne rigole pas tous les jours quand on fait de la logique), l’effet Eurêka. Mais bon sang, c’est bien sûr ! (Les plus âgés des lecteurs comprendront). Le Waou effect. Lumière. 

C’est dire si le raisonnement par l’absurde est à la fois un liant social et un canal pédagogique de premier choix.  

Mais nos caricaturistes et autres humoristes semblent les premiers à faire les frais d’une espèce de paralysie de la pensée de la part de certains de leurs lecteurs. Après le New York Times qui vire ses dessinateurs humoristes, dont un de nos meilleurs, voilà que Le Monde, qui a pourtant su faire la leçon au monde entier sur la liberté d’expression ces derniers mois, s’effarouche, réduit sa qualité de raisonnement jusqu’à l’absurde là aussi et se répand en excuses à propos du dessin de Xavier Gorce dont la publication, admet-on face à l’avalanche d’indignations qui s’abat sur les réseaux, “était une erreur”. 

Xavier Gorce, Le Monde, 19 janvier 2021

Que reprochent à Gorce, collaborateur au Monde depuis 18 ans, les lecteurs choqués ? Rien de moins que de se moquer des victimes (d’inceste) et de se moquer des minorités (LGBT). Je ne me ferai pas que des amis en disant que ces lecteurs ne font pas leur part de travail.  

“Croire que l’humour consiste à se moquer des victimes est un contresens, je fais ce que j’ai toujours fait : j’ironise sur des situations absurdes.” 

Xavier Gorce, Le Point, 20.01.2021 

Si le lecteur ne comprend pas qu’il a affaire ici à une reductio ad absurdum, (en l’occurrence s’il n’a pas d’humour), il ne peut pas comprendre que le dessin cherche à montrer que la question que posait Alain Finkielkraut sur le plateau de David Pujadas à propos de l’affaire Duhamel, à savoir “s’il y avait ou non eu consentement” ou, autrement dit “à quelles conditions peut-on vraiment parler d’inceste ?” est une mauvaise question, par ailleurs très dangereuse. La meilleure preuve du non-sens de la question de Finkielkraut (lui aussi décrié sur les réseaux et désormais interdit d’antenne sur LCI, ça mériterait un autre article…) réside dans le fait même qu’essayer d’y répondre impliquerait de se lancer dans un répertoire de situations, toutes aussi glauques les unes que les autres au risque de faire croire qu’on peut composer avec la notion d’inceste. Or, non. On ne compose pas avec ça nous dit Gorce. On ne tergiverse pas. Se questionner à ce propos, c’est se perdre dans des errances absurdes, hier comme aujourd’hui, dans un monde où les modes et les choix de vie se sont ouverts et se sont multipliés. Quelle argumentation jésuitique faire sur les familles recomposées ou les familles arc-en-ciel ? Aucune. Ce sont des familles, point à la ligne. C’est ce que dit Gorce. 

Si le lecteur ne comprend pas qu’il a affaire à une reductio ad absurdum, autrement dit s’il n’a pas d’humour, il perd une occasion de réfléchir sur quelque chose, en l’occurrence qu’il y a parfois des questions pseudo-savantes posées par des philosophes qui méritent qu’on en montre le peu de pertinence. Par le biais du raisonnement par l’absurde, qui est le cheval de bataille de tous les grands philosophes, et des humoristes, aussi. En laissant Gorce partir, c’est son Socrate que Le Monde a perdu. 

Xavier Gorce, photo de profil réseaux

A l’ami parti

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

A l’ami parti

C’était possible, hélas, puisque cela était“.

Boulgakov : Le Maître et Marguerite

 

Voilà ce qui surprend : que l’inconcevable, avant ta disparition comme avant celle de n’importe qui d’autre, apparaisse comme allant de soi, après. 

Quelque chose comme : “Tout est dit”. 

 

C’était impossible de le penser avant. 

Ça s’impose comme incontestable, ensuite. 

 

Cette réalité bicéphale de l’avant-et-de-l’après n’a rien à voir avec la tristesse. Elle s’impose, nue, brutale. 

