Des dreadlocks aux burritos : liberté et appropriation culturelle

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy

“If we want mature responses to social movements, we must first consider the points-of-view of those doing the protesting.”

Axel Honneth

 

 

 

 

 

 

Dialogue avec Till Burckhardt, économiste spécialisé dans les questions en lien avec la diversité des langues, trésorier du Parti vert’libéral genevois et membre du Comité du PVL Lab, le laboratoire politique ouvert.

 

 

MCS : Les sujets sociétaux à controverse ne manquent pas aujourd’hui. On a même l’impression d’assister à une lame de fond qui ébranle un grand nombre de nos socles normatifs : si la question de l’égalité de genres, par exemple, est admise depuis longtemps (et même s’il lui reste une belle marge de progression), celle du langage inclusif divise. De même, notre cercle éthique, grâce auquel nous prenions soin de nos proches d’abord puis des humains dans leur ensemble, s’est élargi à d’autres espèces avec l’assentiment du plus grand nombre, mais l’antispécisme divise. On est tous conscients – autre exemple – du fait que certaines figures historiques, immortalisées sur nos places en raison du caractère de modèle qu’on leur reconnaissait alors, seraient aujourd’hui déférées devant les tribunaux pour violation des droits de l’homme (pardon : “humains”), mais le déboulonnage des statues fait polémique.  Une psychanalyste venue récemment présenter à l’Université de Genève son ouvrage en faveur de transitions de genres mesurées a vu sa conférence interrompue par des manifestants qui lui ont dit ne pas avoir lu son bouquin.  Plus récemment chez nous, c’est le groupe Lauwarm qui s’est vu sommé d’interrompre son concert composé de chansons bernoises, de reggae, de pop et de “World music” (un nouveau concept en passe d’être proscrit ?) à la brasserie La Lorraine à Berne au motif qu’un musicien, blanc, portait des dreadlocks, un attribut dont les origines ne sont pas les mêmes que la pierre d’Unspunnen. Nature du délit ? “Appropriation culturelle”. 

“Notre cercle éthique, grâce auquel nous prenions soin de nos proches d’abord puis des humains dans leur ensemble, s’est élargi à d’autres espèces avec l’assentiment du plus grand nombre, mais l’antispécisme divise.” (MCS)

Il nous arrive assez régulièrement, toi et moi, de ne pas être à l’unisson sur certaines de ces questions, raison pour laquelle j’aimerais beaucoup que nous y réfléchissions ensemble. Les postures de condamnation (émanant des deux bords) nourrissent des polémiques dont les effets outrepassent en violence ce dont il est question et nous figent, les uns et les autres, dans des certitudes qui se durcissent au fil des mois. Il me semble qu’il est temps de se souvenir du conseil de Spinoza, qu’il a lui-même suivi pendant toute son existence : “Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre”. 

“Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre”.

Baruch Spinoza 

J’aurais deux questions pour démarrer. La première consiste à te demander si tu vois un fond commun à tous les exemples que j’évoque ici. La seconde porte sur le concept d’”appropriation culturelle”, qui a déjà une longue carrière outre-Atlantique, mais qui est arrivé plus récemment sur notre continent. Les exemples de censure liés à ce motif ces vingt ou trente dernières années me semblent faire appel, sous un même concept, à des phénomènes de nature très différente :  il est tantôt question de vol d’oeuvres ou le pillage de sites, tantôt d’emprunts culturels par lesquels toutes nos cultures évoluent et se transforment. Entre ces deux pôles, il y a une sacrée différence ! 

“Entre le vol d’oeuvres ou le pillage de sites et l’emprunt culturel, il y a une sacrée différence !” (MCS)

TB : J’aime la citation de Spinoza. La volonté de comprendre – ou de mieux comprendre – devrait laisser le bénéfice du doute avant de passer au stade de l’indignation. Un fond commun à tous ces exemples ? La quête de progrès social et la volonté de reconnaître les défaillances de la société libérale. Ces critiques nous bousculent parce qu’elles mettent en évidence des dysfonctionnements d’un système dans lequel on croit. Or, il est nécessaire d’entendre ces critiques si l’on souhaite que le libéralisme tienne sa promesse : la liberté et l’égalité en dignité, en droits et en opportunités.

