Le pouvoir de s’épanouir

 

MCS : Dans les trois billets précédents relatifs aux modes mentaux et aux talents, nous n’avons cessé de côtoyer sans le dire une composante permanente des organisations qui est le pouvoir. Pouvoir des individus sur d’autres, pouvoir du professeur sur l’élève, de la direction sur les enseignants, de l’institution sur les écoles, du politique sur le pédagogique. 

S’attaquer à cette dimension est une tâche complexe. D’abord parce que le pouvoir est une notion des plus polymorphes. Ensuite parce que, comme je viens de le suggérer, les effets de ce pouvoir se situent aussi bien au niveau interpersonnel qu’institutionnel et qu’on n’est du coup plus bien sûr d’avoir affaire à une notion unique. Ardu enfin parce que le pouvoir, dans sa nudité ou hors contexte, est une notion que, pour faire court, on pourrait déclarer “neutre”. 

Qui peut en effet imaginer une collectivité, un groupe, un rassemblement, qu’ils soient organisés ou informels, sans manifestation de pouvoir ? Pour que les actions des individus pointent sur un objectif tant soit peu collectif, il faut une forme d’organisation connue et reconnue de chacun. Or toute organisation se construit sur des rôles, et, partant, sur des lieux de décision généralement incarnés par des personnes. Ces lieux peuvent être désignés arbitrairement. Ils peuvent ne pas être conditionnés à d’autres éléments reconnaissables que seraient l’âge, la richesse, le mérite, la lignée héréditaire, ou l’élection, pour n’en mentionner que quelques-uns, parmi les plus connus.  

 

“Qui peut en effet imaginer une collectivité, un groupe, un rassemblement, qu’ils soient organisés ou informels, sans manifestation de pouvoir ?”

 

Je donnerai un petit exemple en guise d’illustration. Il est par lui-même insignifiant dans ses conséquences, mais la répétition de microscopiques déséquilibres dans une organisation contribuent à la déstabiliser aussi sûrement que des crises majeures. Récemment invitée, avec trois autres orateurs, à un débat contradictoire sur un objet de votation , je suis reçue, dans le studio d’enregistrement, par l’animatrice du débat qui nous demande comment nous souhaitons nous installer sur le podium, soit groupés en fonction des convictions que nous allons défendre ou, au contraire, mélangés. Il est question d’organisation, dans cette question, bien sûr et le pouvoir sera du côté de qui prendra la décision. Mais il se trouve que, en tant qu’animatrice/médiatrice, c’est précisément à elle que revient la tâche d’en décider. Elle peut être plus jeune, moins riche, moins habilitée socialement, que sais-je, ce qui est sûr c’est que le rôle qui est le sien la charge de facto de la responsabilité de décider. Elle a le pouvoir parce que son rôle, naturellement, l’en investit. Et le problème, parce qu’elle n’endosse pas cette responsabilité, par pudeur, par délicatesse, par timidité, peu importe, c’est qu’elle entrave l’organisation, retarde l’action pour laquelle nous sommes invités, crée de la tension entre nous parce que, si elle n’assume pas le pouvoir lié à son statut, ce qu’elle provoque, c’est un désordre totalement inutile : pour qu’on puisse agir, il faut une organisation, et il faut que quelqu’un (ou un moyen reconnu) en décide. Le pouvoir, dans cette situation, n’était pas à négocier, nous n’allions pas le lui disputer et le fait qu’elle le mette en jeu posait un problème de fond. 

C’est ce que j’entends en termes de composante neutre du pouvoir. Le pouvoir peut être vu comme ce qui permet à une organisation de fonctionner de la manière la plus simple et la plus efficiente. L’étymologie ne dit pas autre chose : le pouvoir, dès l’origine, c’est d’abord et avant tout “la faculté qui met quelqu’un en état d’agir”. Et il n’y a pas grand-chose à dire de plus sur la nature du pouvoir. Les difficultés commencent réellement lorsque le pouvoir n’est pas assumé par celui ou celle à qui il est confié ou si celui qui le détient en fait un usage qui outrepasse ce à quoi il doit servir. 

CVV : Oui, effectivement. Il y a une règle simple qui permet de garder un équilibre, et de ne pas « déraper » : pour toute responsabilité, il est essentiel d’avoir le juste degré d’autonomie, ni plus ni moins. Le degré d’autonomie correspond au pouvoir, dans le sens du verbe « Pouvoir » : pouvoir décider des moyens et du chemin pour assumer la responsabilité pleinement. Plus précisément : 

La responsabilité consiste dans le fait d’assumer devant les tiers et soi-même toutes les conséquences d’une décision prise et/ou d’une action réalisée par soi-même ou des tiers à qui on a confié une tâche. 

Le pouvoir est la capacité d’un individu de décider des moyens qu’il affecte à une tâche que ce soit en termes de temps, de ressources (financières/humaines), de recherche d’information et également sa capacité de prendre des décisions pleinement assumées.  

Dans l’exemple que tu relates, l’animatrice n’a pas pris son pouvoir juste et légitime, et les conséquences de son choix ont été portées par l’assemblée, semant le trouble, créant une sensation de malaise et menant à une action inefficace. 

MCS : J’aimerais beaucoup que nous développions cet aspect précis de la dynamique du pouvoir, entendu comme capacité à exercer une action adéquate, c’est-à-dire nécessairement régulée ou contrebalancée par la notion de responsabilité. 

Nous avons commencé ces billets à l’occasion de la première vague de COVID-19. Les écoles étaient fermées et les autorités tentaient de mettre sur pied l’école à distance. Nous sommes aujourd’hui dans le cœur de la deuxième vague, de nouvelles mesures restrictives ont été édictées mais les écoles sont restées ouvertes, avec des modalités variées de mesures (alternance présentiel/en ligne ; mise en quarantaine d’élèves ayant été exposés ; simultanéité du présentiel et de l’online pour les élèves valides et les élèves malades ou en quarantaine, etc.). Or, ce dont la presse se fait l’écho en ce moment, c’est l’augmentation faramineuse des consultations psychologiques et psychiatriques des pré-adolescents, adolescents et jeunes adultes. Manque de motivation, perte de sens, absence de perspectives, dépressions, en sont les raisons les plus souvent invoquées. Loin de moi l’idée de vouloir en rendre l’école responsable, mais il me semble que cette situation est l’occasion de comprendre comment les rapports de pouvoir et de responsabilité sont exercés, en temps normal, par les différents acteurs de l’institution scolaire. 

CVV : Effectivement, l’approche systémique développée par l’Institut de Médecine Environnementale de Paris apporte en même temps un outil diagnostic et la résolution de nombreux dysfonctionnements. Une remise en cohérence de la responsabilité et du pouvoir correspondant permet de se sentir nettement mieux, d’exister et de diminuer les symptômes principaux : le stress et les conflits. 

Le principe est le suivant : à toute responsabilité doit correspondre un pouvoir :  

 

“A toute responsabilité doit correspondre un pouvoir”

 

MCS : Je t’arrête immédiatement ici, parce que cette simple équation éveille une foule d’exemples de situations parfois vécues comme insurmontables alors qu’il suffirait de comprendre que le problème réside souvent tout simplement dans le fait qu’à une responsabilité donnée ne correspond pas le pouvoir qui doit y être corrélé. Le système fédéraliste que nous connaissons en Suisse offre une panoplie étonnante, par exemple, du rôle et du statut d’un directeur d’établissement scolaire. A un bout du spectre, on a des cantons qui positionnent un directeur, et, partant, son équipe, voire l’ensemble des collaborateurs de l’établissement, en véritables dirigeants autonomes qui doivent décider de l’attribution intégrale des budgets, des solutions informatiques tant pédagogiques qu’administratives, de l’organisation des cours, de leur équilibre, de leur interconnexion, etc. Et dans ce cas de figure, le pouvoir donné invite à une prise de responsabilité qui rend palpitantes les décisions au quotidien, donnent au succès une satisfaction baignée d’un sentiment de plénitude. A l’autre bout du spectre, en revanche, le directeur est réduit dans certains cantons, comme à Genève, au rôle de passe-plat des directions générales ou des décideurs politiques, qui ont balisé toutes les actions à coup de directives, de circulaires et de règlements. Ils n’ont pas la main sur les budgets, pas plus que sur la répartition dudit entre les différents objectifs qu’un établissement devrait pouvoir s’accorder. Les dotations horaires sont imposées comme des tables de la loi, la panoplie des modèles pédagogiques possibles bannie comme si elle ne pouvait qu’être génératrice de chaos et d’inégalité de traitement entre les élèves. Les enseignants y sont alors presque à coup sûr de simples “animateurs de méthode” qui se risquent parfois, à couvert, à des modalités pédagogiques fructueuses mais impossibles à partager. Dans ce cas de figure à “pouvoir réduit”, le problème est que la responsabilité éprouvée, ressentie, désirée par les acteurs de terrain qui voient ce qui devrait être fait, n’est pas accompagnée du pouvoir associé.

 

“Le problème réside souvent tout simplement dans le fait qu’à une responsabilité donnée ne correspond pas le pouvoir qui doit y être corrélé.”

 

Je me souviens de ce responsable pédagogique de lycée parti avec son bâton de pèlerin auprès de ses homonymes actifs dans le degré d’enseignement inférieur. L’idée était de se coordonner, sur la région, avec les enseignants des deux degrés, pour se tenir étroitement informés des objectifs des uns et des attentes des autres et de collaborer sur des actions concrètes. Il s’agissait notamment d’éviter que certaines connaissances soient oubliées en quelques semaines par les élèves faute d’être explicitement réactivées par les professeurs de degrés supérieurs. La collaboration, très prometteuse, devait être annoncée aux instances dirigeantes pour être monitorée en tant que projet pilote susceptible d’être étendu en cas de succès. Las. Les échelons supérieurs de la hiérarchie ont mis le holà à cette initiative, arguant de l’”inévitable différence de traitement” que cette entreprise aurait générée par comparaison à d’autres régions ou quartiers. Cette frilosité, assez banale en elle-même, a confiné à l’absurde lorsque ce même responsable pédagogique, renvoyé comme un malpropre à sa routine comme ses collègues, a été invité, par sa hiérarchie, quelque temps plus tard, à participer à un groupe de travail sur les possibilités d’amélioration de la transition des élèves d’un degré d’enseignement à l’autre “en raison de sa grande expertise en la matière”. En clair, on a refusé le pouvoir, en l’occurrence une liberté de manœuvre même contrôlée par la hiérarchie, à une équipe de personnes responsables (et que leur statut indiquait comme tels), tout en reconnaissant que leurs connaissances et leurs compétences les désignait comme guides potentiels vers une amélioration du système. 

Et on s’étonne ensuite que le système patine, que les élèves décrochent et que certains enseignants accumulent de la frustration au fil des ans… 

CVV : Oui, c’est un très bel exemple d’incohérence entre responsabilité et pouvoir, indiquant à quel point un tel déséquilibre a de fortes conséquences : inertie du système, démotivation des uns et des autres, un système qui n’apprend plus. Pour éclairer cela, soyons méthodiques et partons des symptômes. La grille ci-dessous est un outil fabuleux qui permet de diagnostiquer ce qui se passe, et de « remettre le système à l’endroit » : 

 

 

Dans le quadrant supérieur droit, la personne est en cohérence, elle a les moyens pour assumer ses responsabilités. Elle se sentira bien, proactive, et, cet espace sécurisé lui permettra d’expérimenter sans crainte.  

Le quadrant supérieur gauche est inconfortable : la personne doit assumer des responsabilités, pour lesquelles elle n’a pas tous les moyens, pas tout le pouvoir. Cette incohérence se vit très souvent dans le corps par un stress intense, une sensation inconfortable, la peur de ne pas y arriver, la peur d’être puni, un immobilisme car « on ne sait pas ce qui va nous tomber sur la tête ». Une situation telle que celle-là qui perdure est néfaste pour la santé. 

Cette approche est systémique, ce qui veut dire que, si une personne se trouve en haut à gauche, nous avons forcément, pour la même responsabilité, une personne qui se trouve en bas à droite. Celle-ci ne souffre pas, voit d’ailleurs rarement les conséquences de ses choix ou de sa posture.  

Le quatrième quadrant, en bas à gauche est celui où il vaut mieux ne pas être : la personne est bien présente dans le système, mais elle flotte : elle n’a ni pouvoir, ni responsabilité et elle décroche, avec une sensation d’inutilité, de nullité, d’incompréhension, et d’effacement.  

Mise en perspective

Nous pouvons expliquer la pandémie et le système scolaire par cet outil, et apporter un éclairage sur le nombre croissant de consultations psychologiques et psychiatriques.  

Eclairons cela par un exemple : l’école à la maison. Ce changement peut être vécu dans les quatre quadrants par tous les acteurs du système. 

Les gouvernements ont décidé que « l’école à la maison » était une solution intéressante pour limiter le risque de pandémie. Pourquoi pas ? Le problème ne réside pas dans la décision, mais dans la façon dont elle prise. Les gouvernements se placent, dans notre schéma, en bas à droite, laissant les écoles, les parents, les élèves mettre en place ce système. Tous commencent donc l’aventure en haut à gauche : devant assumer des responsabilités sans avoir le pouvoir correspondant. Dans le meilleur des cas, certaines écoles, élèves et parents s’en sortent, ayant déployé eux-mêmes un système, de l’énergie, disposant d’ordinateurs, ayant une formation aux outils informatiques. Mais, est-ce réellement le cas partout ? Non, certainement pas. 

Prenons l’exemple d’un élève qui n’a pas accès à l’informatique, pas de lieu calme pour travailler, pas de soutien pour se familiariser aux outils informatiques. Cet élève sera au départ dans le quadrant en haut à gauche : il doit assumer ses responsabilités, c’est-à-dire : effectuer les devoirs, les dossiers et réussir. Mais, il ne dispose pas des moyens suffisants. La conséquence ? Du stress, de la démotivation, et … le stress est un inhibiteur d’apprentissage. Le cercle est éminemment vicieux. Il est fort possible que cet élève descende dans le quadrant en bas à gauche, et l’on assistera à « un décrochage scolaire », qui porte bien mal son nom, car il s’agit plutôt « d’une impossibilité de travailler ».  

Le même scénario se produit pour les professeurs et pour les parents, et, à la fin de 2020, nous avons vécu une énorme fatigue mentale, émotionnelle et physique. 

Il y a, à l’heure actuelle, de nombreux systèmes devenus toxiques, par incohérence entre responsabilité et pouvoir, et c’est dangereux. 

Faire référence à la chimie me semble une métaphore intéressante. Dans les répertoires toxicologiques l’on peut lire ceci : “la toxicité englobe l’ensemble des effets néfastes d’un toxique sur un organisme vivant.” Autrement dit, il s’agit de la capacité inhérente à une substance chimique de produire des effets nocifs dans un organisme vivant et qui en font une substance dangereuse. L’effet néfaste est lié à la dose, à la voie d’absorption, au type et à la gravité des lésions ainsi qu’au temps nécessaire à l’apparition d’une lésion. Un effet aigu se fait sentir dans un temps relativement court (minutes, heures, jours), tandis qu’un effet chronique ne se manifeste qu’après un temps d’exposition relativement long et de façon permanente (semaines, mois, années). Un effet local survient au point de contact, tandis qu’un effet systémique survient à un endroit éloigné du point de contact initial. 