On sent que la tristesse, le chagrin ou la douleur, lorsqu’ils s’en mêlent, lorsque le défunt est un proche ou que sa disparition est abrupte, se surajoutent à ce constat simple mais dont la simplicité, lorsqu’on essaie d’en comprendre la texture, sidère :

Il était. Il n’est plus”. 

 

Même lorsque la tristesse est mesurée, parce que le défunt était âgé ou malade et que sa disparition était attendue autrement que théoriquement, comme nécessitée par les circonstances, la netteté du couperet pétrifie : “Il était. Il n’est plus”. 

 

On peut le répéter encore. Ce sont comme des plaques tectoniques ébranlées qui glissent les unes sur les autres dans des directions opposées, soudain disjointes. 

On croyait le sol stable sous nos pieds. Il n’avait pourtant cessé de bouger à notre insu, jusqu’à la rupture, maintenant impossible à nier. 

 

C’est ce que ma douleur à la mort de G. m’avait empêchée de voir : c’est que j’étais moi-même déchirée par la séparation des plaques. 

 

Notre réalité est imbriquée dans celle des autres, dans celle de ceux que nous aimons. 

Ils emportent de nous en partant 

 

Et nous retenons d’eux en nous souvenant. 

 

Le souvenir du mot “PESSE”, d’abord, que j’apprends par toi, que je trouve sous ta plume et que je vois pour la première fois, que je n’ai jamais jusque-là ni vu ni entendu alors que j’ai grandi au milieu d’eux, avec eux pour seul horizon, me demandant si, vraiment, il pouvait y avoir autre chose que des sapins à perte de vue. 

Les pesses au milieu desquelles, de l’autre côté de la frontière, tu as grandi toi aussi. 

Tu glisses dans ma boîte à lettres, le matin de l’enterrement de G., voici plus de vingt ans, ce message qui me remue jusqu’aux tréfonds. Que je n’attendais pas. Que tu es venu déposer toi-même. Deux raisons suffisantes pour être remuée. Mais cette troisième encore, cette phrase que je cite de mémoire : “ Nous sommes tous deux faits du bois de ces pesses sombres et solides…”.  

Et tu me donnes un courage que je ne pensais pas avoir. 

 

Le souvenir me remue aujourd’hui comme alors. 

 

PESSE, n.f 

Nom vulgaire du sapin

Le pices, nommé aussi pesse, ou pecepiceaserente, faux sapin.

Etymologie :

Lat. Picea, de pix, poix.

 

 

J’ai trouvé le principe un peu bizarre”, te dis-je alors que tu t’étonnes, comme le doyen que tu es, qu’un enseignant plus expérimenté que moi se soit autorisé à mettre de lui-même en œuvre une procédure qui est de la prérogative de la responsable de classe que je suis. 

Tu rectifies avec une grande élégance : 

Oui, le procédé est cavalier”. 

 

Cette précision, cette élégance, c’était toi. 

 

Cette malice et cette attention totale de ton regard. 

Et cette manière de ne jamais en dire trop. 

Typique du pays des pesses. 

 

L’oeil précis derrière les verres épais 

Le sourcil broussailleux de ceux qui ne s’en laissent pas conter 

La lèvre inférieure un peu proéminente 

La voix volontairement un peu lente, un peu rocailleuse, humide avant que le son ne sorte. 

 

Je vois ton regard et j’entends ta voix. 

 

La meilleure défense, c’est l’attaque”, me lâches-tu en amont d’une soirée des parents que nous pressentons houleuse. 

 

Ta silhouette mince, bien prise. 

Ta démarche qui laisse l’ensemble du corps presque immobile, mystérieusement maîtrisé. 

 

Les voyages d’études avec les élèves. Ta connivence avec eux. Le jeu du chat et des souris pour les prendre sur le fait lorsqu’ils essaient de faire le mur, la nuit. 

 

 Arles en plein soleil. 

 

Les travaux dans ta maison, que je ne comprends pas toujours. Le morcellement d’une pièce immense en petites pièces dont je devine qu’elles parlent de toi. 