“Un fond commun à tous ces exemples ? La quête de progrès social et la volonté de reconnaître les défaillances de la société libérale.” (TB)

Par rapport à ta deuxième question : le débat sur l’”appropriation culturelle” a aussi une longue carrière dans la société francophone européenne sans qu’on ne s’en rende compte. Pensons à Dupond et Dupont et leur penchant pour les tenues folkloriques ou à Louis de Funès dans Rabbi Jacob. Or, les lignes rouges sont floues et fluctuantes.

Le mouvement “black lives matter” nous a obligés à nous interroger sur notre relation avec l’esclavagisme et le système colonial d’une part, et à nous intéresser aux disparités de traitement que des personnes “noires de peau” vivent au quotidien dans nos villes et dans nos campagnes. Il ne s’agit dans ce sens pas de l’importation d’une clé de lecture américaine, mais plutôt de la reconnaissance de la pertinence de cette clé de lecture pour comprendre notre société.

“Il ne s’agit dans ce sens pas de l’importation d’une clé de lecture américaine, mais plutôt de la reconnaissance de la pertinence de cette clé de lecture pour comprendre notre société.” (TB)

Rappelons enfin que la Brasserie Lorraine est une coopérative alternative autogérée, depuis des décennies, un lieu de rencontre de la contre-culture bernoise, mais aussi de dialogue de terrain avec des personnes issues de l’immigration extraeuropéenne. Je pars du principe que s’ils ont décidé de se distancer d’un look qui a longtemps été de quelque sorte leur marque de fabrique, cela doit être l’aboutissement d’un long cheminement réfléchi. Au bout du compte, cela peut susciter mon intérêt intellectuel, mais cela me concerne finalement autant qu’un débat sur les uniformes de la Compagnie des Vieux-Grenadiers ou sur le port de la cravate au Cercle de la Terrasse : des microcosmes privés que je peux trouver fascinants sans pour autant pouvoir m’y identifier dans la moindre mesure. 

En tant qu’ancienne directrice du Collège de Saussure tu dois avoir vu passer beaucoup de dreadlocks et peu d’uniformes et de cravates au fil des années. Je te renvoie la balle : Où se situent les limites de l’approprié et de l’appropriable dans les salles de classe ? Débardeurs, hijabs, hotpants, t-shirt de la honte, kilt, turbans, tabliers, burqas ? La balle est dans ton camp !

MCS : J’empoigne ta dernière question avant d’en revenir au concept d’appropriation culturelle. J’ai vu passer pas mal de looks, dans ma carrière d’enseignante et de directrice, en effet. Le seul souvenir que j’aie où une intervention a paru nécessaire concernait un groupe de jeunes hommes arborant des tenues clairement  empruntées à l’extrême droite : pantalons de para enserrés dans des bottes de combat, tee-shirts moulants dans le pantalon, ceinturons et gros pendentifs aux effigies de groupes d’extrême-droite, voire nazis. La nécessité d’intervenir s’est fait sentir, non pas parce que ces étudiants s’”appropriaient” des signes extérieurs, mais parce que l’ensemble de la collectivité, à commencer par leurs camarades, vivaient cette manifestation comme une menace concrète, physique, impression d’ailleurs confortée par des tracts retrouvés à certains endroits du collège qui ne laissaient aucune ambiguïté sur l’état d’esprit des membres du groupe en question. La dynamique me semble donc être autre que celle que nous invoquons dans la question de l’appropriation culturelle et des dreadlocks sur cheveux blonds, lesquels ne sont jamais apparus comme une “menace” pour la collectivité. Dans l’exemple que je cite, il  n’y avait pas besoin d’être “hyper-sensibles” pour prendre conscience que faire preuve de compréhension ou de tolérance dans ce cas aurait été une erreur.