 

“Il y a, à l’heure actuelle, de nombreux systèmes devenus toxiques, par incohérence entre responsabilité et pouvoir, et c’est dangereux.”

 

MCS : Sans doute de nombreux systèmes sont-ils toxiques par incohérence entre responsabilité et pouvoir. Je ne suis pas sûre que ce soit plus particulièrement le cas aujourd’hui qu’autrefois. Mais il y a certainement un hiatus entre l’existence effective de ces dysfonctionnements et les discours de “bien-être au travail” dans le monde de l’entreprise et de “l’élève au centre” dans celui du milieu scolaire. Je me demande d’ailleurs si ce paradoxe n’a pas sa source dans le rôle de l’école lui-même : la première tension qui génère activement des effets de pouvoir tient probablement au fait que l’école doit viser ce double but de développer les forces et les talents individuels des élèves, d’une part, et qu’elle doit le faire dans une organisation qui oblige tous les élèves à passer par elle, d’autre part. Ce double objectif créé des tensions difficiles à résorber.  

CVV : En effet, le système entier est régulièrement mis, ou se met dans une double contrainte. Gregory Bateson est le premier à avoir mis en lumière ce mécanisme, qui engendre une situation perdante dans tous les casune situation dans laquelle “vous êtes mis en échec si vous faites la chose, et vous êtes mis en échec si vous ne la faites pas”. Le célèbre exemple : « Sois spontané », illustre magnifiquement bien ce concept. L’être humain décodera ce système comme une menace, un danger, et sa façon de réagir sera le stress. Le stress étant un inhibiteur important de l’apprentissage, la boucle est bouclée, et une troisième mise en échec se produira. Nous pourrions illustrer cela par notre schéma ci-dessus : une prise de pouvoir immédiate par une personne sur une autre personne, mettant l’interlocuteur dans la case en bas à gauche, sans pouvoir ni responsabilité. Si l’interlocuteur est armé et assertif, il ne restera pas dans cette case, bien trop dangereuse, et se remettra en haut à droite d’une façon ou d’une autre. 

MCS : Comme enseignant, je peux bien m’attacher au développement de chaque élève, mais je dois aussi accomplir le programme, le même pour tous et dans un temps donné et, de l’idéal du quadrant supérieur droit, je glisse parfois un peu vers le quadrant inférieur droit, reléguant certains élèves quelque part sur la moitié gauche de la matrice. Comme directeur, je dois obtenir des enseignants qu’ils sachent expliciter leurs attentes auprès des élèves, qu’ils soient à même de formuler toutes les indications qui permettront aux élèves de progresser, et les enseignants doivent jouir d’autonomie pour le faire. Mais toutes ces qualités ne feront pas le poids si ces mêmes enseignants tardent à rendre les notes à l’administration ou s’ils arrivent systématiquement en retard au cours, auquel cas une remise à l’ordre viendra signifier les limites de cette autonomie. Comme chef du Département de l’éducation, je peux avoir à cœur de voir les dispositifs pédagogiques les plus variés permettre aux élèves de s’épanouir mais je dois aussi édicter des règles qui garantissent la sécurité des élèves et l’équité entre eux, exigences qui peuvent entrer pas mal en contradiction avec le premier souhait. 

CVV : Effectivement, tous ces exemples indiquent qu’un déséquilibre entre responsabilités et pouvoir peut se produire très rapidement, et très régulièrement de manière inconsciente et automatique. De nombreux automatismes nous gouvernent, influençant nos prises de décisions. Il est extrêmement rare, je pense, qu’une personne se dise consciemment : « Je vais prendre le pouvoir sur cet enfant ou sur ce collègue et produire un dysfonctionnement majeur qui stressera l’ensemble de la collectivité ». Nos mécanismes psychiques à l’œuvre sont subtilsil s’agit d’habitudes profondément ancrées au niveau des individus et des institutions. Quelle en est la cause profonde ? Nous le verrons plus loin dans ce billet : le fonctionnement actuel du cerveau et l’impossibilité pour le Mode Mental Automatique de « penser systémique ».  

 

“Je fais un grand pas en avant, lorsque, angoissé ou déprimé, je comprends que mon état est provoqué par l’abus de pouvoir de mon chef sur moi qui exige des résultats que les moyens qui me sont accordés ne me permettent pas d’atteindre.”

 

MCS Je me demande d’ailleurs si les systèmes n’avancent pas, précisément, par réajustements successifs, par recherche constante d’un équilibre sans cesse menacé. Exactement comme nous buvons de l’eau pour rétablir l’homéostasie de notre métabolisme à échéances régulières, n’importe quel système doit pouvoir se réguler, rétablir son équilibre en permanence.

Nous sommes sans arrêt affectés par des causes extérieures, dirait Spinoza, c’est-à-dire qu’elles ont sur nous un effet réel qui infléchit notre existence, provoque une action de notre part, à coup sûr déclenche une sensation ou une émotion. Si ces dernières sont négatives pour nous en ce qu’elles diminuent notre puissance d’agir (les deux quadrants de gauche de ta matrice), il est important de trouver les moyens d’en sortir. Mais pour ce faire, c’est-à-dire pour comprendre que l’effet de l’action des autres sur nous n’implique pas une pure passivité de notre part, il faut que le mécanisme qui est à l’oeuvre dans les rapports interpersonnels et la nature de leurs effets sur nous soit compris. Dans le modèle que tu proposes, la compréhension du caractère systémique du mécanisme à l’oeuvre, simple comme les règles d’un jeu de go et aussi fertile en possibilités concrètes, est une manière d’adopter la position un peu “méta” qui nous permet de voir la situation de l’extérieur et d’en sortir. Je fais un grand pas en avant, lorsque, angoissé ou déprimé, je comprends que mon état est provoqué par l’abus de pouvoir de mon chef sur moi qui exige des résultats que les moyens qui me sont accordés ne me permettent pas d’atteindre. Ou, comme élève, je ne subis plus sans recours le despotisme d’un enseignant si je comprends qu’il ne me fournit pas les informations adéquates qui me rendent capable d’effectuer le travail qu’il exige. Chez Spinoza, ce rééquilibrage se fera, entre autres, par la compréhension de ce qui est en jeu à la fois dans les effets du monde sur moi et dans la réaction que ces effets provoquent en moi, c’est-à-dire par la soigneuse distinction entre ces deux plans (la cause et les effets sur moi). Tant que la confusion n’est pas levée, je reste démotivé ou déprimé sans comprendre de quoi mon mal-être est fait, m’en attribuant la cause intégralement (je suis nul) ou l’attribuant exclusivement à l’extérieur (C’est la faute des autres). L’analyse est fautive dans les deux cas parce qu’incomplète et il est illusoire d’en attendre une solution. Je ne résiste pas au plaisir de citer : 

“(…) J’ai parlà embrassé tous les remèdes aux affects, autrement dit tout ce que l’Esprit, considéré en lui-même, peut contre les affects ; d’où il appert que la puissance de l’esprit sur les affects consiste 1° dans la connaissance même des affects 2° en ce qu’il sépare les affects d’avec la pensée d’une cause extérieure que nous imaginons confusément (…)”, (Ethique IV. De La liberté humaine, proposition XX, Scolie). 

 

CVV : Nous pouvons également éclairer cela à la lumière du fonctionnement du cerveau. Dans notre premier billet, nous avions évoqué nos Modes Mentaux : le Mode Mental Automatique, qui est parfait pour gérer les situations simples et connues et le Mode Mental Adaptatif, qui nous permet de gérer les situations complexes et nouvelles, telle celle que nous vivons actuellement. Et pourtant, le changement est compliqué, alors que nous sommes « câblés » pour pouvoir le gérer. Comment est-ce possible ? Le Mode Mental Adaptatif est plus lent et moins bruyant que le Mode Mental Automatique, qui de plus n’aime pas changer ses habitudes et essaie parfois désespérément de contrôler une situation qui lui échappe. Ce conflit intérieur entre les deux Modes Mentaux provoquera du stressLe Mode Mental Automatique ne pense pas « systémique », et il est extrêmement compliqué pour cette partie du cerveau de penser aux conséquences lointaines d’une action immédiate.  

 

 

Jacques Fradin et son équipe de lInstitut de Médecine Environnementale ont décrit très précisément nos différentes gouvernances cérébrales. Le Mode Mental Automatique est composé de deux grands pilotes :  

  • La Gouvernance Emotionnelle, qui apprend par plaisir/déplaisir, et qui « contient », des valeurs, des principes, les motivations primaires évoquées dans le billet précédent, des intolérances. En bref, toute notre histoire personnelle, culturelle et éducative ; 
  • La Gouvernance Grégaire, qui gère la place instinctive que l’on occupe dans un groupe. Largement inconsciente, cette gouvernance et une des grandes causes de dysfonctionnement, car elle est mue par le pouvoir, non pas le pouvoir « pour » l’autre, mais le pouvoir « sur l’autre ». En cas de stress, de pression, de déstabilisation, les personnes ayant en elles de la dominance auront tendance à l’exercer sur autrui. Dans ce système, il n’y a ni « bon, ni mauvais », car la dominance peut s’exercer si en face, les personnes laissent faire le comportement. La clé ? Le positionnement assertif, d’égal à égal, empêchant les dérives.  

Le lien avec la grille responsabilité/pouvoir est le suivant : si nous avions toutes et tous un positionnement assertif, si nous n’avions pas la « peur de perdre » (le lien, la réussite, l’affection, la liberté…), si nous n’avions pas d’intolérances, en bref, si nous étions pilotés par la gouvernance adaptative, nous n’aurions probablement pas autant de déséquilibres entre responsabilité et pouvoir. 

En terme d’évolution des espèces, nous n’en sommes pas là.  

C’est pourquoi une des responsabilités qui devrait urgemment être prise par les gouvernements et les écoles est la suivante: équiper tous les acteurs (professeurs, parents, élèves, directions, gouvernements) du mode d’emploi de l’humain, du fonctionnement du cerveau, de la connaissance de soi. Cela permettrait un langage commun, une prise de conscience et des décisions et régulations plus justes et plus rapides pour revenir à un meilleur équilibre entre bien-être et performance. 

 

“En bref, si nous étions pilotés par la gouvernance adaptative, nous n’aurions probablement pas autant de déséquilibres entre responsabilité et pouvoir.”

 

MCS : Tu fais de la compréhension de ces gouvernances cérébrales la clé d’une amélioration de nos systèmes. L’école doit s’en emparer comme de n’importe quelle autre discipline, tant elle est indispensable pour donner l’éclairage adéquat sur n’importe quel type de rapports. Spinoza ne dit pas autre chose. Il y a une espèce de physique des rapports qui doit être connue au même titre que la physique du monde extérieur. Ce que tu appelles “le mode d’emploi de l’humain”. Pour moi, cette compréhension ne devrait effectivement pas être limitée aux intervenants. Les élèves, au fur et à mesure qu’ils grandissent, sont soumis à ces rapports qu’ils doivent aussi être en mesure d’analyser en corrélation avec leurs capacités cognitives. Je suis très perplexe, par exemple, sur le fait qu’on commence en général à prendre en charge la problématique de ”la confiance en soi” des élèves précisément au moment où, après les avoir laissés croupir pendant des années dans le quadrant inférieur gauche de ton schéma, on s’avise qu’ils l’ont perdue. 

CvV : Oui ! A l’extrême, cela empêcherait aussi des dérives, telle que la toxicité humaine : est ou devient toxique une personne qui, dans la relation ou dans l’organisation, se comporte de telle manière qu’elle génère du désordre, de l’inefficience et de la souffrance parce qu’elle exerce insuffisamment ou abusivement son pouvoir. Je pense que nous avons tous et toutes nos parts d’ombre et de lumière, et qu’une des grandes quêtes est de chercher un équilibre.  

MCS : Il est effectivement difficile de croire qu’une personne puisse être toxique par méchanceté pure. Comme Platon mettait dans la bouche de Socrate l’idée que personne ne fait le mal volontairement, j’ose penser qu’on abuse le plus souvent de son pouvoir pour des raisons qui nous échappent, pour rétablir en soi un déséquilibre qu’on n’a pas identifié. Il m’est arrivé de penser que la raideur impitoyable de certains enseignants ou de dirigeants reposait sur un déficit de confiance. Manque de foi en l’autre, manque de confiance en soi-même. L’Hyper-investissement, chez un enseignant, peut être le fruit d’un manque de foi en l’élève doublé d’un sentiment de responsabilité exacerbé : tout ce qui aidera l’élève à progresser devra passer strictement par l’exécution de ce que le maître lui demande ! Pour entrer au royaume du savoir, l’élève passera par le chas de l’aiguille qui lui est tendue !  Il y a là un abus de pouvoir (le maître est clairement dans le quadrant inférieur droit) mais il ne le sait pas. Il travaille lui-même énormément pour donner aux élèves le meilleur de lui-même et ce qu’il exige en retour est démesuré ou appauvrit l’élève qui doit montrer patte blanche en se limitant à dupliquer la parole du professeur.  

Il n’est pas si rare, non plus, d’observer chez les enseignants une réticence à collaborer avec leurs collègues devant les élèves, comme si un danger pouvait les guetter dans la comparaison possible. Pourtant, regrouper des classes habituellement séparées, mélanger les classes d’âge et animer des séquences ou des activités en duo, en donnant à voir, précisément, la différence d’approche (en philosophie, ou en analyse littéraire par exemple) d’un enseignant à un autre, la mettre en jeu devant et avec les élèves, peut être très profitable, lumineux même pour les élèves qui comprennent dans un tel dispositif la part d’humain, l’apport de l’individu dans l’élaboration du savoir. Pourquoi ne le fait-on pas plus souvent ?  Quelle crainte là-dessous ? La collaboration des cerveaux n’est-elle pas le secret de l’évolution de nos savoirs ? Pourquoi ne pas la mettre en scène aussi régulièrement que possible ? Au-delà des difficultés organisationnelles de tels modèles d’enseignement se cache, peut-être, le paradoxe dont nous parlions tout à l’heure et de la difficulté à assurer, continuellement, l’équilibre entre pouvoir (moyens d’actions adéquats) et responsabilité. C’est qu’un enseignant est aussi un employé qui doit rendre des comptes à une hiérarchie qui ne craint souvent rien plus que les recours, les critiques, tout ce qui sort du cadre et du mode automatique… 

CVV Oui, effectivement, la grande question est : comment sortir de ce cercle vicieux ? 