 

Ton histoire s’est refermée sur toi. 

Il nous est donné de le voir. Nous en sommes les témoins. Nous sommes les témoins de ce fait qui, à toi, t’échappe. 

J’en éprouve comme un scandale dont je sens dans le même mouvement qu’il n’est pas le mien, mais qu’il m’est insufflé par ce que nous avons fait de la mort. 

 

On sait depuis Philippe Ariès que les attitudes des vivants face à la mort, même si elles diffèrent en fonction des époques, ne sont pas légion.  

Les Romains de l’Antiquité reléguaient les défunts, considérés comme impurs, dans des cimetières hors de la ville. Puis, sans doute sous l’influence du christianisme, le domaine des vivants et celui des morts se sont un peu confondus et les cimetières sont entrés dans les villes. Nouvel éloignement de ces espaces, dès la fin du XIXe sous nos latitudes. Le rationalisme scientifique et les progrès de la technique font de nouveau de la mort une scandaleuse étrangère, non pas parce qu’elle est impure, mais parce qu’elle sonne comme un échec. 

Est-ce là aussi la racine de mon impression de scandale à l’idée que nous pouvons aujourd’hui, sans toi, comme dans ton dos, parler de ton existence désormais close, de ton existence qui s’est refermée sur toi et qui t’enveloppe dans nos mémoires ? 

 

Comme il est embarrassant de parler de quelqu’un en son absence ; 

Comme il est grossier d’utiliser la 3e personne pour parler de quelqu’un, pourtant présent, qu’on nie par le choix du pronom ;

Si j’ai l’impression de te nier en parlant de ta mort, de ta vie accomplie, en ton absence, c’est peut-être que je baigne, à mon corps défendant, dans cette représentation qui fait de la mort, non seulement un échec, mais depuis peu, l’ennemie de la vie, une ennemie à laquelle un président, de l’autre côté de la même frontière, sans sourciller et sans provoquer de contestations véritables, a pu “déclarer la guerre”. 

 

Kant faisait du temps une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes nos intuitions. C’est en lui seul que toute réalité des phénomènes est possible pour nous. Et comme notre intuition est toujours sensible, jamais il ne nous est donné, dans l’expérience, d’objet qui ne soit soumis à la condition du temps.

Là aussi le scandale. Nous ne sommes pas câblés pour comprendre ce qui s’est mis à échapper au temps. Toi, par exemple.

 

Ce n’est pas le virus qui a eu raison de toi, même si, curieusement, c’est le souffle qui t’a manqué, malgré la machine qui, depuis de longs mois, te rattachait à la vie. 

Mort de ta propre maladie par manque d’air au milieu de tous ceux qui, collectivement, meurent par manque d’air sous le coup de l’épidémie. 

 

Pourrons-nous nous rassembler pour te dire au revoir ? 

Les rituels relient la vie à la mort. Déjà réduits comme peaux de chagrin dans notre modernité, ils ont été soudain frappés d’interdit, mis au secret, parce qu’il en va de la vie… 

 

Ce lien est essentiel. 

 

Des morts, en ce moment, on publie les chiffres. On comptabilise les “partis avant l’heure”. On traduit en colonnes comparatives et en tableaux les décès qui auraient pu “être évités”. 

 

L’évitement supposé de la mort, la proclamation de son caractère évitable, renforcent son déni en lui donnant une force nouvelle.” 

 Catherine Hass, anthropologue 

 

La tienne ne pouvait pas être évitée. Maintenant ou plus tard. Comme la mienne à venir, même si quelque chose en moi se refuse à y croire. Est-ce parce que me demeure scellé à jamais ce moment où, pour moi, “tout sera dit” et sur lequel quelques vivants parleront ? 

 

Serons-nous privés d’hommages, privés de ce moment qui inscrit la mort dans nos vies ? En serons-nous alors plus encore réduits au “deuil personnel”, pudique et un peu étriqué, que l’on finit parfois par faire dans un cabinet de psychologue comme s’il était un désordre psychique ? 