Sur la question de l’appropriation culturelle, je ne me suis pas très bien fait comprendre en parlant de la différence de développement entre les Etats-Unis et l’Europe sur cette question. Qu’il y ait eu, au sens premier, appropriation culturelle depuis bien longtemps, depuis toujours, depuis que les cultures se croisent, échangent leurs biens, leurs pratiques musicales, leurs étoffes, tous les artefacts possibles et imaginables à commencer par leurs idées, est bien clair. Je vois d’ailleurs mal ce que nous serions sans cette dynamique toujours à l’oeuvre. Et c’est bien une partie du problème comme le montrent les réactions des internautes sur cette question des dreads en rivalisant d’exemples sur les mouvements musicaux, littéraires, picturaux précisément nés de ces emprunts, liés à notre humanité même.

Ce que je visais dans ce décalage temporel entre les deux rives de l’Atlantique, c’était le deuxième sens d’appropriation culturelle entendue comme l’utilisation d’éléments d’une culture par les membres d’une autre culture jugée dominante ou néocoloniale et qui serait, pour cette raison même, nécessairement irrespectueuse. C’est à Boston qu’une exposition de kimonos a été annulée sous la pression de protestataires qui dénonçaient à la fois une appropriation culturelle et un enfermement des ressortissants japonais dans les stéréotypes, alors que des voix, au Japon, se faisaient entendre pour se réjouir qu’une telle exposition permette de mieux rapprocher les cultures. C’est bien dans une université canadienne que des cours de yoga ont été interdits parce que leur pratique sous ces latitudes enlevait le caractère spirituel à cette discipline millénaire. On ne peut nier cette perte, évidemment, ce qui ne signifie pas qu’une pratique du yoga occidentalisée soit irrespectueuse. C’est d’ailleurs le moine Vivekananda, disciple de Râmakrishna qui, en 1896, a publié une interprétation du yoga sûtra à l’usage des Occidentaux. En Europe les affaires de ce genre se sont multipliées aussi, comme en 2017 où Chanel a été accusé de manquer de respect à la culture aborigène en créant un boomerang de luxe (je sais, ça ne s’invente pas).

La question centrale est sans doute celle du respect comme aurait dit Kant, ou de la reconnaissance comme dit Axel Honneth. Et c’est là que les choses se corsent. A quoi se mesure le respect ou son manque ? A l’intention de celui qui agit ? Dans ce cas un philosophe comme Kant peut nous être utile, puisque selon lui seule une  bonne volonté peut être dite intrinsèquement bonne. En effet des qualités indiscutables comme la “modération dans les affections et les passions, la maîtrise de soi, la puissance de calme réflexion (…) peuvent devenir extrêment mauvaises sans le principe de bonne volonté : le sang-froid d’un scélérat ne le rend pas seulement beaucoup plus dangereux; il le rend aussi immédiatement à nos yeux plus détestable encore que nous l’eussions jugé sans cela”.  (Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs, 1e section)

Donc dans l’hypothèse où le respect se mesure par la nature de la volonté de celui qui agit, on ne pourrait probablement pas imputer au chanteur de Lauwarm d’avoir manqué de respect (car comment être sûrs, vraiment sûrs au bout du compte de la volonté absolument bonne de quiconque à commencer par la sienne ?). Les deux Américaines sommées de fermer leur échoppe de Burritos à Portland au motif qu’elles n’étaient pas Mexicaines, ne parlaient pas espagnol et avaient induit la recette en observant – parfois derrière les vitres des restaurants mexicains- la confection de cette spécialité, avaient-elles une volonté “mauvaise” parce qu’elles avaient lancé un business sans véritablement être initiées par des cuisiniers et des cuisinières mexicaines à cette fabrication ? etc.