Le premier élément est le suivant : prendre conscience des émotions, du langage du corps et de notre ressenti. En effet, la gouvernance instinctive, notre pilote intérieur spécialiste de l’intégrité psychique et physique, nous alertera des dangers réels ou perçus par un mécanisme bien connu : le stress. Nous avions évoqué cela dans nos billets précédents. Approfondissons cela à la lumière systémique. Un stress important sera souvent un indicateur de « quadrant haut gauche ou quadrant bas gauche », autrement dit : responsabilité sans le pouvoir correspondant, ou : ni responsabilité ni pouvoir. 

A partir de là, il y a deux voies possibles : l’engagement ou le dégagement. 

 Le dégagement consiste en ceci : donner les conséquences de la décision à la personne ou au groupe qui l’a prise.  

 L’engagement consiste en ceci : reprendre notre propre pouvoir, ni plus, ni moins. 

Les pistes que tu évoques sont intéressantes également, et elles mettent en jeu l’intelligence collective. Ces pratiques sont de plus en plus connues, il y a des méthodes, des outils, et ils sont encore peu utilisés dans les écoles. Une belle responsabilisé des gouvernements est aussi de se former à ces techniques, d’une part pour montrer l’exemple, et d’autre part, pour favoriser un changement viral. Actuellement, les écoles et enseignants qui les utilisent doivent faire appel à leur propre audace pour ne pas se sentir jugés, décalés, et risquer d’être « en retard sur le programme ».  

Lorsque je forme des enseignants, nous arrivons souvent à la conclusion suivante : l’enseignant est libre du chemin qu’il emprunte, à l’intérieur du programme et de la classe. Retrouvons la liberté d’être, de penser et de faire !  

En fait, en conclusion de ce long chemin autour de la question du pouvoir, on prend conscience de ce qu’il n’y a pas une grosse révolution à faire. Comme souvent, ou comme presque toujours, tout est question de la compréhension des mécanismes qui sont en jeu dans les rapports entre les personnes et dans la représentation de soi… 

MCS : En effet, la prise de conscience des mécanisme mentaux est la clé du pouvoir juste et de l’épanouissement. Elisabeth et Luc, que nous avons cités dans notre entretien, en témoignent dans leurs textes reproduits ci-dessous : ils sont de très bons enseignants, non parce qu’ils sont bons une fois pour toutes mais parce qu’ils savent interroger leurs pratiques et leurs effets en permanence et en conscience. 

L’erreur de Gorce ou la preuve par l’absurde 

 

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

 

Par ces temps de susceptibilité moralisatrice dont chaque jour nous livre de nouvelles manifestations, je crains qu’il ne passe bientôt dans la tête d’un éditeur l’idée de supprimer des ouvrages de logique une des règles essentielles de la logique formelle appelée la reductio ad absurdum. 

Elle rend drôlement service pourtant. Elle épouse parfaitement une de nos stratégies de raisonnement les plus efficaces. Le raisonnement par l’absurde consiste, entre autres, à démontrer la fausseté d’une proposition en montrant que les conséquences auxquelles elle conduit sont absurdes. 

Même sans traduire la chose en équation mathématique, vous faites ça sans arrêt, toute la journée, et c’est, ma foi, une stratégie très utile. Si vous dites que : “Pour arriver à l’heure, Pierre devrait être plus rapide que superman”, vous utilisez une reductio ad absurdum pour dire qu’il est impossible que Pierre arrive à l’heure. Vous faites plus que dire qu’il n’arrivera pas à l’heure, vous montrez pourquoi, sans le dire explicitement. Votre interlocuteur doit faire un bout du travail (très limité dans cet exemple, je vous l’accorde) pour être convaincu, comme par lui-même, qu’il est impossible pour Pierre, dans la situation en question, d’arriver à l’heure.  C’est plus convaincant qu’une affirmation. Souvent plus piquant qu’une démonstration traditionnelle par déduction ou induction simples, précisément parce que la démonstration par l’absurde fait appel à notre intelligence émotionnelle. 

C’est le principe du gag et de l’humour en général. Son essence même. Rien de plus tue-le-gag que d’avoir à l’expliquer à celui qui ne l’a pas compris. Car ce qui fait rire, sourire, et, en même temps réfléchir, c’est précisément ce bout de travail qu’il s’agit de faire pour aller à la compréhension pleine, travail qu’on est capable de faire par soi-même et dont la chute, pourtant, provoque la surprise. D’où le rire, ou (on ne rigole pas tous les jours quand on fait de la logique), l’effet Eurêka. Mais bon sang, c’est bien sûr ! (Les plus âgés des lecteurs comprendront). Le Waou effect. Lumière. 

C’est dire si le raisonnement par l’absurde est à la fois un liant social et un canal pédagogique de premier choix.  

Mais nos caricaturistes et autres humoristes semblent les premiers à faire les frais d’une espèce de paralysie de la pensée de la part de certains de leurs lecteurs. Après le New York Times qui vire ses dessinateurs humoristes, dont un de nos meilleurs, voilà que Le Monde, qui a pourtant su faire la leçon au monde entier sur la liberté d’expression ces derniers mois, s’effarouche, réduit sa qualité de raisonnement jusqu’à l’absurde là aussi et se répand en excuses à propos du dessin de Xavier Gorce dont la publication, admet-on face à l’avalanche d’indignations qui s’abat sur les réseaux, “était une erreur”. 

Xavier Gorce, Le Monde, 19 janvier 2021

Que reprochent à Gorce, collaborateur au Monde depuis 18 ans, les lecteurs choqués ? Rien de moins que de se moquer des victimes (d’inceste) et de se moquer des minorités (LGBT). Je ne me ferai pas que des amis en disant que ces lecteurs ne font pas leur part de travail.  

“Croire que l’humour consiste à se moquer des victimes est un contresens, je fais ce que j’ai toujours fait : j’ironise sur des situations absurdes.” 

Xavier Gorce, Le Point, 20.01.2021 

Si le lecteur ne comprend pas qu’il a affaire ici à une reductio ad absurdum, (en l’occurrence s’il n’a pas d’humour), il ne peut pas comprendre que le dessin cherche à montrer que la question que posait Alain Finkielkraut sur le plateau de David Pujadas à propos de l’affaire Duhamel, à savoir “s’il y avait ou non eu consentement” ou, autrement dit “à quelles conditions peut-on vraiment parler d’inceste ?” est une mauvaise question, par ailleurs très dangereuse. La meilleure preuve du non-sens de la question de Finkielkraut (lui aussi décrié sur les réseaux et désormais interdit d’antenne sur LCI, ça mériterait un autre article…) réside dans le fait même qu’essayer d’y répondre impliquerait de se lancer dans un répertoire de situations, toutes aussi glauques les unes que les autres au risque de faire croire qu’on peut composer avec la notion d’inceste. Or, non. On ne compose pas avec ça nous dit Gorce. On ne tergiverse pas. Se questionner à ce propos, c’est se perdre dans des errances absurdes, hier comme aujourd’hui, dans un monde où les modes et les choix de vie se sont ouverts et se sont multipliés. Quelle argumentation jésuitique faire sur les familles recomposées ou les familles arc-en-ciel ? Aucune. Ce sont des familles, point à la ligne. C’est ce que dit Gorce. 

Si le lecteur ne comprend pas qu’il a affaire à une reductio ad absurdum, autrement dit s’il n’a pas d’humour, il perd une occasion de réfléchir sur quelque chose, en l’occurrence qu’il y a parfois des questions pseudo-savantes posées par des philosophes qui méritent qu’on en montre le peu de pertinence. Par le biais du raisonnement par l’absurde, qui est le cheval de bataille de tous les grands philosophes, et des humoristes, aussi. En laissant Gorce partir, c’est son Socrate que Le Monde a perdu. 

Xavier Gorce, photo de profil réseaux

A l’ami parti

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

A l’ami parti

C’était possible, hélas, puisque cela était“.

Boulgakov : Le Maître et Marguerite

 

Voilà ce qui surprend : que l’inconcevable, avant ta disparition comme avant celle de n’importe qui d’autre, apparaisse comme allant de soi, après. 

Quelque chose comme : “Tout est dit”. 

 

C’était impossible de le penser avant. 

Ça s’impose comme incontestable, ensuite. 

 

Cette réalité bicéphale de l’avant-et-de-l’après n’a rien à voir avec la tristesse. Elle s’impose, nue, brutale. 

On sent que la tristesse, le chagrin ou la douleur, lorsqu’ils s’en mêlent, lorsque le défunt est un proche ou que sa disparition est abrupte, se surajoutent à ce constat simple mais dont la simplicité, lorsqu’on essaie d’en comprendre la texture, sidère :

Il était. Il n’est plus”. 

 

Même lorsque la tristesse est mesurée, parce que le défunt était âgé ou malade et que sa disparition était attendue autrement que théoriquement, comme nécessitée par les circonstances, la netteté du couperet pétrifie : “Il était. Il n’est plus”. 

 

On peut le répéter encore. Ce sont comme des plaques tectoniques ébranlées qui glissent les unes sur les autres dans des directions opposées, soudain disjointes. 

On croyait le sol stable sous nos pieds. Il n’avait pourtant cessé de bouger à notre insu, jusqu’à la rupture, maintenant impossible à nier. 

 

C’est ce que ma douleur à la mort de G. m’avait empêchée de voir : c’est que j’étais moi-même déchirée par la séparation des plaques. 

 

Notre réalité est imbriquée dans celle des autres, dans celle de ceux que nous aimons. 

Ils emportent de nous en partant 

 

Et nous retenons d’eux en nous souvenant. 

 

Le souvenir du mot “PESSE”, d’abord, que j’apprends par toi, que je trouve sous ta plume et que je vois pour la première fois, que je n’ai jamais jusque-là ni vu ni entendu alors que j’ai grandi au milieu d’eux, avec eux pour seul horizon, me demandant si, vraiment, il pouvait y avoir autre chose que des sapins à perte de vue. 

Les pesses au milieu desquelles, de l’autre côté de la frontière, tu as grandi toi aussi. 

Tu glisses dans ma boîte à lettres, le matin de l’enterrement de G., voici plus de vingt ans, ce message qui me remue jusqu’aux tréfonds. Que je n’attendais pas. Que tu es venu déposer toi-même. Deux raisons suffisantes pour être remuée. Mais cette troisième encore, cette phrase que je cite de mémoire : “ Nous sommes tous deux faits du bois de ces pesses sombres et solides…”.  

Et tu me donnes un courage que je ne pensais pas avoir. 

 

Le souvenir me remue aujourd’hui comme alors. 

 

PESSE, n.f 

Nom vulgaire du sapin

Le pices, nommé aussi pesse, ou pecepiceaserente, faux sapin.

Etymologie :

Lat. Picea, de pix, poix.

 

 

J’ai trouvé le principe un peu bizarre”, te dis-je alors que tu t’étonnes, comme le doyen que tu es, qu’un enseignant plus expérimenté que moi se soit autorisé à mettre de lui-même en œuvre une procédure qui est de la prérogative de la responsable de classe que je suis. 

Tu rectifies avec une grande élégance : 

Oui, le procédé est cavalier”. 

 

Cette précision, cette élégance, c’était toi. 

 

Cette malice et cette attention totale de ton regard. 

Et cette manière de ne jamais en dire trop. 

Typique du pays des pesses. 

 

L’oeil précis derrière les verres épais 

Le sourcil broussailleux de ceux qui ne s’en laissent pas conter 

La lèvre inférieure un peu proéminente 

La voix volontairement un peu lente, un peu rocailleuse, humide avant que le son ne sorte. 

 

Je vois ton regard et j’entends ta voix. 

 

La meilleure défense, c’est l’attaque”, me lâches-tu en amont d’une soirée des parents que nous pressentons houleuse. 

 

Ta silhouette mince, bien prise. 

Ta démarche qui laisse l’ensemble du corps presque immobile, mystérieusement maîtrisé. 

 

Les voyages d’études avec les élèves. Ta connivence avec eux. Le jeu du chat et des souris pour les prendre sur le fait lorsqu’ils essaient de faire le mur, la nuit. 

 

 Arles en plein soleil. 

 

Les travaux dans ta maison, que je ne comprends pas toujours. Le morcellement d’une pièce immense en petites pièces dont je devine qu’elles parlent de toi. 

 

Ton histoire s’est refermée sur toi. 

Il nous est donné de le voir. Nous en sommes les témoins. Nous sommes les témoins de ce fait qui, à toi, t’échappe. 

J’en éprouve comme un scandale dont je sens dans le même mouvement qu’il n’est pas le mien, mais qu’il m’est insufflé par ce que nous avons fait de la mort. 

 

On sait depuis Philippe Ariès que les attitudes des vivants face à la mort, même si elles diffèrent en fonction des époques, ne sont pas légion.  

Les Romains de l’Antiquité reléguaient les défunts, considérés comme impurs, dans des cimetières hors de la ville. Puis, sans doute sous l’influence du christianisme, le domaine des vivants et celui des morts se sont un peu confondus et les cimetières sont entrés dans les villes. Nouvel éloignement de ces espaces, dès la fin du XIXe sous nos latitudes. Le rationalisme scientifique et les progrès de la technique font de nouveau de la mort une scandaleuse étrangère, non pas parce qu’elle est impure, mais parce qu’elle sonne comme un échec. 

Est-ce là aussi la racine de mon impression de scandale à l’idée que nous pouvons aujourd’hui, sans toi, comme dans ton dos, parler de ton existence désormais close, de ton existence qui s’est refermée sur toi et qui t’enveloppe dans nos mémoires ? 

 

Comme il est embarrassant de parler de quelqu’un en son absence ; 

Comme il est grossier d’utiliser la 3e personne pour parler de quelqu’un, pourtant présent, qu’on nie par le choix du pronom ;

Si j’ai l’impression de te nier en parlant de ta mort, de ta vie accomplie, en ton absence, c’est peut-être que je baigne, à mon corps défendant, dans cette représentation qui fait de la mort, non seulement un échec, mais depuis peu, l’ennemie de la vie, une ennemie à laquelle un président, de l’autre côté de la même frontière, sans sourciller et sans provoquer de contestations véritables, a pu “déclarer la guerre”. 

 

Kant faisait du temps une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes nos intuitions. C’est en lui seul que toute réalité des phénomènes est possible pour nous. Et comme notre intuition est toujours sensible, jamais il ne nous est donné, dans l’expérience, d’objet qui ne soit soumis à la condition du temps.

Là aussi le scandale. Nous ne sommes pas câblés pour comprendre ce qui s’est mis à échapper au temps. Toi, par exemple.

 

Ce n’est pas le virus qui a eu raison de toi, même si, curieusement, c’est le souffle qui t’a manqué, malgré la machine qui, depuis de longs mois, te rattachait à la vie. 

Mort de ta propre maladie par manque d’air au milieu de tous ceux qui, collectivement, meurent par manque d’air sous le coup de l’épidémie. 

 

Pourrons-nous nous rassembler pour te dire au revoir ? 

Les rituels relient la vie à la mort. Déjà réduits comme peaux de chagrin dans notre modernité, ils ont été soudain frappés d’interdit, mis au secret, parce qu’il en va de la vie… 

 

Ce lien est essentiel. 