 

Non, l’ami. Ta disparition, ton départ, ton décès, ta mort, n’est pas un tabou. Elle est la coda d’un temps où nos vies se sont, pour un moment, un peu confondues, où il m’a été donné la chance inestimable de te connaître, toi qui viens à nouveau de prendre une longueur d’avance.

Adieu l’ami. 

Adieu 

“C’est où les cours pour le mental adaptatif pour tous ?” : Quand la pandémie questionne le système scolaire n’3

Quand la pandémie questionne le système scolaire

N1 : Les modes mentaux (Blog du 21 mai)

N2 : Développer les talents (Blog du 15 septembre)

 

Marie-Claude Sawerschel  : Un lecteur attentif, à la découverte de notre premier billet relatif aux modes mentaux, demandait avec une maligne ingénuité : 

“C’est où les cours pour le mental adaptatif pour tous ?” 

C’était la bonne question à poser, en effet. Il ne suffit pas de dénoncer un manque ou d’esquisser un monde idéal pour avoir fait son travail. Reste à offrir des pistes d’amélioration, ce que nous avons promis à ce lecteur pour ce troisième billet. 

Le mode mental automatique, qui sert à piloter des processus rodés, prend souvent toute la place dans nos comportements, même lorsqu’il s’agit de penser une situation de manière nouvelle qui requiert une tout autre posture, celle que l’Institut de Médecine Environnementale de Paris désigne par le mode “adaptatif”.  La métaphore du pilotage automatique versus pilotage manuel me paraît éclairante ici. Le “pilote automatique” est enclenché dans un avion lorsque le ciel est serein, la route connue, les indicateurs au beau fixe, c’est-à-dire lorsque le pilote et le co-pilote savent que leur vigilance humaine n’apportera aucune plus-value par rapport à la machine. Les passagers seraient terrorisés à l’idée que ce mode de pilotage continuerait d’être privilégié dans le cas soudain où une panne de moteur survenait, où une tempête se levait, si apparaissait, dans le ciel ou dans la carlingue, un événement non prévu qui devait requérir une analyse précise pour une prise de décision vitale. On s’attend alors que l’humain, avec la complexité de son cerveau et de ses émotions, reprenne les commandes et réfléchisse à la situation particulière qui se présente à lui. Nul doute que l’expérience et l’expertise soient nécessaires dans ce cas, mais ce qu’on attend surtout c’est que, dans une situation nouvelle et problématique, notre pilote sorte de la routine et suspende pour un temps les sacro-saints rouages des processus rodés et envisage la situation pour ce qu’elle est, à savoir quelque chose de radicalement neuf.  

Le “pilote automatique” est enclenché dans un avion lorsque le ciel est serein…

On jugera peut-être la métaphore facile, mais que dire de l’invraisemblable aventure de Chesley Sullenberger et son co-pilote Jeffrey Skiles, qui, le 15 janvier 2009, ont posé leur A320 sur l’Hudson après que les deux moteurs avaient été immobilisés par un vol d’oies croisées incidemment ? L’événement est un exemple hyperbolique du “switch” du mode mental automatique vers le mode mental adaptatif.  

Pour paraphraser notre lecteur, la question est de savoir si on peut “s’entraîner à faire face à l’inconnu”, ce qui, pour la conscience ordinaire, sonne un peu comme une contradiction. 

Chantal Vander Vorst : Oui effectivement, cela peut paraître contradictoire, et pourtant la bascule entre les deux modes mentaux est un mécanisme qui peut s’entraîner tout comme un muscle que l’on assouplira pour que progressivement il devienne de plus en plus flexible. La discipline permettant de rendre cette bascule plus consciente et plus volontaire se nomme la Gestion des Modes Mentaux, ou GMM et à la base a été créée par l’Institut de Médecine Environnementale (Paris). 