On a l’impression, dans les différentes affaires qui secouent nos réseaux sur cette question d’appropriation culturelle que le respect ne se mesure pas du tout à l’intention de celui qui agit mais au sentiment de quiconque se sentirait touché, blessé, importuné par une action. Quand je dis “quiconque”, je dois préciser “quelqu’un qui pourrait revendiquer la légitimité du ressenti de l’offense parce qu’il appartiendrait à une communauté, un milieu, une culture qui a fait l’objet d’un emprunt” (car c’est bien d’emprunt qu’il s’agit la plupart du temps, pas d’appropriation au sens strict). La difficulté que je vois, et qui explique pas mal de réactions négatives, c’est, d’abord, le caractère essentialisant des attributs culturels ou genrés notamment, qui interdirait toute discussion (et mettrait Flaubert une deuxième fois à l’index : “Madame Bovary, c’est moi”). de la part de ceux qui ne sont pas porteurs de ces attributs. C’est, ensuite, le fait que la norme, la règle (ou la loi), le fonctionnement du collectif, se fondent sur le ressenti de qui aurait légitimité, par ses origines, son sexe, sa culture, ses ascendants, son expérience, son milieu social, à se sentir blessé ou seul autorisé à avoir recours aux éléments de ladite culture. Il y a là comme un renversement de la responsabilité émotionnelle : peu importe mon intention, ce qui compte, c’est le ressenti de l’autre qui va servir à classer mon acte et, potentiellement, à priver toute une collectivité, par exemple, d’un concert auquel personne n’était obligé d’assister en fin de compte. “Nous tenons à nous excuser auprès de toutes les personnes chez qui le concert a provoqué des sentiments négatifs”. Pas sûr que les gens en question étaient des rastafaris eux-mêmes, le rastafarisme étant par ailleurs issu du christianisme, mais là n’est pas la question.

“Il y a là comme un renversement de la responsabilité émotionnelle : peu importe mon intention, ce qui compte, c’est le ressenti de l’autre qui va servir à classer mon acte et, potentiellement, à priver toute une collectivité, par exemple, d’un concert auquel personne n’était obligé d’assister en fin de compte.” (MCS)

TB: Il est évident – en tout cas pour moi – que la culture est un concept fluide et que les interdépendances sont omniprésentes et souhaitables. La question est de savoir dans quel contexte et à quelles conditions on s’approprie des attributs culturels. Si certaines conditions sont remplies, cela peut s’avérer problématique, notamment lorsque l’on tire profit d’un rapport de force bancal, que l’on utilise dans un sens de moquerie ou que l’on ne reconnaît pas le caractère solennel ou rituel d’une pratique.

“L’appropriation culturelle est problématique lorsque l’on tire profit d’un rapport de force bancal, que l’on utilise dans un sens de moquerie ou que l’on ne reconnaît pas le caractère solennel ou rituel d’une pratique.” (TB)

Les cas de figure que tu énumères sont d’ailleurs présentés de manière un peu déformée. Une vérification des faits serait toujours utile. Un événement d’un sponsor japonais autour d’un tableau de Monet représentant un kimono n’est pas la même chose qu’une exposition de kimonos ayant une valeur culturelle en tant que tels, et un cours adapté à des personnes en situation de handicap proposé à titre bénévole à travers une association étudiante n’est pas comparable à un cours de yoga dans le cadre du programme institutionnel d’une université. 

Pour revenir au cas de notre chère Brasserie Lorraine – la Brass’ pour les intimes : depuis 40 ans, ils sont parmi les lieux de discussion de la contreculture et de la convergence des luttes. Dans le microcosme de la gauche alternative ils ont une certaine légitimité pour fixer et à questionner certains codes du militantisme qui leur est propre.

Le fait qu’ils considèrent que dans le contexte politique actuel les dreadlocks ne devraient plus être utilisés comme symbole de militantisme par des personnes qui ne sont pas directement concernées par le racisme me paraît intéressant. Il serait curieux de voir comment vont réagir les prochaines volées de jeunes engagés face à ce changement de paradigmes. 

Sur le point « personne n’était obligée d’y assister », j’aurais quelques réserves. D’une part il s’agissait d’un groupe de remplacement, et il est possible que le public venu pour voir le groupe initialement à l’affiche attirait un autre genre de public. Par ailleurs, la Brass’ fait partie des établissements bernois les plus intransigeants en termes d’adhésion aux idéologies militantes du moment. Un groupe qui se produit là-bas y va en connaissance de cause : il sera scruté de manière particulièrement exigeante par un public qui embrasse de manière décomplexée toutes les tendances que tu as énumérées au début de nos échanges. 