 

Des morts, en ce moment, on publie les chiffres. On comptabilise les “partis avant l’heure”. On traduit en colonnes comparatives et en tableaux les décès qui auraient pu “être évités”. 

 

L’évitement supposé de la mort, la proclamation de son caractère évitable, renforcent son déni en lui donnant une force nouvelle.” 

 Catherine Hass, anthropologue 

 

La tienne ne pouvait pas être évitée. Maintenant ou plus tard. Comme la mienne à venir, même si quelque chose en moi se refuse à y croire. Est-ce parce que me demeure scellé à jamais ce moment où, pour moi, “tout sera dit” et sur lequel quelques vivants parleront ? 

 

Serons-nous privés d’hommages, privés de ce moment qui inscrit la mort dans nos vies ? En serons-nous alors plus encore réduits au “deuil personnel”, pudique et un peu étriqué, que l’on finit parfois par faire dans un cabinet de psychologue comme s’il était un désordre psychique ? 

 

Non, l’ami. Ta disparition, ton départ, ton décès, ta mort, n’est pas un tabou. Elle est la coda d’un temps où nos vies se sont, pour un moment, un peu confondues, où il m’a été donné la chance inestimable de te connaître, toi qui viens à nouveau de prendre une longueur d’avance.

Adieu l’ami. 

Adieu 

“C’est où les cours pour le mental adaptatif pour tous ?” : Quand la pandémie questionne le système scolaire n’3

Quand la pandémie questionne le système scolaire

N1 : Les modes mentaux (Blog du 21 mai)

N2 : Développer les talents (Blog du 15 septembre)

 

Marie-Claude Sawerschel  : Un lecteur attentif, à la découverte de notre premier billet relatif aux modes mentaux, demandait avec une maligne ingénuité : 

“C’est où les cours pour le mental adaptatif pour tous ?” 

C’était la bonne question à poser, en effet. Il ne suffit pas de dénoncer un manque ou d’esquisser un monde idéal pour avoir fait son travail. Reste à offrir des pistes d’amélioration, ce que nous avons promis à ce lecteur pour ce troisième billet. 

Le mode mental automatique, qui sert à piloter des processus rodés, prend souvent toute la place dans nos comportements, même lorsqu’il s’agit de penser une situation de manière nouvelle qui requiert une tout autre posture, celle que l’Institut de Médecine Environnementale de Paris désigne par le mode “adaptatif”.  La métaphore du pilotage automatique versus pilotage manuel me paraît éclairante ici. Le “pilote automatique” est enclenché dans un avion lorsque le ciel est serein, la route connue, les indicateurs au beau fixe, c’est-à-dire lorsque le pilote et le co-pilote savent que leur vigilance humaine n’apportera aucune plus-value par rapport à la machine. Les passagers seraient terrorisés à l’idée que ce mode de pilotage continuerait d’être privilégié dans le cas soudain où une panne de moteur survenait, où une tempête se levait, si apparaissait, dans le ciel ou dans la carlingue, un événement non prévu qui devait requérir une analyse précise pour une prise de décision vitale. On s’attend alors que l’humain, avec la complexité de son cerveau et de ses émotions, reprenne les commandes et réfléchisse à la situation particulière qui se présente à lui. Nul doute que l’expérience et l’expertise soient nécessaires dans ce cas, mais ce qu’on attend surtout c’est que, dans une situation nouvelle et problématique, notre pilote sorte de la routine et suspende pour un temps les sacro-saints rouages des processus rodés et envisage la situation pour ce qu’elle est, à savoir quelque chose de radicalement neuf.  

Le “pilote automatique” est enclenché dans un avion lorsque le ciel est serein…

On jugera peut-être la métaphore facile, mais que dire de l’invraisemblable aventure de Chesley Sullenberger et son co-pilote Jeffrey Skiles, qui, le 15 janvier 2009, ont posé leur A320 sur l’Hudson après que les deux moteurs avaient été immobilisés par un vol d’oies croisées incidemment ? L’événement est un exemple hyperbolique du “switch” du mode mental automatique vers le mode mental adaptatif.  

Pour paraphraser notre lecteur, la question est de savoir si on peut “s’entraîner à faire face à l’inconnu”, ce qui, pour la conscience ordinaire, sonne un peu comme une contradiction. 

Chantal Vander Vorst : Oui effectivement, cela peut paraître contradictoire, et pourtant la bascule entre les deux modes mentaux est un mécanisme qui peut s’entraîner tout comme un muscle que l’on assouplira pour que progressivement il devienne de plus en plus flexible. La discipline permettant de rendre cette bascule plus consciente et plus volontaire se nomme la Gestion des Modes Mentaux, ou GMM et à la base a été créée par l’Institut de Médecine Environnementale (Paris). 

L’intelligence adaptative

Appelée également capacité d’innovation et de changement, l’intelligence adaptative est une forme de créativité qui se manifeste dans les situations imprévues pour autant que le mode mental automatique puisse lâcher les commandes. Dans un monde de plus en plus complexe et face à des situations inconnues, c’est cette « intelligence adaptative» qui perçoit l’inadaptation des modes de pensée et des processus habituels ou automatiques. C’est elle qui nous aide à prendre du recul pour sortir des sentiers battus, inventer des solutions parfois hors du cadre et anticiper. Elle est un élément essentiel à la prise de décision au même titre que l’expérience, la compétence, l’intelligence émotionnelle. L’intelligence adaptative est principalement hébergée par le néocortex préfrontal. L’imagerie cérébrale a démontré que cette intelligence agissait comme un chef d’orchestre face aux situations imprévues.  

 

  

MCS : Ce passage du mode automatique au mode adaptatif, s’il peut être entraîné, ne me semble pas pouvoir faire l’impasse sur un signal qui pointe sur un troisième élément du système, à savoir le stress. Je me souviens du récit, relaté par une connaissance, d’un chef d’établissement qui avait été confronté à une situation invraisemblable où, alors que les enseignants étaient rassemblés en Conseil de promotion, s’était soudain avisé que les résultats d’un élève que l’assemblée avait sous les yeux ne correspondaient pas à ceux que l’enseignant disait avoir communiqués. Les résultats finaux devaient être annoncés le jour même aux élèves pour une célébration de fin d’études qui avait lieu le lendemain matin. Brusque montée de stress lorsque l’équipe de direction a constaté ce qui était à craindre, à savoir qu’un décalage s’était glissé quelque part dans la liste des résultats et que, par conséquent, toute une série de résultats d’élèves (mais combien ? C’était là toute l’angoisse), se trouvait corrompue. Il semble qu’une partie de l’équipe de direction ait alors vu “blanc”, brusquement tétanisée par le décalage entre l’ampleur possible des dégâts et la brièveté du temps à disposition pour les réparer. Par chance, l’un d’eux a alors su “switcher” en mode adaptatif efficace, donnant posément la procédure à suivre et distribuant les tâches à exécuter pour tirer l’erreur au clair. Quand le responsable d’établissement l’a remercié avec effusion une fois qu’ils étaient sortis d’embrouille, il lui a répondu : “Pas de problème, j’adore ces situations de crise. En fait, dans ces cas-là, je vois tout de suite très clair”. De toute évidence, il ne se laissait pas dominer par le stress, mais le voyait illico comme un signal qui lui intimait l’ordre de changer de mode mental.  

“J’adore ces situations de crise. En fait, dans ces cas-là, je vois tout de suite très clair.”

Qu’est-ce que le stress dans ton modèle explicatif ? 

Etat d’Urgence de l’Instinct (EUI)

CVV : Le stress est un mécanisme instinctif créé pour nous protéger des dangers. Il se décline sous trois formes :  

  • LA FUITE : peur, anxiété, agitation 
  • LA LUTTE : colère, énervement, agacement 
  • L’INHIBITION : tristesse, abattement, découragement
      

Ces trois états ont très justement été nommés : États d’Urgence de l’Instinct (EUI) par le chercheur français Henri Laborit. Je trouve ce terme plus juste que « stress » », qui est devenu un mot fourre-tout, désignant à la fois la cause, le symptôme et la conséquence. 

Lorsque l’on parle de danger, de quoi s’agit-il ? Dans la nature, la notion de danger est directement liée à celle de mort. L’instinct détecte un danger et un ensemble de réactions extrêmement rapides se déclenche pour assurer la survie.  

Dans nos vies « modernes », nous ne sommes que très rarement en danger de mort, et pourtant, les niveaux de stress ont rarement atteint un niveau si élevé. Comment est-ce possible ? Cela s’explique de la façon suivante : le stress se déclenche soit lorsque nous sommes en danger de mort imminente, soit lorsque le mode mental automatique se sent en danger. Lorsque, par exemple, ses normes, valeurs, principes sont touchés ou qu’il n’arrive pas à sortir de ses schémas et habitudes, alors que la situation le nécessite. Dans l’exemple que tu relates ci-dessus, le stress a été déclenché par une incapacité à gérer la situation par le mode mental automatique. Dans les situations qui ne présentent pas de danger de mort imminente, le stress est un indicateur fabuleux, nous invitant à mobiliser l’intelligence adaptative. 

MCS : Si on te comprend bien, le stress vécu dans nos sociétés modernes est le signal que les normes de la routine habituelle ou celles la vie en collectivité sont menacées, que l’individu pense qu’il pourrait en être tenu pour responsable et qu’il pourrait être banni du groupe, même symboliquement, pour cette raison. La perte d’image de soi et la mise à ban qui peut en découler constituent effectivement des dangers de “mort sociale” qui sont bien réels dans nos sociétés hyper organisées et hyper connectées. La peur de “faire faux”, la peur de décevoir, la peur d’être l’objet de moquerie, autant d’alarmes qui indiquent au mode automatique qu’il est “pris à la gorge” et qu’il sera insuffisant à résoudre une situation perçue comme dangereuse. Pourtant, la plupart de ces alarmes ne signalent en général qu’un danger imaginaire, un danger présent uniquement dans l’esprit de celui qui se laisse angoisser. Le danger est “perçu”, c’est-à-dire qu’il y a là un travail de l’imagination qui convertit des indices du réel en une “réalité pour soi”. Jusqu’à un certain point, le danger perçu est bien davantage du ressort de l’individu qui le perçoit que du réel lui-même, ce qui pourrait expliquer aussi les différences considérables qu’on peut constater entre les individus, en termes de disposition à se laisser stresser.  

Le Taoïsme nous invite à voir la réalité perçue comme une espèce d’illusion. Les Stoïciens, eux, considèrent que nous n’avons pas à nous inquiéter de ce qui ne dépend pas de nous et ils nous recommandent, en conséquence, de ne nous occuper que de ce qui dépend de nous, à savoir à peu près exclusivement de nos idées, nos paroles, de nos impressions et nos émotions. Ces deux visions offrent, à cet égard, un rempart contre le stress, qu’on génère nécessairement soi-même, puisqu’il est le signal d’alarme du mode mental automatique débordé. 

CVV : Oui, effectivement, et mon hypothèse est que le mode mental automatique prend souvent, trop souvent la main, car il est plus rapide et plus « bruyant » que le Mode Mental Adaptatif. Concrètement, cela signifie que nous avons tendance à d’abord nous raccrocher à ce que nous connaissons, à ce qui nous est familier, à notre bibliothèque d’expériences. Nous pourrions imaginer cela de la façon suivante : nous avons deux chaises dans notre cerveau, en principe, l’une est prévue pour le mode mental automatique, et l’autre pour le mode mental adaptatif. Mais … le mode mental automatique a tendance à s’asseoir sur les deux chaises, à se référer immédiatement à des normes, des schémas connus et simples. Lorsque le mode mental automatique déborde, un signal d’alarme intérieur retentira. Nous le connaissons tous, il s’agit du stress. Qu’en est-il de l’intuition, cette petite voix qui montre la voie ? La place du néocortex préfrontal dans l’édifice mental n’est pas tout à fait celle que l’on attendait. Loin d’être le cœur de notre conscience régnante, le préfrontal est plutôt silencieux. Son rôle seront donc de nourrir… notre intuition. Nous pourrions dire également que l’intuition non écoutée se transformera en stress : une alarme qui retentit pour nous indiquer que nous avons un potentiel préfrontal qui ne demande qu’à entrer en scène. 

“Lorsque le mode mental automatique déborde, un signal d’alarme intérieur retentira. Nous le connaissons tous, il s’agit du stress.”

MCS : Voilà pour la description, bien utile, du processus. Je crois qu’il est maintenant temps d’aborder la question de notre lecteur. Comment faire pour sortir du mode automatique lorsque c’est nécessaire, pour ne pas demeurer plus longtemps que nécessaire en “Etat d’urgence de l’instinct” et passer au précieux mode adaptatif ? Connaître le mécanisme constitue une étape du savoir, mais la première seulement. Comment faire, de cette connaissance théorique, une connaissance “appliquée” ? 

“C’est où les cours pour le mental adaptatif pour tous ?”

 

 

MCS : “Ecouter les réponses qui viennent de notre corps”. C’est étrange comme cette expression paraît à la fois frappée du coin du bon sens et un peu new age à la fois. Pleine de bon sens, parce que nous savons que notre corps importe, que nous passons beaucoup de temps à nous en occuper, que nous dépensons sans compter lorsqu’il est en danger parce que, sans lui, il n’y a pas grand-chose de possible, à commencer par notre vie. Mais ce souci n’est bien souvent que la face visible du déni dans lequel nous tenons le corps : nous prenons conscience de son existence lorsqu’il flanche lorsqu’il cesse d’être transparent. Et c’est en ce sens que la phrase “Ecouter les réponses qui viennent de notre corps” a un relent quasi ésotérique, parce qu’elle suggère que nous pensons avec notre corps, et que, régulièrement, il nous donne des signaux sur notre existence, notre vécu et nos choix qu’il est le seul à pouvoir donner à sa manière. Nos intestins comportent des neurones, comme notre cerveau, de même que notre cœur. Ce sont les avancées scientifiques qui le disent et pas je ne sais quel gourou. Il est temps de nous réveiller et de prendre en compte ces données dans notre système éducatif. 

Ce qui a fini par me frapper au fil des années, dans mes fonctions d’enseignante et de directrice d’établissement, mais que je ne voyais pas du tout au début de ma carrière, c’est à quel point le corps est le grand absent du système scolaire.  

“Le corps est le grand absent du système scolaire.”

La caricature la plus proche de ce que nous faisons en réalité de nos enfants montrerait nos élèves neutralisés derrière des tables entre 4 et 18 ans. Jeunes, ils s’ébattent dans les cours de récréation, et de manière cadrée dans les cours de rythmique. Plus âgés, ils galopent moins pendant les pauses, se balancent beaucoup plus sur leurs chaises pendant les cours, et, à raison de deux à trois heures par semaine, dans le meilleur des cas, apprennent le corps en mouvement, en coordination, en collaboration formalisée dans leurs cours d’”éducation physique”, de gymnastique ou de sport, quelle qu’en soit l’appellation. C’est bien. C’est beaucoup mieux que rien. Mais ce n’est pas à cette expérience-là que le corps se limite. Ce n’est pas à cette seule réalité du corps que l’apprentissage et la découverte devrait se faire. 