L’intelligence adaptative

Appelée également capacité d’innovation et de changement, l’intelligence adaptative est une forme de créativité qui se manifeste dans les situations imprévues pour autant que le mode mental automatique puisse lâcher les commandes. Dans un monde de plus en plus complexe et face à des situations inconnues, c’est cette « intelligence adaptative» qui perçoit l’inadaptation des modes de pensée et des processus habituels ou automatiques. C’est elle qui nous aide à prendre du recul pour sortir des sentiers battus, inventer des solutions parfois hors du cadre et anticiper. Elle est un élément essentiel à la prise de décision au même titre que l’expérience, la compétence, l’intelligence émotionnelle. L’intelligence adaptative est principalement hébergée par le néocortex préfrontal. L’imagerie cérébrale a démontré que cette intelligence agissait comme un chef d’orchestre face aux situations imprévues.  

 

  

MCS : Ce passage du mode automatique au mode adaptatif, s’il peut être entraîné, ne me semble pas pouvoir faire l’impasse sur un signal qui pointe sur un troisième élément du système, à savoir le stress. Je me souviens du récit, relaté par une connaissance, d’un chef d’établissement qui avait été confronté à une situation invraisemblable où, alors que les enseignants étaient rassemblés en Conseil de promotion, s’était soudain avisé que les résultats d’un élève que l’assemblée avait sous les yeux ne correspondaient pas à ceux que l’enseignant disait avoir communiqués. Les résultats finaux devaient être annoncés le jour même aux élèves pour une célébration de fin d’études qui avait lieu le lendemain matin. Brusque montée de stress lorsque l’équipe de direction a constaté ce qui était à craindre, à savoir qu’un décalage s’était glissé quelque part dans la liste des résultats et que, par conséquent, toute une série de résultats d’élèves (mais combien ? C’était là toute l’angoisse), se trouvait corrompue. Il semble qu’une partie de l’équipe de direction ait alors vu “blanc”, brusquement tétanisée par le décalage entre l’ampleur possible des dégâts et la brièveté du temps à disposition pour les réparer. Par chance, l’un d’eux a alors su “switcher” en mode adaptatif efficace, donnant posément la procédure à suivre et distribuant les tâches à exécuter pour tirer l’erreur au clair. Quand le responsable d’établissement l’a remercié avec effusion une fois qu’ils étaient sortis d’embrouille, il lui a répondu : “Pas de problème, j’adore ces situations de crise. En fait, dans ces cas-là, je vois tout de suite très clair”. De toute évidence, il ne se laissait pas dominer par le stress, mais le voyait illico comme un signal qui lui intimait l’ordre de changer de mode mental.  

“J’adore ces situations de crise. En fait, dans ces cas-là, je vois tout de suite très clair.”

Qu’est-ce que le stress dans ton modèle explicatif ? 

Etat d’Urgence de l’Instinct (EUI)

CVV : Le stress est un mécanisme instinctif créé pour nous protéger des dangers. Il se décline sous trois formes :  

  • LA FUITE : peur, anxiété, agitation 
  • LA LUTTE : colère, énervement, agacement 
  • L’INHIBITION : tristesse, abattement, découragement
      

Ces trois états ont très justement été nommés : États d’Urgence de l’Instinct (EUI) par le chercheur français Henri Laborit. Je trouve ce terme plus juste que « stress » », qui est devenu un mot fourre-tout, désignant à la fois la cause, le symptôme et la conséquence. 

Lorsque l’on parle de danger, de quoi s’agit-il ? Dans la nature, la notion de danger est directement liée à celle de mort. L’instinct détecte un danger et un ensemble de réactions extrêmement rapides se déclenche pour assurer la survie.  

Dans nos vies « modernes », nous ne sommes que très rarement en danger de mort, et pourtant, les niveaux de stress ont rarement atteint un niveau si élevé. Comment est-ce possible ? Cela s’explique de la façon suivante : le stress se déclenche soit lorsque nous sommes en danger de mort imminente, soit lorsque le mode mental automatique se sent en danger. Lorsque, par exemple, ses normes, valeurs, principes sont touchés ou qu’il n’arrive pas à sortir de ses schémas et habitudes, alors que la situation le nécessite. Dans l’exemple que tu relates ci-dessus, le stress a été déclenché par une incapacité à gérer la situation par le mode mental automatique. Dans les situations qui ne présentent pas de danger de mort imminente, le stress est un indicateur fabuleux, nous invitant à mobiliser l’intelligence adaptative. 