On peut apporter un regard critique à ces formes de militantisme et refuser de se les approprier – ce qui en toute évidence n’est pas attendu de nous. En revanche, il faut reconnaître qu’une partie des combats menés par ces milieux rejoignent des causes qu’on peut embrasser à travers un cheminement fondé sur le principe d’un libéralisme universaliste, humaniste et écologiste. Pensons à la nécessité de revoir les procédés de production et les habitudes de consommation, y compris dans le domaine agricole. Pensons à la quête d’un traitement égal entre tous les modes de vie. Pensons à la volonté de dépasser nos frontières nationales et continentales pour définir la justice sociale. Pensons à la pertinence d’une démarche scientifique pour définir l’urgence de certains enjeux politiques.

Depuis leur scission des Verts, les Vert’libéraux se sont distingués par la capacité de briser certains dogmes et reconnaître l’urgence de certaines causes de portée mondiale face à un parti parfois renfermé sur une grille d’analyse très locale en termes d’écologie. Par la suite, ils ont réussi à se positionner comme force progressiste en embrassant des causes décriées comme « sociétales » par leurs détracteurs, comme les droits économiques individuels des femmes, le libre choix des modes de vie, le bien-être animal et la capacité de se projeter dans une dimension européenne et mondiale et pour trouver des solutions négociées à ces échelles – en sortant des paradigmes d’une lutte des classes à l’échelle nationale et des « solutions locales pour un désordre global ». 

Le fait que des mouvements contestataires utilisent des méthodes contestées et contestables pour donner de la visibilité à ces causes et que d’autres partis commencent à se les  approprier dans la foulée ne devrait surtout pas remettre en question notre engagement pour ces causes. Derrière le « wokisme » se cachent certaines causes que les Vert’libéraux ont su identifier avant la lettre sur la base d’une démarche scientifique et qui maintenant sont portées de manière dérangeante et militante par d’autres acteurs.

“Le fait que des mouvements contestataires utilisent des méthodes contestées et contestables pour donner de la visibilité à ces causes et que d’autres partis commencent à se les  approprier dans la foulée ne devrait surtout pas remettre en question notre engagement pour ces causes.” (TB)

MCS : Merci tout d’abord pour le rappel à l’ordre sur la vérification des informations et des sources. Wikipédia tire parfois trop court. Cela étant, j’observe que, pour ce qui concerne l’événement hebdomadaire contesté autour du kimono, il s’agissait de se vêtir comme le modèle du tableau “la Japonaise”, de Monet, qui se trouve être une jeune femme blonde comme on en trouve peu au Japon. Mais là, n’est pas l’essentiel, même si la précision importe.

Tu dis : “Si certaines conditions sont remplies, cela peut s’avérer problématique, notamment lorsque l’on tire profit d’un rapport de force bancal, que l’on utilise dans un sens de moquerie ou que l’on ne reconnaît pas le caractère solennel ou rituel d’une pratique.” Ces critères du caractère inacceptable de l’emprunt culturel nous permettent d’entrer dans le vif du sujet. Ils sont, me semble-t-il, des déclinaisons possibles du manque de respect que j’évoquais précédemment. Ces critères me paraissent en tant que tels éminemment recevables, mais j’ai des doutes, d’une part sur la facilité d’établir cette démarcation dans de nombreux cas pratiques, et d’autre part sur ce que l’observation de ces éléments peut impliquer en termes de liberté d’expression.

Reprenons le tableau de la Japonaise et de la proposition faite aux visiteurs d’endosser, une fois par semaine, le même kimono que porte le modèle européen dans la représentation de Monet. Le musée ou les visiteurs tirent-ils profit d’un rapport de force bancal ? Se moquent-ils ? (J’admets qu’ils s’amusent). Sans doute, ce faisant, méconnaissent-ils la signification véritable, le rituel du porter du vêtement, dans quel sens les pans se recouvrent et pourquoi, etc. mais peut-être alors s’agirait-il de songer à décrocher le tableau de Monet lui-même qui n’en savait peut-être pas davantage, non plus que son modèle. J’ai fait l’acquisition de kimonos lors d’un voyage au Japon, parce que je trouve l’habit fascinant dans sa conception, somptueusement beau dans sa confection et qu’il me plonge, lorsque je le contemple ou le touche, dans un ravissement qu’évidemment aucun autre vêtement ne peut me procurer. L’expérience est esthétique, elle est imprégnée de la reconnaissance de la qualité de ce qui a permis son émergence. Je ne me suis d’ailleurs pas vu refuser l’achat de ces pièces au Japon dans des magasins tenus par des Japonais qui savent exactement de quoi il en retourne autour d’un kimono. On peut même acquérir, sur place, des modèles ultra bon marché, dont l’intérêt n’a rien de culturel ni d’esthétique, mais qui sont simplement destinés aux soirées déguisées, pour les touristes essentiellement.