J’ai le souvenir de visites de cours que j’avais la chance de pouvoir effectuer de manière régulière. J’ai le souvenir plus net encore de l’éblouissement provoqué en moi par certains cours dits de “diction” ou d’”expression orale”, un cours un peu confidentiel, non noté. 

Dans un de mes souvenirs, l’enseignante fait d’abord lever les élèves : loin les tables ! Reléguées au fond de la salle. Exercice d’échauffement expressif et corporel, posture dans laquelle les Européens standard que nous sommes sont toujours un peu empruntés, comme s’il y avait de l’animalité dans le fait d’être au travers du corps. Les élèves, 14 ans tout juste, ont épousé les codes de leur culture, et la gêne associée. Garçons et filles, encore minces et malingres ou déjà empruntés par l’écart marqué avec les codes de la minceur, aimeraient bien trouver un coin où cacher ce corps mal assumé, auquel l’enseignante cherche à faire dire des choses, des choses que le corps n’est jamais invité à dire…  

Eveil soudain, rires, connivences. Ils osent, ils osent, tous ensemble. Ah oui : ils osent soudain, dynamiques, engagés, sérieux, libérés, interprétant, incarnant toute une variété de sentiments. Aucun enseignant, peut-être pas même leurs parents, ne les reconnaîtraient à ce moment-là, tant leur personnalité est devenue pleine et riche. 

CVV : Effectivement, l’enseignement aurait tout à gagner en mobilisant nos différents canaux et en stimulant l’intelligence adaptative. 

A quand des écoles prônant autant le corps et le mouvement que l’esprit et le mental ? 

 

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Le nombril de la discorde

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

On peut se moquer ou s’indigner des tee-shirts de la honte comme de la tenue républicaine de Blanquer. Quoi qu’on fasse, on manifeste que la question de la tenue vestimentaire dans le cadre scolaire est une question sérieuse. La preuve : elle divise. 

L’essentiel du débat repose sur une idée pivot, une idée pourtant mal explicitée, et qui pour cette raison ne peut se révéler que conflictuelle : celle de tenue adéquate. On a entendu des comparaisons invraisemblables pour expliciter cette notion, à savoir qu’on ne se rend pas à la messe en bikini, tenue qui n’est pas en adéquation avec la célébration religieuse. Pas adéquat, c’est-à-dire pas « égal » à son objet (c’est l’étymologie), pas proportionné à son objet, pas adapté à son but (c’est la définition). Si on comprend ce que peut signifier cette adéquation dans l’exemple (mais où le maillot de bain est-il adéquat en dehors de la plage et de la baignade ?) on sait bien, en revanche, que les règles en vigueur pour entrer dans une église italienne (tête, épaules et jambes couvertes) ne valent pas dans une église genevoise. Parce que même si le rapport d’adéquation qui doit exister entre deux entités paraît inscrit dans les choses elles-mêmes, il est en réalité planté dans notre seul regard et dans l’ordre que nous voulons voir régner entre ces entités. En clair, il n’y a pas de tenue adéquate « en soi », en dehors des convenances que, par principe ou par fidélité (par adéquation ?) à nos valeurs, nous voulons voir respecter. 

C’est dire que parler de « tenue adéquate », comme ça, dans le vide, sans énoncer les éléments de l’adéquation, n’a à proprement parler aucun sens. Et s’il arrive, assez souvent, qu’on comprenne tous ce que signifie une “solution adéquate”, un “plan adéquat”, un financement “adéquat” ou quoi que ce soit du genre, c’est parce que l’implicite partagé dans ces situations est suffisant pour qu’on puisse s’entendre. En revanche, lorsqu’une règle repose tout entière sur l’adjectif “adéquat”, on ne peut s’attendre qu’à une kyrielle d’ennuis parce que s’il y a besoin d’une règle, c’est que c’est la notion même d’adéquation qui pose problème et qu’il est illusoire de penser que l’adjectif le résoudra. 

Descartes disait que le bon sens était au monde la chose la mieux partagée. Mais comme cette affirmation figure en préambule des Méditations métaphysiques, petites sœurs du Discours de la Méthode, on en mesure toute l’ironie. Non, le bon sens ne suffit pas pour s’entendre parce que le vrai bon sens est fatalement toujours le sien. Comme la tenue adéquate. 

Si la question de l’adéquation de la tenue en milieu scolaire est une question importante c’est parce que dire ce qu’on peut ou ne peut pas porter, ce qu’on doit ou ce qu’on ne doit pas porter est une autre façon de dire quelle école on veut, quelle est cette école qu’on souhaite voir adéquatement reflétée dans la tenue des élèves. 

L’uniforme ? Pour conforter le sentiment du collectif ? Pour gommer les différences socio-économiques ? Pour couvrir ce nombril qu’on ne saurait voir ? On devra de toute façon nommer la chose : le bas d’un polo est facilement remonté et noué au-dessus de la taille, le bord supérieur d’une jupe aisé à retourner trois fois pour raccourcir sa longueur. Je crois qu’on se trompe si on entend conférer à l’uniforme la solution qui nous dispensera du débat sur la place du corps dans le milieu scolaire. 

On pourrait légiférer comme les curés italiens aussi. Edicter des règles pour cacher tout ce qu’on cache habituellement sur la voie publique et voiler, en plus, le nombril, les épaules, le décolleté plongeant, la raie des fesses, le haut des cuisses. Bannir ce qui colle, ce qui moule, ce qui épouse et dévoile les formes affriolantes, même couvertes. Evidemment l’énonciation explicite des interdits met en vedette ce qu’on souhaite rendre discret. Sans compter que tout ça devient bien compliqué et risque d’allumer l’inventivité farceuse des élèves même pas forcément enclins à la provocation. Et de faire passer les autorités pour des adultes bégueules, voyeurs en plus. 

Un autre axe du débat porte sur la liberté des jeunes filles à se vêtir comme elles le souhaitent. Je passerai sur l’argument proprement ahurissant qui consiste à les rendre responsables d’attiser les appétits sexuels des mâles alentours. La Fontaine en aurait fait une fable, un remake du loup et de l’agneau, le dominant accusant le dominé de lui nuire.  

Je ne suis pas bien sûre que l’autorité scolaire gagne à laisser les écoles décider des règles dans leur coin, ni à imposer manu militari une règle vestimentaire. Ce dont je suis sûre en revanche, c’est qu’on perd beaucoup, en termes de pertinence éducative, à intervenir sur la question d’une tenue inadéquate sans avoir fait de l’adéquation et des raisons pour lesquelles l’institution tient à ce type d’adéquation (et pas à un autre) un discours explicite et dialogué. Si un élève est tenu pour indécent, et déclaré tel aux yeux de tous sans qu’on soit certain que sa tenue visait une provocation explicite, on lui fait violence. On le stigmatise et, qui plus est, sur des choix personnels dont on connaît toute l’importance individualisante à l’adolescence.  

Uniforme ou non, dress code ou pas, ce qui importera, c’est le sens éducatif, porté par les élèves eux-mêmes, que les autorités se donneront la peine de mettre en œuvre. Histoire de profiter pleinement d’une question de société pour faire grandir les élèves sans que l’institution s’égare dans des logiques dignes de Madame la pudeur.  

 

 

 

 

 

 

“Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?” Quand la pandémie questionne le système scolaire : développer les talents.

Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?

Le confinement comme révélateur…

Marie-Claude Sawerschel : Après une carrière de bonheur passée dans l’éducation, j’ai eu envie, par Foliosophy, de laisser une place majeure à la philosophie, pour favoriser le dialogue entre les savoirs, comprendre ce que nous faisons là, imaginer ensemble comment faire mieux, réconcilier le corps et l’esprit, l’espace et la pensée. J’éprouve une vraie joie à partager dans ces billets, avec la lumineuse Chantal Vander Vorst, les deux passions qui auront parcouru mon existence.

Chantal Vander Vorst : Faire bouger le monde est la vision de mon entreprise, au travers de la formation, de l’accompagnement, et des arts martiaux. La mise en mouvement me passionne et le questionnement tout autant. Ces billets commencés lors du confinement avec Marie-Claude sont une source de réflexion et un moment de partage magique, que nous sommes heureuses de diffuser.

 

Marie-Claude Sawerschel : Un autre lièvre que la fermeture des écoles au printemps a levé concerne le rapport intime que chaque élève entretient avec l’école, et permet de se demander en quoi, précisément l’école est bonne pour chacun d’eux. En temps normal, comme tu le disais dans le billet précédent, l’institution a tendance à catégoriser les élèves en bons, moyens, mauvais et à créer des filières “mieux adaptées” à chacun pour que les moyens et les mauvais puissent aussi redevenir les “bons” quelque part, selon un schéma à peu près toujours identique et des enseignements somme toute, et malgré ce qu’on veut bien dire, assez similaires. En bref, où qu’ils soient, les élèves doivent “faire le programme” (ça aussi, c’est tout un programme !), simplement adapté au niveau dans lequel l’école comme système a classé les élèves. En clair, on fait comme si tous les élèves étaient identiques dans leur manière d’aborder le monde et donc dans leur manière d’apprendre, avec cette seule différence que certains sont “meilleurs” que d’autres. Et l’école se dédouane en créant des filières adaptées, en mettant en œuvre des “appuis” et du “soutien” pour “les plus fragiles”, ce qui lui évite de se demander si elle n’a pas en partie fabriqué ces catégories.

 

“Tout ne convient pas à tous. Il ne faut pas juger autrui d’après soi.”

 

L’oiseau de mer

Or, comme le disait, il y a 23 siècles déjà, Tchouang Tseu, un sage taoïste dont il nous reste pas mal d’écrits, « Tout ne convient pas à tous. Il ne faut pas juger autrui d’après soi. » Et de raconter cette histoire de l’oiseau de mer qui s’abattit aux portes d’une capitale. « Le phénomène étant extraordinaire, le gouverneur pensa que c’était peut-être un être transcendant, qui visitait sa principauté. Il alla donc en personne quérir l’oiseau, et le porta au temple de ses ancêtres, où il lui donna une fête. On lui offrit le grand sacrifice, un bœuf, un bouc et un porc. Cependant l’oiseau, les yeux hagards et l’air navré, ne toucha pas au hachis, ne goûta pas au vin. Au bout de trois jours, il mourut de faim et de soif. (…) C’est que le gouverneur, jugeant des goûts de l’oiseau d’après les siens propres, l’avait traité comme il se traitait lui-même, et non comme on traite un oiseau. À l’oiseau de mer, il faut de l’espace, des forêts et des plaines, des fleuves et des lacs, des poissons pour sa nourriture, la liberté de voler à sa manière et de percher où il lui plaît. (…) La nature des êtres étant diverse, leurs goûts ne sont pas les mêmes. Même entre hommes, il y a des différences, ce qui plaît aux uns ne plaisant pas aux autres. »

Cette parabole vise à rendre sensibles les différences profondes entre les êtres, fussent-ils de même espèce. Un signe de ces différences dans le sujet qui nous occupe est la manière dont les enfants et les jeunes ont vécu la suspension des cours en salle de classe avec tout ce qui va avec, comme le couperet régulier de l’évaluation. Certains se languissent de retrouver le challenge des notes ou la régularité tranquille des fiches à trous qu’on remplit. D’autres ont enfin respiré, libérés du stress que provoque le fait de devoir étudier, assis derrière un pupitre, au même rythme que tous les copains, des disciplines le plus souvent bien fermées les unes aux autres. Qu’est-ce que les neuro-sciences ont à nous dire sur ces différences psychologiques qui révèlent sans aucun doute des modes cognitifs différents ?

 

« Révéler et nourrir les motivations primaires ou bio-types permet d’agir dans le plaisir, d’être moins stressé et plus résilient par la réserve d’énergie positive qu’ils apportent. »

 

Chantal Vander Vorst : Cela nous amène à aborder le thème passionnant de la motivation. Dans son sens premier, le mot “motivation” invite à une mise en mouvement, un élan spontané et naturel.

Qu’est-ce qui nous pousse à agir ? Les travaux de l’Institut de Médecine Environnementale à Paris offrent une vision intéressante à ce sujet, par la distinction faite entre la motivation primaire et la motivation secondaire. De quoi s’agit-il ?

Les bio-types

La motivation primaire, ou dynamique primaire, ou bio-type, se développerait dans les premiers mois de vie, permettant de procurer une énergie vitale au nouveau-né. Elle se développerait à partir de nos stratégies de survie instinctive par un mécanisme épigénétique. Cette science étudie les modifications transmissibles et réversibles de l’expression des gènes ne s’accompagnant pas de changements de la séquence de base de l’ADN. Selon J. De Rosnay (“La symphonie du vivant”), les 5 facteurs ayant une influence sur l’expression ou la non-expression de certains gènes sont :

La gestion du stress

Le plaisir dans la vie

La nutrition équilibrée

Des relations épanouissantes

Le mouvement par la marche
ou le sport

Révéler et nourrir les motivations primaires ou bio-types permet d’agir dans le plaisir, d’être moins stressé et plus résilient par la réserve d’énergie positive qu’ils apportent. Tenir compte des bio-types dans l’acte relationnel permet également des relations plus harmonieuses.

Ce thème me semble donc capital d’un point de vue tant épigénétique, que de l’épanouissement et de la réussite.

Huit dynamiques primaires ou bio-types ont ainsi été identifiés, tous sources de motivation extrêmement profonde. Le ressenti, lorsque ces sources sont activées et nourries : plaisir, proactivité, énergie, joie, un élan spontané et naturel, le désir d’avancer. Il semblerait que nous ayons toutes et tous de un à trois bio-types prépondérants, et donc, nous avons toutes et tous un potentiel de motivation gigantesque.

Les huit bio-types identifiés sont les suivants :

 

Se ressourcer, Se motiver

« Il faut, je dois »

Une seconde source de motivation, dans le sens “mise en mouvement” se développe ensuite par l’éducation, les expériences de vie, l’image sociale, les normes et forment les motivations dites secondaires. Elles nous servent à nous adapter socialement et nous pouvons les reconnaître aisément par un langage intérieur : « Il faut, je dois ». Il s’agit progressivement de tendances conditionnées, dont nous ne sommes plus toujours conscients. Ces motivations secondaires peuvent donc étouffer, voire entrer en conflit avec les motivations primaires.