MCS : Si on te comprend bien, le stress vécu dans nos sociétés modernes est le signal que les normes de la routine habituelle ou celles la vie en collectivité sont menacées, que l’individu pense qu’il pourrait en être tenu pour responsable et qu’il pourrait être banni du groupe, même symboliquement, pour cette raison. La perte d’image de soi et la mise à ban qui peut en découler constituent effectivement des dangers de “mort sociale” qui sont bien réels dans nos sociétés hyper organisées et hyper connectées. La peur de “faire faux”, la peur de décevoir, la peur d’être l’objet de moquerie, autant d’alarmes qui indiquent au mode automatique qu’il est “pris à la gorge” et qu’il sera insuffisant à résoudre une situation perçue comme dangereuse. Pourtant, la plupart de ces alarmes ne signalent en général qu’un danger imaginaire, un danger présent uniquement dans l’esprit de celui qui se laisse angoisser. Le danger est “perçu”, c’est-à-dire qu’il y a là un travail de l’imagination qui convertit des indices du réel en une “réalité pour soi”. Jusqu’à un certain point, le danger perçu est bien davantage du ressort de l’individu qui le perçoit que du réel lui-même, ce qui pourrait expliquer aussi les différences considérables qu’on peut constater entre les individus, en termes de disposition à se laisser stresser.  

Le Taoïsme nous invite à voir la réalité perçue comme une espèce d’illusion. Les Stoïciens, eux, considèrent que nous n’avons pas à nous inquiéter de ce qui ne dépend pas de nous et ils nous recommandent, en conséquence, de ne nous occuper que de ce qui dépend de nous, à savoir à peu près exclusivement de nos idées, nos paroles, de nos impressions et nos émotions. Ces deux visions offrent, à cet égard, un rempart contre le stress, qu’on génère nécessairement soi-même, puisqu’il est le signal d’alarme du mode mental automatique débordé. 

CVV : Oui, effectivement, et mon hypothèse est que le mode mental automatique prend souvent, trop souvent la main, car il est plus rapide et plus « bruyant » que le Mode Mental Adaptatif. Concrètement, cela signifie que nous avons tendance à d’abord nous raccrocher à ce que nous connaissons, à ce qui nous est familier, à notre bibliothèque d’expériences. Nous pourrions imaginer cela de la façon suivante : nous avons deux chaises dans notre cerveau, en principe, l’une est prévue pour le mode mental automatique, et l’autre pour le mode mental adaptatif. Mais … le mode mental automatique a tendance à s’asseoir sur les deux chaises, à se référer immédiatement à des normes, des schémas connus et simples. Lorsque le mode mental automatique déborde, un signal d’alarme intérieur retentira. Nous le connaissons tous, il s’agit du stress. Qu’en est-il de l’intuition, cette petite voix qui montre la voie ? La place du néocortex préfrontal dans l’édifice mental n’est pas tout à fait celle que l’on attendait. Loin d’être le cœur de notre conscience régnante, le préfrontal est plutôt silencieux. Son rôle seront donc de nourrir… notre intuition. Nous pourrions dire également que l’intuition non écoutée se transformera en stress : une alarme qui retentit pour nous indiquer que nous avons un potentiel préfrontal qui ne demande qu’à entrer en scène. 

“Lorsque le mode mental automatique déborde, un signal d’alarme intérieur retentira. Nous le connaissons tous, il s’agit du stress.”

MCS : Voilà pour la description, bien utile, du processus. Je crois qu’il est maintenant temps d’aborder la question de notre lecteur. Comment faire pour sortir du mode automatique lorsque c’est nécessaire, pour ne pas demeurer plus longtemps que nécessaire en “Etat d’urgence de l’instinct” et passer au précieux mode adaptatif ? Connaître le mécanisme constitue une étape du savoir, mais la première seulement. Comment faire, de cette connaissance théorique, une connaissance “appliquée” ? 