 

 

J’en viens à l’exemple de La Brass’, comme tu me l’apprends si joliment. J’ignorais que le groupe était un groupe de remplacement que les spectateurs ne souhaitaient pas initialement aller écouter. Et alors ? Une option possible aurait consisté, pour les spectateurs importunés, à quitter la salle et à demander le remboursement, non ? Mais s’’il faut admettre, comme, tu le dis, que “ la Brass’ fait partie des établissements bernois les plus intransigeants en termes d’adhésion aux idéologies militantes du moment.” alors peut-être doit-on considérer qu’on a affaire à quelque chose comme un club privé, à l’instar du Club de la Terrasse et du port obligatoire de la cravate, auquel cas, il n’est même pas utile d’en parler. 

“Peut-être doit-on considérer qu’on a affaire à quelque chose comme un club privé, à l’instar du Club de la Terrasse et du port obligatoire de la cravate, auquel cas, il n’est même pas utile d’en parler. ” (MCS)

Cela dit, je suis d’accord avec l’idée qu’il ne faut pas confondre certaines formes de militantisme avec l’engagement pour un changement qui nous apparaît nécessaire. Mais je ne suis pas bien sûre que les formes de militantisme qui font réagir ne sont déployées que pour faire réagir ou éveiller la conscience sur un problème. J’aimerais t’entendre sur la question de l’essentialisation et du renversement émotionnel que je décrivais plus haut. Je ne pense pas qu’on puisse les écarter d’un revers de main sous prétexte que certaines formes de militantisme sont simplement destinées à “éveiller les consciences”. Elles me semblent souvent être le carnet de route d’une nouvelle normativité qui n’a pas grand chose à voir avec l’idée de liberté.

TB : Sur les questions de fond, il me semble que nous sommes d’accord. L’emprunt culturel est admissible – dans le respect des sensibilités et peut-être du bon goût. Ce qui nous distingue est probablement à qui nous souhaitons laisser le bénéfice du doute lorsqu’il n’est pas clair si une ligne a été franchie. Moi, je tends à être compréhensif par rapport aux institutions qui sont peut-être allées trop loin dans leur volonté de protéger la dignité des êtres humains – en particulier envers les personnes issues de groupes historiquement discriminés ou marginalisés. Toi, tu sembles être plus sensible à la liberté d’expression et la liberté artistique et être plus exigeante par rapport à la pertinence de certaines revendications. Si l’on se tient à l’adage selon lequel la liberté des uns s’arrête là où commence celles des autres, on peut considérer qu’une telle dialectique est nécessaire pour garantir les droits fondamentaux.

Ubuntu et droits politiques

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Recueillir des signatures dans la rue pour une initiative ou un référendum est un exercice que je recommande à tout citoyen. Il y a une beauté (j’ai réfléchi au terme) à constater en acte, sur son temps libre, les pieds gelés, que notre démocratie peut tenir à ce petit geste élémentaire qui consiste à aborder un passant pour lui demander s’il est d’accord avec telle ou telle idée et lui proposer de la soutenir. 

Que cet embryon d’association puisse constituer un levier de changement dans un pays tout entier est un joyau politique que nous devons chérir, cultiver, protéger. 

Et pratiquer.

♠♠♠

Il y a le passant fermé qui ne vous voit pas, qui se protège pour ne pas entrer en matière (Le Suisse est un être plutôt discret, pas facilement enclin à la discussion de rue, état de fait qui rend d’autant plus fascinant notre système de démocratie directe) et qui ne tourne même pas la tête en entendant le son de votre voix. 