MCS : Cette hypothèse de deux types de motivation est très intéressante. Les enseignants, dont j’ai été pendant plusieurs décennies, butent sur ce facteur d’une manière permanente. Comprendre de quoi la motivation est faite, quelle est sa composition, en repérer l’absence, en trouver la cause, fait l’objet de discussions constantes dans les salles des maîtres et lors des conseils d’école. « Il a perdu sa motivation », dit-on d’un élève morose au fond de la classe dont les résultats piquent du nez. « Il faut que je me remotive » dit l’élève l’œil éteint sans trop y croire lui-même et sans savoir comment s’y prendre. La notion de “motivation” est souvent, pour nous enseignants, comme une boîte noire dont on connaît l’existence, dont on parle abondamment lors d’un “crash scolaire”, sans savoir comment l’ouvrir. On devine, par ton modèle explicatif, que le manque de motivation d’un élève n’est pas d’abord à attribuer à un défaut intrinsèque dont il est porteur (“le paresseux”), ni nécessairement aux difficultés de son environnement (« il vit seul avec sa mère »), mais qu’il tient aussi au conflit latent qui se joue entre les deux types de motivation. Est-ce qu’un élève “perd sa motivation” lorsque sa motivation primaire, par laquelle s’exercent ses talents et se construit son identité particulière, n’est pas suffisamment nourrie ?

CVV : L’élève ne perd pas sa motivation intrinsèque, ses bio-types : ils seront bien présents à l’intérieur de lui. Ils sont probablement enfouis et pas assez nourris ou stimulés. Les motivations secondaires prendront dans ce cas de plus en plus de place, jusqu’à ce que l’élève se perde parfois.

L’explication vient de plusieurs facteurs :

Les motivations primaires ou bio-types font “moins de bruit” à l’intérieur de nous que les motivations secondaires. Ils sont moins conscients, plus discrets que les normes, le conformisme et les conditionnements sociaux.

Le système scolaire renforce en grande partie les motivations secondaires, par un système de notation, par un certain conformisme dans les styles d’apprentissages. Ce qui s’explique aisément car nous avons toutes et tous des tendances conditionnées, et, rappelons-le, le Mode Mental Automatique prend beaucoup de place dans notre être.

Le refoulement de la notion de plaisir, ou peut-être une construction de nos systèmes encore trop basée sur la notion de devoir.

Lorsque l’on analyse le système scolaire dans sa globalité, il me semble qu’il a été créé par des personnes ayant principalement les bio-types suivants :

□ Novateur : l’importance de la compréhension, de la logique

□ Gestionnaire : l’importance de la structure, de l’organisation

□ Compétiteur : l’importance du défi, du fait de se surpasser

Cela donne lieu a un système scolaire prônant la réflexion, l’intellectuel, la compréhension, la structure (prise de notes, raisonnement structuré), et le fait de donner le meilleur de soi-même, de se dépasser, voire d’exceller.

Qu’en est-il dans ce cas des enfants ayant par exemple des bio-types tels que : philosophe et animateur ? Pour le philosophe, il s’agit donc d’un enfant qui aime vivre à son rythme, regarder la nature par la fenêtre, et pour le côté animateur : bouger, rire, s’amuser, faire des blagues ? Le côté philosophe pourra être jugé : “paresseux”, et le côté “animateur”, sera régulièrement jugé : “hyperactif”.

Un bahut pour chacun

MCS : J’ai dans mes connaissances proches, le cas d’une jeune femme qui a été scolarisée, jusque vers l’âge de 12 ans, dans un établissement de l’école Steiner, laquelle fait des miracles pour les élèves de profils “philosophe”, “animateur”, “solidaire” et “participatif”. C’était bien sûr pour favoriser au mieux le développement complet de ses talents et ne pas brimer sa personnalité que ses parents l’avaient scolarisée dans une école de ce type. Personne n’avait compris que, en réalité, elle s’y ennuyait comme un rat mort et qu’elle a commencé à revivre lorsqu’elle a été scolarisée à l’école publique pour renouer avec les filières de sélection qui commencent à la pré-adolescence. « J’hallucinais le jour où je suis arrivée à l’école publique », me racontait-elle des années plus tard, l’œil encore tout vif de bonheur à ce souvenir. « Dès le premier matin, on a eu un test chronométré avec une note à la fin : le rêve ! ». Manifestement elle était, ce qui s’est largement révélé par la suite, une personne de type novateur et compétiteur (et probablement gestionnaire aussi !) pour reprendre ta terminologie.

« Il s’agit alors parfois de faire de véritables fouilles archéologiques pour retrouver les sources d’énergie. »

Entrer dans la compréhension des personnes par les motivations primaires ou bio-types pourrait nous permettre de cesser d’opposer les écoles de pédagogies différentes comme des lieux où s’opposent des vérités sur l’éducation qui ont à se combattre. Elles sont en réalité des lieux éducatifs pensés par certains types de profils pour les élèves de certains profils, sans qu’on s’en soit vraiment avisé.

Depuis que nous avons commencé à publier ces billets, je rencontre de plus en plus de personnes, la plupart ayant fort bien “réussi dans la vie”, pour employer l’expression consacrée, me raconter combien leurs années d’école ont été cauchemardesques. “J’ai 200 ans”, me dit cet ingénieur, supérieurement intelligent et vif d’esprit. “J’ai 200 ans parce que j’ai passé ma scolarité à essayer de deviner combien de minutes avaient passé depuis la dernière fois où j’avais regardé ma montre”. “J’étais le cancre, me dit cet autre coach influent, éjecté des meilleures filières que j’ai rejointes, plus tard, quand j’ai découvert mes talents de communicateur”. La corrélation entre les résultats scolaires et la réussite professionnelle par la suite n’est pas aussi forte qu’on pourrait le croire. Je me suis laissé dire, mais il faudrait vérifier l’information, qu’il n’y a aucune corrélation entre les bons résultats des étudiants de l’EPFL et ce que certains deviennent ensuite, comme innovateurs reconnus : ces derniers ne faisaient pas partie des meilleurs étudiants qui, eux, viennent, renouveler le corps professoral. Les cas que je cite sont des histoires qui ont bien fini. Mais pour quelques-unes de cet acabit, combien d’adultes abîmés à jamais dans l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes ?

« L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité
humaine (…) »

CVV : L’impact de la suprématie des motivations secondaires est le suivant. A l’âge adulte, la notion de “devoir”, deviendra dans ce cas plus grande que celles de motivation, d’envie, de désir et de plaisir. Il arrive donc que les motivations primaires soient refoulées, ou non-exprimées, ou non nourries. Le vécu dans ce cas est du stress, une perte de sens, un manque d’énergie et de vitalité, du cynisme. Et à l’extrême, c’est ce que l’on appelle une “dépression molle”. La dépression molle se marque par un manque d’énergie, une non-envie, un manque de désir, un manque d’élan. Tout semble “bofffff”. De l’ennui dans la vie. La personne fonctionnera, se lèvera le matin, et errera à la recherche de quelque chose de non-conscient, ignorant qu’elle regorge de ressources, de motivation profonde, et que celle-ci est bien présente, mais enfouie et non-nourrie. Il s’agit alors parfois de faire de véritables fouilles archéologiques pour retrouver les sources d’énergie. Les conséquences à l’âge adulte peuvent être extrêmement importantes : stress, sensation de manque de repères, manque de sens, fatigue, sensation de ne pas savoir par où aller, de ne pas se connaître.

MCS : Nous le disions tout à l’heure à propos des écoles animées, apparemment, par des visions pédagogiques différentes. En réalité, elles sont complémentaires en ce sens que certaines sont plus adaptées que d’autres à certains profils d’élèves. Il est bon que cette complémentarité existe, mais c’est largement insuffisant. Le progrès mériterait de se faire au niveau de l’école publique qui, par définition, accueille tous les élèves, sans discrimination, se plaît-on à ajouter de nos jours, parce que l’école se doit d’être inclusive. La première partie de l’alinéa 2 de l’article 26 de la déclaration des droits de l’homme dit en substance :

« L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine (…) »

Fort bien. On se plairait à imaginer que cet appétit pour l’inclusion aille jusqu’au cœur de ce qui fait la reconnaissance des motivations primaires des élèves, qui constituent le socle de leur personnalité vraie. Dans cette perspective, rendre les enseignants et les parents attentifs à ces dimensions de la personne que sont les bio-types et leurs énergies, ou plus simplement quelle est la personnalité des élèves, serait un minimum.

Mise en pratique

CVV : La connaissance et la prise en compte des bio-types est incontestablement un plus dans l’apprentissage. Bien entendu, ce n’est pas toujours facile, car nous avons nos propres bio-types, et nos propres intolérances par rapport à d’autres dynamiques.

Un exercice que je propose régulièrement en formation, pour se familiariser est le suivant :

« Expliquer de façon motivante les mathématiques selon les 8 bio-types ».

 

L’énergie des bio-types

Ce n’est pas si facile : l’exercice nécessite de sortir de nos propres tendances conditionnées, et l’activation du Mode Mental Adaptatif permettant le recul et l’ouverture.

Nous proposons aux lecteurs de ce billet de faire cet exercice, et de nous envoyer leurs propositions. C’est un très bon moyen de se familiariser avec la notion de bio-type !

Il s’agit d’un chemin de développement personnel et de prise de conscience pour les enseignants, les parents et les enfants, pour que l’alchimie de la motivation profonde puisse s’exprimer.

Chaque bio-type a donc un énorme potentiel : un potentiel d’apprentissage et un potentiel de transmission. Par exemple : l’enfant ayant un bio-type “participatif” aura énormément de satisfaction à apprendre aux autres enfants le plaisir du lien, de l’échange, de la rencontre, de l’affection. Un enfant ayant un bio-type “animateur”, pourra apprendre aux autres enfants le plaisir de la créativité, de l’humour, du décalage, … Il s’agit de considérer notre nature biologique telle qu’elle est, la cueillir, la révéler, et la nourrir tout simplement. Et tous les bio-types pourront apprendre toute matière, le tout étant d’entrer par le bon canal.

MCS : Tu ouvres là, par le potentiel d’apprentissage et le potentiel de transmission, un nouveau champ passionnant, tant il est vrai que nous ne comprenons bien que ce que nous transmettons. J’espère que nous y reviendrons plus tard. En attendant, j’aimerais revenir sur cette opposition entre joie et devoir.

Malgré des progrès indéniables dans la prise en compte de la psychologie des élèves, la pédagogie est encore largement marquée par le sceau du “devoir”. Un élève est quelqu’un qu’on élève, précisément, qu’on prend d’un état pour le conduire vers un état supérieur et on conçoit qu’il puisse y avoir une part de forçage, de contrainte, d’obligation dans cette affaire. A l’école obligatoire, « on n’est pas là pour s’amuser » entend-on souvent. Mais il me semble qu’il y a une drôle de méprise entre une situation de divertissement sans ambition et ce que quelqu’un comme Spinoza appelle la joie. Dans l’Ethique, il nous est donné à comprendre que tous les êtres, et pas seulement les élèves ni les humains, sont ainsi faits qu’ils visent à “persévérer dans leur être”, qu’ils visent à “augmenter leur puissance d’agir”. Il en va ainsi d’une forêt qui pousse, d’un chevreau qui fait l’effort de se tenir sur ses pattes, d’un humain qui “veut devenir ce qu’il est”, pour reprendre une expression un peu new age. Lorsque cette puissance d’agir est favorisée, l’être connaît la joie. Lorsqu’elle est diminuée, en revanche, il fait l’expérience de la tristesse. Dans la joie spinoziste, il ne s’agit pas d’être béat en permanence, mais de sentir qu’on progresse dans la nature de ce qu’on est. Dans leur dimension symbolique, les cérémonies de fin d’études viennent sacraliser le fait que les élèves ont persévéré dans ce qu’ils sont et, comme tous ceux qui l’ont vécu le savent, le sentiment collectif lors des remises de diplômes est de l’ordre d’une joie profonde qui est due, pour les élèves, à ce qu’ils ont accédé à cet état souhaité et, pour ceux qui les encadrent, enseignants ou directeurs, qu’ils ont rendu cet état possible, persévérant ainsi eux aussi dans l’être de ce qu’ils ont choisi de devenir. Le développement de la motivation primaire me paraît être une traduction du conatus spinoziste, comme il nomme cet “effort pour persévérer dans son être”. Et cet effort n’a rien de pénible ni de contraignant qui brimerait quoi que ce soit qui conduise à la joie. Tout au contraire.

« Ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition. Eux savent déjà ce que vous voulez devenir. Tout le reste est secondaire. »

A l’inverse, il y a des situations que l’école ne sacralise pas, comme celles des élèves laissés pour compte dans l’intégralité de leur cursus, celles des élèves qui garderont de leur parcours scolaire un sentiment de tristesse ineffable parce qu’ils n’ont pas persévéré dans leur être, parce qu’ils ont été empêchés dans leur puissance d’agir.

CVV : Oui, ce sont des élèves qui auront essayé de se sur-adapter pour être intégrés et ne pas risquer une exclusion sociale. Ce mécanisme de sur-adaptation est fréquent, jusqu’à étouffer les bio-types.

J’aime beaucoup la phrase de Steve Jobs : « Ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition. Eux savent déjà ce que vous voulez devenir. Tout le reste est secondaire ».

La reconnaissance des bio-types n’est pas si compliquée, elle peut s’apprendre. En voici quelques ingrédients :

La reconnaissance physique, l’identification des signes comportementaux : lorsqu’une personne parle d’activités nourrissant l’un ou l’autre de ses bio-types, cela se voit : le regard pétille, son visage est ouvert, joyeux, lumineux, rayonnant. Son corps incarne aussi tout entier cette énergie par la détente, l’enthousiasme, le désir ;

L’observation des activités favorites et spontanées : la nature humaine est bien faite, et il suffit d’observer. Chez les enfants, les bio-types ne sont pas encore “envahis” par les personnalités secondaires (conditionnements, conformismes sociaux, …). Leurs bio-types s’expriment donc naturellement ;

Le questionnement ouvrant permet de révéler les bio-types, de les laisser s’exprimer. Ce questionnement peut revêtir les formes suivantes :

  •  Qu’aimes-tu faire par plaisir, quel que soit le résultat ?
  • Qu’est ce qui comptes vraiment pour toi ?
  • Qu’est-ce que tu aimes vraiment ?
  • Que te dit ton intuition ?
  • Des vacances, un hobby, un travail, une vie de rêve, pour toi c’est quoi ?

« Si un haut fonctionnaire de l’OCDE se met à parler comme un philosophe taoïste, toutes les raisons d’espérer sont permises ! »

MCS : Je crois qu’il y a des raisons d’avoir de l’espoir que nous puissions évoluer dans la reconnaissance des différences cognitives entre les bio-types. Dans une interview publiée le 28 mai 2020, un quotidien suisse romand, Heidi.News, donnait la parole à Andreas Schleicher, directeur de l’éducation et des compétences à l’OCDE. Ce dernier, au détour du bilan qu’il effectuait sur la réactivité des systèmes éducatifs pendant la crise du coronavirus, pointant le retard de la Suisse dans l’enseignement du numérique, en profitait pour montrer que la marge de progression dépassait largement la question informatique. Je cite ses propos :

En matière d’enseignement, une même approche pour tous ne convient pas. Des élèves différents apprennent différemment. C’était déjà le cas en classe et l’école à distance l’a montré de manière encore plus flagrante. J’espère que cette crise sera l’occasion d’adopter une vision de l’enseignement plus personnalisée et de mettre en place de nouvelles méthodes pour mieux soutenir les élèves. Dans ce processus, la technologie et les possibilités qu’elle offre devraient jouer un rôle central.