“C’est où les cours pour le mental adaptatif pour tous ?”

 

 

MCS : “Ecouter les réponses qui viennent de notre corps”. C’est étrange comme cette expression paraît à la fois frappée du coin du bon sens et un peu new age à la fois. Pleine de bon sens, parce que nous savons que notre corps importe, que nous passons beaucoup de temps à nous en occuper, que nous dépensons sans compter lorsqu’il est en danger parce que, sans lui, il n’y a pas grand-chose de possible, à commencer par notre vie. Mais ce souci n’est bien souvent que la face visible du déni dans lequel nous tenons le corps : nous prenons conscience de son existence lorsqu’il flanche lorsqu’il cesse d’être transparent. Et c’est en ce sens que la phrase “Ecouter les réponses qui viennent de notre corps” a un relent quasi ésotérique, parce qu’elle suggère que nous pensons avec notre corps, et que, régulièrement, il nous donne des signaux sur notre existence, notre vécu et nos choix qu’il est le seul à pouvoir donner à sa manière. Nos intestins comportent des neurones, comme notre cerveau, de même que notre cœur. Ce sont les avancées scientifiques qui le disent et pas je ne sais quel gourou. Il est temps de nous réveiller et de prendre en compte ces données dans notre système éducatif. 

Ce qui a fini par me frapper au fil des années, dans mes fonctions d’enseignante et de directrice d’établissement, mais que je ne voyais pas du tout au début de ma carrière, c’est à quel point le corps est le grand absent du système scolaire.  

“Le corps est le grand absent du système scolaire.”

La caricature la plus proche de ce que nous faisons en réalité de nos enfants montrerait nos élèves neutralisés derrière des tables entre 4 et 18 ans. Jeunes, ils s’ébattent dans les cours de récréation, et de manière cadrée dans les cours de rythmique. Plus âgés, ils galopent moins pendant les pauses, se balancent beaucoup plus sur leurs chaises pendant les cours, et, à raison de deux à trois heures par semaine, dans le meilleur des cas, apprennent le corps en mouvement, en coordination, en collaboration formalisée dans leurs cours d’”éducation physique”, de gymnastique ou de sport, quelle qu’en soit l’appellation. C’est bien. C’est beaucoup mieux que rien. Mais ce n’est pas à cette expérience-là que le corps se limite. Ce n’est pas à cette seule réalité du corps que l’apprentissage et la découverte devrait se faire. 

J’ai le souvenir de visites de cours que j’avais la chance de pouvoir effectuer de manière régulière. J’ai le souvenir plus net encore de l’éblouissement provoqué en moi par certains cours dits de “diction” ou d’”expression orale”, un cours un peu confidentiel, non noté. 

Dans un de mes souvenirs, l’enseignante fait d’abord lever les élèves : loin les tables ! Reléguées au fond de la salle. Exercice d’échauffement expressif et corporel, posture dans laquelle les Européens standard que nous sommes sont toujours un peu empruntés, comme s’il y avait de l’animalité dans le fait d’être au travers du corps. Les élèves, 14 ans tout juste, ont épousé les codes de leur culture, et la gêne associée. Garçons et filles, encore minces et malingres ou déjà empruntés par l’écart marqué avec les codes de la minceur, aimeraient bien trouver un coin où cacher ce corps mal assumé, auquel l’enseignante cherche à faire dire des choses, des choses que le corps n’est jamais invité à dire…  

Eveil soudain, rires, connivences. Ils osent, ils osent, tous ensemble. Ah oui : ils osent soudain, dynamiques, engagés, sérieux, libérés, interprétant, incarnant toute une variété de sentiments. Aucun enseignant, peut-être pas même leurs parents, ne les reconnaîtraient à ce moment-là, tant leur personnalité est devenue pleine et riche. 

CVV : Effectivement, l’enseignement aurait tout à gagner en mobilisant nos différents canaux et en stimulant l’intelligence adaptative. 

A quand des écoles prônant autant le corps et le mouvement que l’esprit et le mental ? 

 

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