Il y a la passante qui vous dit qu’elle est pressée, qu’elle n’a pas le temps. 

Il y a la passante accorte qui se dit très intéressée, mais qui n’a pas le droit de vote. 

Il y a la retraitée qui se dit contre votre initiative, qui vous raconte sa vie pour vous expliquer les raisons de son désaccord, qui signe enfin, reconnaissant que votre projet serait une solution pour empêcher que ce qu’elle a vécu d’abominable puisse se reproduire pour les nouvelles générations. 

Il y a celui qui vous dit que “ça ne l’intéresse pas” (comme si l’essentiel était là). 

Il y a celle qui s’arrête pour en débattre, hésitante (pendant que vous calculez le nombre de signatures potentielles perdues  en enregistrant malgré vous le nombre de piétons qui se sont faufilés à vos côtés) et qui finit par vous dire qu’elle va y réfléchir. 

Il y a celui qui ne sait pas ce qu’est un référendum, qui trouve le dispositif magnifique lorsque vous le lui expliquez et qui s’indigne illico alors qu’en général les lois puissent être votées sans que les citoyens soient consultés. 

Il y a ceux qui pensent devoir consulter leur employeur avant de signer, comme si leur emploi en dépendait. 

Il y a celui à qui on doit apprendre que sa signature n’est pas valable. 

Il y a celui qui vous propose d’autres sujets d’initiatives (il en a à l’esprit une liste longue comme le bras). 

Il y a celle qui cherche du regard l’approbation de son mari avant de signer. 

Il y a celui qui, par principe, ne signe jamais rien dans la rue. 

Il y a celui qui en a entendu parler et qui est très content d’avoir l’occasion de signer. 

Il y a celui qui essaie de vous faire croire qu’il ira regarder sur le site internet pour s’informer plus en profondeur. 

Il y a celle qui a un témoignage à vous faire, lequel vous donne à comprendre mieux encore l’importance de ce que vous êtes en train de faire signer. 

Il y a tous ceux qui ne savent pas qu’en signant une initiative, ils ne sont pas en train de décider la mise en application de ladite. 

Il y a celui qui vous demande de quelle obédience vous êtes et qui signe (ou pas) pour cette raison seule. 

Il y a ceux qui vous disent qu’ils ne sont pas personnellement concernés par le sujet, mais qui signent quand même. Ou pas. 

Il y a celui qui vous dit qu’il a déjà signé. 

Il y a celle qui ne se souvient pas si elle a déjà signé. 

 Il y a celui qui vous demande d’entrée si vous allez lui demander de l’argent et qui signe ensuite les yeux fermés quand il sait que ce n’est pas le cas. 

Il y a celui qui vous dit qu’il n’est pas du tout d’accord avec le projet mais qui signe immédiatement par solidarité parce qu’il a, par le passé, lui aussi recueilli des signatures dans la rue et qu’il sait à quel point ça peut être ingrat. 

Il y ceux qui vous remercient de vous geler dans le froid pour un sujet aussi important. 

Il y a celle qui se retourne encore une fois après avoir signé et vous souhaite “bonne chance” avec un grand sourire. 

♠♠♠ 

Au fil des heures et des jours, je me dis que notre système de démocratie directe exemplifie les thèses UBUNTU des Bantous : je suis ce que je suis parce que nous sommes. Ou « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous » Si les signatures se succèdent rapidement, je sens mon pays changer. Si les passants se renfrognent et ignorent ma présence, je sens que je dois abandonner le rêve que j’avais.  

La première forme d’initiative populaire en Suisse remonte à 1793 et c‘est le canton de Vaud qui connaît le premier, en 1845, le principe de l’initiative populaire qui donne alors à 8 000 citoyens la possibilité de faire soumettre au peuple “toute proposition”. 

C’était il y a longtemps. Mais pas tant que ça. Les modifications apportées au sytème des intitiatives et des référendums ont été nombreuses depuis. Ces structures changeront encore. Elles ne datent pas de Moïse et ne sont pas garanties jusqu’à la fin des temps.

Ayons de l’intérêt pour elles.

Pratiquons-les.

Protégeons-les.

Tu es parce que nous sommes.