J’espère également que la crise permettra de sortir de la logique de marchandisation dans laquelle de nombreux pays, dont la Suisse, se sont enfermés. Au cours des 15 dernières années, les élèves sont devenus des consommateurs, les parents, des clients et le système scolaire, un fournisseur. Il y a désormais beaucoup de distance entre l’école et la société. Nous devons impérativement améliorer ces interactions. »

Si un haut fonctionnaire de l’OCDE se met à parler comme un philosophe taoïste, toutes les raisons d’espérer sont permises !

CVV : Oui, tout est dit !

 

 

Foliosophy

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Detox&Grow!

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Aristote, gardien de but

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

“Le football est un jeu simple : 22 hommes courent après un ballon pendant 90 minutes et, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent.”

Gary Lineker, avant-centre anglais, à la fin du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 que la Deutsche Fußballnationalmannschaft a remportée aux tirs au but. 

Si on veut soutenir l’idée que la philosophie est capable de parler de tout, elle doit par moments savoir passer un examen, un test de contrôle en quelque sorte, pour éprouver la solidité des concepts comme on teste la résistance des matériaux. Dans ce cas, autant être sérieux et choisir un sujet qu’on imagine aux antipodes, un sujet qui semble n’avoir aucune intersection avec elle.  

Par exemple : le football. 

Comme beaucoup de téléspectateurs, je grossis un peu artificiellement les rangs des inconditionnels tous les quatre ans, lorsque les championnats du monde convertissent ce sport en drame planétaire. Les enjeux d’un ballon tiré dans les filets ou dévié par le poteau sont alors tels qu’ils enflamment les rues, la presse, les réseaux comme aucun autre sport n’est capable de le faire. Ce serait de la mauvaise foi, alors, de persister à prétendre que le football consiste à courir après un ballon (activité peu glorieuse), et son spectacle à regarder ceux qui lui courent après (no comment).  

Aristote, gardien de but  

Ce qui domine dans les périodes où les championnats de football balaient tous les sujets d’actualité, c’est la dimension dramatique de ce sport, ultra emblématique parmi tous ceux où les joueurs s’affrontent directement. 

Emprunté au grec “drama” – une action chargée de conséquences – le drame a été largement théorisé 350 ans avant J.-C. par Aristote, dans sa Poétique. Philosophe grec de l’Antiquité, Aristote est à ranger dans le top 5 des penseurs fondateurs de notre monde occidental, tant son œuvre a permis de planter les bases d’à peu près toutes les sciences connues. Aristote Madiani, ex-attaquant du RC de Lens et Aristote Nkaka, milieu défensif de Santander, comme des milliers d’autres, doivent leur prénom à cet homonyme célébrissime, qui a tout pensé et mis pas mal de clarté dans nos méthodes. 

La notion de drame est parfaitement adaptée au football qui est avant toute chose un spectacle, avec ses règles (les lois du football, au nombre de 17 comme chacun ne le sait pas), ses acteurs, sa dramaturgie. Evidemment – sauf en cas de match truqué – les joueurs ne sont pas des acteurs au sens où il y aurait un script ou un scénario préalables. Un match s’assimile davantage à une impro où les joueurs doivent faire preuve d’imagination et d’inventivité à partir des aléas du jeu et des schémas tactiques (théoriquement au nombre de 4, en gros) décidés par l’entraîneur. Et cette simple conjugaison entre les contraintes (les lois, les rôles de chacun -arrière, avant-centre, etc.) et l’imprévu qui préside à la réalisation suffit à faire du football un spectacle tragique, d’autant plus puissant qu’il est vécu plutôt que joué. Du tragique pas pour semblant. 

Le tragique est à peu près partout dans un match où les joueurs s’engagent franchement, où ils assurent un tempo qui tient les spectateurs en haleine, quand ils assurent un jeu qui livre des moments de pure maîtrise technique et de brusques réussites qui viennent consacrer des actions inventives ou courageuses. Tragique parce qu’il y a de belles victoires autour de passes réussies qui signent, en même temps, un désastre pour l’équipe adverse. 

Peur, pitié et catharsis 

Gary Lineker, talentueux avant-centre anglais, à qui on doit la citation d’introduction du présent article, résume d’un flegme teinté d’un humour tout britannique la douloureuse conclusion du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 contre la Deutschefussballnationalmannschaft. L’Allemagne ouvre le score à la 60e minute. Gary Lineker arrache l’égalité à la 80e. Le match, qui se termine sur 1-1 et participe en l’occurrence de la logique des éliminations, entame alors l’étape des tirs au but, procédé brutal où le tireur, seul face au gardien de l’équipe adverse, a une chance, une seule, de rassembler au bout de sa Nike Mercurial ou de son Adidas Predator – des noms tout empreints d’héroïsme antique qui annoncent le programme – la quintessence d’heures interminables d’entraînement pour maîtriser le ballon et feinter le gardien. La solitude du gardien de but avant le penalty n’a d’égal, me semble-t-il, que celle du tireur sur lequel tous les yeux sont rivés et que personne ne peut aider. Les tirs des équipes s’enchaînent, fructueux au premier tour d’alternance, ainsi qu’au second, puis au troisième. Chaque fois que les Anglais marquent, leurs supporters triomphent et l’anxiété des supporters allemands montent d’un cran, crainte brusquement, vocalement déchargée lorsque leur équipe égalise. C’est à Stuart Pearce de tirer le ballon anglais du 4e tour, talentueusement (pour les supporters allemands), catastrophiquement (pour les supporters anglais) arrêté par Bodo Illgner, gardien de la Mannschaft qui signe ainsi la victoire. La succession, rapide, des émotions, contrastées et intenses, n’a pas d’égal dans nos existences, mais nous reconnaissons chacun de ces sentiments, dans la tête et les tripes, pour les vivre dans nos vies, comme une gamme en-dessous. C’est ce qu’entend Aristote, grand théoricien de la catharsis, la purgation de l’âme par le vécu des émotions fortes, lorsqu’il dit : 

La tragédie est la représentation d’une action grave et sérieuse, complète et d’une certaine étendue (…) qui, au moyen de la pitié et de la peur effectue la purgation des vécus émotionnels de cette nature(Poétique, 1449b/2767) 

Tous les amoureux de séries policières, de thrillers et d’autres intrigues connaissent cette succession d’inquiétude (de terreur) et de soulagement (de triomphe). Mais là où la série télévisée, comme la tragédie antique, vise à imiter les actions pour susciter les émotions, le football crée les conditions d’émotions véritables, d’émotions véritablement tragiques. Sont refusés aux grands comme aux petits matches la tranquille certitude que les héros, à la fin, s’en tireront. Cette incertitude est l’essence même du jeu.  

La composition d’une tragédie et les ingrédients d’un bon match 

1. L’agencement des faits ou toute une vie en deux mi-temps 

Bien des matchs tirent une part de l’intérêt qu’on leur porte au fait que des stars figurent dans la liste des joueurs. Mais ce qui surpasse cet intérêt, me semble-t-il, est ce que la composition de l’équipe promet en termes d’action :

“car la tragédie est représentation non pas de personnes, mais d’une action, c’est-à-dire d’une vie (…)” (Poétique, 1449b/2768) 

Comment le jeu se construit, comment les joueurs collaborent, comment ils anticipent, comment ils donnent soudain de la valeur à un espace vide (ou s’en créent un) là où une action décisive va se nouer, comment la chance vient récompenser les efforts ou l’ingéniosité d’une équipe ou comment elle vient au contraire, cruellement, la terrasser, constituent autant d’exemples d’agencement des faits, pour parler comme Aristote.  

Puisque le football est un sport d’équipe, ce qui est le plus remarquable à observer, c’est évidemment ce qui se passe à ce niveau, au niveau de l’équipe où les intelligences, non pas collectives, mais mises en contact, sont bien plus que la somme de chacune en ce qu’elles permettent de faire émerger un jeu, de rendre possible l’invraisemblable, le but incroyable mais néanmoins totalement explicable après coup. Il faut voir là la raison pour laquelle on adore se passer les ralentis en boucle, pour mieux goûter, encore et encore, les moments où l’inouï prend naissance. Le travail de l’équipe, la cohérence de son jeu et la cohésion de ses joueurs constituent en effet les fondements fascinants de ce qu’est un bon jeu : même sans en connaître le mot, nous avons tous conscience de ce phénomène de la propriété dite émergente d’un système qui fait que les propriétés de chacun des éléments pris isolément ne parviennent pas à expliquer comment le composé de ces éléments peut avoir l’activité qu’on lui connaît. En clair et pour prendre un exemple illustratif, l’hydrogène, qui compose l’essentiel du soleil, est un élément hautement inflammable et l’oxygène est également connu pour avoir la propriété d’alimenter un incendie. Mais les deux éléments combinés sous un certain rapport, miraculeusement, éteignent le feu. L’eau (H2O) a donc une propriété émergente que ni l’hydrogène ni l’oxygène ne possèdent en propre. C’est ce qui fascine et qui est si visible dans ce sport collectif qu’est le foot, dans un match où les joueurs sont vraiment engagés, propulsés par la gagne, ce fait qu’un but n’aurait jamais pu être marqué par aucun des joueurs, pas même les stars, si la composition des passes, rusées et patientes, n’avaient pas concouru collectivement à cet événement qui marque comme un changement de nature : le filet qui, impitoyablement et triomphalement se gonfle comme un animal rugissant. 

2. La durée : les tragédies doivent se battre contre la clepsydre 

Le seul agencement des faits manquerait toutefois son but si la durée d’un match n’était pas connue d’avance. Les tragédies doivent se battre contre la clepsydre(Poétique, 1450b/2770), dit joliment Aristote, ce qu’on traduirait aujourd’hui par “le match se joue contre la montre”. La limite de temps augmente le défi, accroît les enjeux, sublime les victoires. La limite adéquate de la durée d’une tragédie est celle qui permet le renversement de fortune, le passage du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur, à travers une série d’événements qui se succèdent selon la vraisemblance ou la nécessité” (Poétique, 1450b/2770). “Combien de temps avant la fin de la mi-temps ? Non, ils ne vont pas y arriver” ou “si, si, un miracle est encore possible, une explosion de bonheur, un but dans les 15 dernières secondes, ça s’est vu… 

3. Le retournement de situations ou comment l’émotion est d’autant plus forte qu’elle se produit contre notre attente   

“(…) la représentation n’a pas seulement pour sujet une action complète ; elle doit aussi être celle d’événements qui suscitent peur et pitié, ce qui a lieu d’autant plus fortement quand ils se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres.”(Poétique, 1551b/2772) 

Qui niera qu’un match dont le score évolue selon la progression : 1-2 ; 3-2 ; pour finir par un 3-4, génère, en l’espace de 90 minutes, le maximum d’alternances d’émotions contrastées, de retournement de situations entre le bonheur qui se dessine et le malheur qui menace ?  

Les retournements spectaculaires sont mémorisés sur internet comme les hauts faits d’une épopée antique. Celui de la victoire de la France contre l’Angleterre, pendant l’EURO 2004 à Lisbonne en est un croustillant exemple. Menée par 1-0 jusqu’à la 89e minute, Zidane égalise sur un coup franc époustouflant, puis offre le match, comme on dit dans le jargon, sur un penalty transformé en but par le même héros. Commentaire de l’UEFA, sur sa vidéo des hauts faits postée sur YouTube :  

“Watch the action from a dramatic group stage encounter in Lisbon as two goals in added time by Zinédine Zidane earned France an unlikely win.”

Nul doute qu’il y ait une poétique du football. Elle relève, pendant le jeu d’abord, du drame et de la tragédie. Dans le souvenir qu’on en garde ensuite et surtout dans le récit qu’on en fait, cette poétique du football observe les règles de l’épopée, du récit des actions marquantes des héros. J’ignore si les étudiants de littérature ou de philosophie assistent régulièrement à des matches de football pendant leurs études et en lien avec elles.  J’ai pour ma part longtemps ignoré qu’Aristote, footballeur intégral, entraîneur et tacticien sans le savoir et surtout avant l’heure, nous offrait une illustration complète et vivante de ses thèses tous les week-ends de championnats.   

Peut-être les œuvres complètes d’Aristote deviendront-elles la lecture de chevet d’un nouveau lectorat. J’invite à prévoir d’entrée de jeu un solide temps additionnel pour traverser les 2923 pages de son œuvre qui sont parvenues jusqu’à nous… 

 

Source : Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion 2014 

 

 

 

 

“L’hôtellerie suisse fait tout pour qu’on la fuie”  

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

 

On s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain » 

Marguerite Yourcenar citée par Henri Joly 

 

Une amie revient d’un très joli voyage à travers la Suisse, le COVID offrant aux Helvètes que nous sommes l’occasion de redécouvrir le pays comme les voyageurs anglais du XVIIe. Elle embouche son récit aussi sec – elle qui est une dure à cuire, tout juste le contraire d’une mollassonne qui ferait des chichis pour rien – par ce constat sans appel :

« Si l’hôtellerie suisse a des problèmes, faudra pas qu’elle vienne se plaindre. Elle fait vraiment tout pour qu’on la fuie ». 

Je m’en voudrais de cautionner une telle généralisation, ne serait-ce que pour éviter de me créer des ennemis groupés, d’autant plus efficaces qu’ils auraient une cible commune. Je connais, comme tout le monde, quantité de restaurants et d’hôtels dans lesquels on est bien accueillis, très bien accueillis, même. Pas plus tard qu’il y a quelques jours, l’accueil parfait d’un petit restaurant carougeois sans aucune prétention m’a fait vivre l’exact inverse de ce que dénonce cette amie déçue. Que les patrons et les patronnes, les directeurs et directrices d’hôtel, dont le souci premier est le bien-être du client, que les cuisiniers qui soignent aux petits oignons des plats dont on se pourlèche, que les serveurs et les serveurs qui courent sans relâche couvant d’un œil circulaire tous les clients qui leur sont confiés me pardonnent et ne prennent pas pour eux les lignes qui vont suivre. Mais, comme pour tout, c’est l’écart entre l’excellence et la nullité qui est le plus éclairant, le plus instructif en matière, en l’occurrence, de ce qu’est un accueil de qualité et pourquoi il importe. 

“C’est l’écart entre l’excellence et la nullité qui est le plus éclairant, le plus instructif en matière de ce qu’est un accueil de qualité et pourquoi il importe. “

Les utilisateurs des sites internet d’appréciation, à l’instar de Tripadvisor, savent rendre compte avec une grande précision des indicateurs qui permettent d’expliquer qu’ils ont, ou non, été satisfaits. Le moment de l’accueil, de l’arrivée au restaurant, est crucial : quelqu’un vous attend-il ? De quelle manière ? Est-ce que ça paraît naturel ou est-ce qu’on commence par vous demander d’attendre là, derrière un panneau d’avertissement qui vous interdit d’aller plus loin sans qu’on vienne vous chercher, convive non pas désiré mais toléré et placé dans une antichambre, comme un quémandeur qui doit comprendre qu’on lui fait une faveur ? 

L’accueil importe parce qu’il est ce qui favorise la rencontre. L’entrée au restaurant n’est pas une simple variante de l’achat d’un plat à l’emporter. On entre dans un restaurant pour se nourrir, certes, dans un hôtel pour y dormir, naturellement, mais pour vivre un moment particulier aussi, pour être quelqu’un d’autre dans un lieu et une ambiance donnés, pour goûter des plats qui font que je suis ce que je suis dans un contexte et un temps spécifiques. C’est dire l’importance de l’accueil qui plante le cadre de ce vécu. Fait-on preuve d’hospitalité alors, en vous présentant la carte, en vous proposant une boisson, en vous apportant illico une carafe d’eau, comme au voyageur auquel on ouvre les bras ou vous abandonne-t-on à votre sort pendant vingt minutes, comme si vous étiez entré par hasard ou par désœuvrement ? Pourquoi doit-on si souvent héler le serveur pour que commence le processus du repas (consultation de la carte, commande, etc.) ? 

Le tempo du service a également son importance : on ne veut attendre ni trop, ni trop peu. Il y a un rythme selon lequel les plats doivent être présentés, le temps de jouir du commencement de satiété du plat précédent, mais pas d’avoir commencé à le digérer, le temps d’échanger avec son convive, mais pas de voir la conversation languir parce que la conscience du plat attendu commence à calculer le temps d’attente, excessif. Il y a un temps aussi pour rester devant son assiette vide qu’on ne doit pas vous retirer dès la dernière bouchée avalée (l’assiette n’est pas une gamelle), mais qu’on ne peut non plus vous laisser sous le nez le temps que vous en voyiez les reliefs sécher et se racornir (l’assiette n’est pas une poubelle). Le serveur qui vient vous libérer de votre plat vide depuis plus de trois quarts d’heure en vous demandant si « tout s’est bien passé » cherche des claques, hypothèque le pourboire espéré. Accueillir, c’est aussi « cueillir ». Il faut savoir le faire au bon moment.  

“Le serveur qui vient vous libérer de votre plat vide depuis plus de trois quarts d’heure en vous demandant si « tout s’est bien passé » cherche des claques, hypothèque le pourboire espéré.“

Je passe sur le cadre qui tient pour beaucoup dans le choix du lieu, ainsi que sur celui de la cuisine puisqu’il y a de l’excellence aussi bien dans le raffiné que dans le rustique. Crucial clairement, à cet égard, comme tant d’internautes le rappellent : le rapport qualité-prix, puisque l’accueil dans un restaurant ou dans un hôtel est une hospitalité monnayée. L’accueil n’est pas strictement de l’hospitalité, au sens où cette dernière désigne aussi bien (1) l’action de recevoir et d’héberger quelqu’un chez soi, par charité, par générosité, par amitié, que (2) la bienveillance, la cordialité dans la manière d’accueillir et de traiter ses hôtes ou encore (3) l’asile accordé par un pays à quelqu’un, à un groupe. Mais on aurait tort de les dissocier totalement sous prétexte que l’hospitalité, à ses origines, repose sur le don et la gratuité. Ce qui est commun dans les deux situations, dans l’accueil et dans l’hospitalité, c’est le fait que, comme hôte ou comme client, j’arrive dans un restaurant ou un hôtel comme un étranger (xenos)  et que j’apprécierais d’y être traité comme un natif, comme celui qu’on attendait. C’est tout le sens de l’hospitalité antique, qui remonte à bien avant Homère, encore largement pratiquée par les pays du Moyen-Orient : 

« Il serait impie, étranger, de mépriser un hôte, fût-il moindre que toi : car les mendiants, les étrangers, viennent de Zeus ». 

 Homère, Odyssée, XIV, 56-58, vers 208 

Tout un programme qui inaugure avec grandeur le concept marketing d’”expérience client”, qu’à tort on imagine récente. 

Bienveillance et cordialité sont les qualités recherchées auprès de la serveuse, du serveur, du maître d’hôtel (de la maîtresse d’hôtel ??), vertus qui manifestent que, dès l’entrée dans l’établissement et tout au long du repas ou du séjour, on vous « veut du bien, du fond du cœur ». Un sourire, de l’affabilité, un regard, yeux dans les yeux (le contact visuel à rechercher ne vaut pas que dans le cadre de la sécurité routière), souvent même, la reconnaissance par le nom : je donne le mien et je connais celui de qui m’accueille, agrafé sur sa poitrine ou parce qu’il l’énonce, « Hi, I’m Nancy, annonce aimablement celle qui nous donne réellement l’hospitalité, est notre hôtesse et nous accompagne tout au long d’une soirée passée dans un mémorable restaurant de Boston qui semble ignorer qu’existent des troquets dans lesquels la fonction du serveur se résume à apporter les plats et à débarrasser la table. L’affabilité n’est-elle pas alors un peu artificielle comme lorsque l’employé du Starbucks vous demande votre prénom avec une amabilité toute autoritaire à la commande de votre  latte venti ? Pas vraiment, non. Sans doute pas complètement authentique non plus puisque l’accueil est fruit d’un protocole, avatar contemporain du rituel sacré par lequel le voyageur accueilli était invité à un repas : il semble que, dans l’Antiquité, l’invité qui avait atteint le foyer de la maison, qui avait été admis à s’en approcher, ne pouvait plus être considéré tout à fait comme un étranger. Mais, protocole bien incarné ou authenticité véritable, qu’importe : mieux vaut l’affabilité que la froideur, l’amabilité que la morgue, le souci du client que l’indifférence oublieuse à son égard. Il n’y a pas d’hospitalité là où se tapit l’hostilité. 

 “Il n’y a pas d’hospitalité là où se tapit l’hostilité.”

Dans l’idéal, le maître d’hôtel, le serveur, le préposé de la réception sont les figures du proxène, cette espèce d’agent consulaire qui, dans les cités grecques de l’Antiquité, était l’hôte, le mandataire de tous les voyageurs citoyens d’une république étrangère qui lui avait confié cet office. Criton, après la condamnation à mort de Socrate, proposa à ce dernier de fuir Athènes pour échapper à son sort en l’assurant qu’il connaissait à l’étranger des proxènes, ces hôtes qui lui auraient garanti accueil et surtout sécurité dans son exil, ce que le philosophe refusa d’envisager comme on le sait, se résolvant à boire la ciguë par « respect des Lois » puisque la stabilité d’une cité résidait entièrement, selon lui, dans le respect que les citoyens vouaient à ses lois. Ces agents qui accueillaient l’étranger, ceux dont la fonction consistait à être là « pour les étrangers », ceux qui s’entremettaient entre l’étranger et le pays ou le territoire qui l’hébergeaient étaient fondamentaux pour éviter que le voyageur hors de sa patrie ne puisse être considéré comme quelqu’un qu’on pouvait réduire en esclavage. Le terme proxénète, on le devine, a la même étymologie qui, suivant un humour discutable, provient d’un verbe qui signifie « aider », « secourir ». 

L’hôtellerie suisse fait-elle tout ce qu’il faut pour qu’on la fuie ? Pas toujours, bien sûr. Pas partout. Mais certains restaurants et certains hôtels semblent avoir inversé le sens de l’hospitalité et on vous y reçoit en vous « mettant au pas », en vous faisant comprendre que, là, ce sont les règles de la maison qui prévalent et que vous devrez vous y conformer pour être admis. Le personnel affairé ou feignant de l’être commence par vous laisser planté à l’entrée, occupé qu’il est à des activités indéfinissables ou à des conciliabules internes. Le maître d’hôtel ou celui qui en tient lieu viendra vous chercher quand il le jugera bon, quand son organisation le permettra, vous accompagnera à votre table sans daigner vous regarder ni proférer une parole. L’étranger que vous êtes est sommé de faire des efforts pour s’intégrer, sommé de se débrouiller pour comprendre les codes non explicités de ce coin de terre d’accueil, une terre qu’on s’ingénie à lui faire comprendre qu’elle n’est pas la sienne. 

“L’étranger que vous êtes est sommé de faire des efforts pour s’intégrer, sommé de se débrouiller pour comprendre les codes non explicités de ce coin de terre d’accueil, une terre qu’on s’ingénie à lui faire comprendre qu’elle n’est pas la sienne.”

La pandémie a aggravé la situation, on le sait, et les chiffres montrent qu’aujourd’hui le secteur de l’hôtellerie et de la restauration ont enregistré un recul de 32% à 67% en fonction des régions. On comprend dès lors que le réengagement de personnel une fois le confinement levé n’ait pas pu suivre, par endroits, les besoins d’une clientèle de retour. Mais on ne doit pas s’étonner non plus si le client, parqué dans un coin à attendre un service sans explications et sans sourires, invité ensuite à honorer une facture qui lui confirme que son identité se résumait à son apport au tiroir-caisse, décide de passer son tour pour une prochaine fois. 

“On ne doit pas s’étonner si le client, parqué dans un coin à attendre un service sans explications et sans sourires, invité ensuite à honorer une facture qui lui confirme que son identité se résumait à son apport au tiroir-caisse, décide de passer son tour pour une prochaine fois.” 

C’est dommage, évidemment, comme une rencontre qui n’a pas eu lieu, alors que l’hôtellerie est une industrie qui, par étymologie, œuvre à la susciter, à l’aménager, à réunir les conditions de sa possibilité, pour faire momentanément d’un lieu un peu de celui qui y entre, un lieu dont le voyageur rêvait mais qui dépasse et anticipe ses espérances, pour qu’il n’oublie pas, ait envie de revenir, en parle ensuite comme d’un « quelque part » qui a été un moment le sien, que jamais il n’a eu envie de fuir en disant, comme le père de Marguerite Yourcenar, qui rappelait ce souvenir : « On s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain ».

Quand la pandémie questionne le système scolaire (1) : Les modes mentaux

Quand la pandémie questionne le système scolaire : nos modes mentaux.

Faire bouger le monde ! n°1

Marie-Claude Sawerschel : Après une carrière de bonheur passée dans l’éducation, j’ai eu envie, par Foliosophy, de laisser une place majeure à la philosophie, pour favoriser le dialogue entre les savoirs, comprendre ce que nous faisons là, imaginer ensemble comment faire mieux, réconcilier le corps et l’esprit, l’espace et la pensée. J’éprouve une vraie joie à partager dans ces billets, avec la lumineuse Chantal Vander Vorst, les deux passions qui auront parcouru mon existence.

Chantal Vander Vorst : Faire bouger le monde est la vision de mon entreprise, au travers de la formation, de l’accompagnement, et des arts martiaux. La mise en mouvement me passionne et le questionnement tout autant. Ces billets commencés lors du confinement avec Marie-Claude sont une source de réflexion et un moment de partage magique, que nous sommes heureuses de diffuser.

Marie-Claude Sawerschel : La fermeture des écoles pour cause de pandémie, un peu partout dans le monde, a eu un effet révélateur sur un grand nombre des dimensions de l’école et avant tout sur la place et la valeur accordées au système d’évaluation en période normale et de certification en fin d’études.

Je prends pour exemple ce qui se passe en France, avec la décision de supprimer les examens de baccalauréat. Le bachot, en France, c’est peu dire que c’est une institution. C’est un rite de passage fort, qui met les lycéens et leur famille pendant des mois sur les charbons ardents depuis des générations, ce qui a fait dire au magazine Elle : «On ne verra plus le bachot comme on l’a connu. Le coronavirus aura eu la peau de ce fétiche français».

«On ne verra plus le bachot comme on l’a connu. Le coronavirus aura eu la peau de ce fétiche français».

En Belgique comme en Suisse, certains responsables du système éducatif ont prêché pour la suppression des examens finaux pour préserver “l’égalité (ou l’équité) de traitement”. Et il se passe quelque chose de tout à fait saisissant, à mon sens : alors que le formalisme de l’examen était jusqu’ici incontournable (et générateur autant de valeur que de stress), on assure (et on pense nous rassurer ! Ce serait là un autre thème) en disant aujourd’hui que «tout est sous contrôle, on a déjà fait les ¾ de l’année, donc on peut parfaitement se dispenser des examens finaux parce qu’on sait que nos élèves ont “des compétences”». C’est un peu comme si on disait : «La formalisation par la certification est ultra importante, c’est pour cela qu’on l’a faite jusqu’ici, mais en fait, en ce moment, ça n’est pas important du tout parce qu’on peut déjà donner toutes les garanties sur le niveau de nos élèves, mais on s’empressera de retourner à ce formalisme dès que la pandémie sera passée».

On a l’impression, en conclusion de tout ce flou rhétorique, que l’évaluation et la certification sont importantes aux yeux de la société, à l’instar des “dogmes imaginaires” de Noah Yuval Harari, certes, mais manifestement pas uniquement pour mesurer le niveau des élèves. Alors, à quoi est-elle servent-elles ?

Chantal Vander Vorst : Pour répondre à cela, il nous faut voyager au cœur de l’humain, car la signification que l’on porte à l’évaluation et à la certification dépend de la paire de lunettes choisie.

Les modes mentaux

Ce voyage au cœur de l’humain nous permettra de comprendre notre fonctionnement cérébral, et au besoin… de se remonter à l’endroit, voire, de remonter le système scolaire à l’endroit ! Selon l’Approche NeuroCognitive et Comportementale développée par l’Institut de Médecine Environnementale à Paris, nous avons toutes et tous deux façons d’appréhender les situations, ces deux façons étant sous-tendues par des structures cérébrales différentes :

L’une, Automatique, adaptée aux situations routinières, simples et connues, telles : s’habiller, se laver, effectuer une tâche habituelle, … Elle contient un grand nombre d’informations et les norme, les catégorise. Elle va donc analyser en comparant de façon binaire.

L’autre, Adaptative ou Pré­frontale, parfaite pour aborder de façon optimale les situations difficiles, complexes et inconnues, telles : gérer un nouveau projet, faire face à un changement, avoir une vue globale sur une problématique … Elle permet une remise en question, elle ne norme pas, elle cherche et propose.

Notre hypothèse est que le Mode Mental Automatique prend souvent, trop souvent la main, car il est plus rapide et plus “bruyant” que le Mode Mental Adaptatif. Concrètement, cela signifie que nous avons tendance à d’abord nous raccrocher à ce que nous connaissons, à ce qui nous est familier, à notre bibliothèque d’expériences.

Nous pourrions illustrer cela par une image : nous avons deux chaises dans notre cerveau. En principe, l’une est prévue pour le Mode Mental Automatique, et l’autre pour le Mode Mental Adaptatif. Mais… le Mode Mental Automatique a tendance à s’asseoir sur les deux chaises, à se référer immédiatement à des normes, des schémas connus et simples. Par exemple, l’enseignement prévu à l’école est très souvent “automatisé”, dans le sens où les matières, la pédagogie et l’aménagement de l’espace sont presque toujours les mêmes que ceux que l’on voyait il y a plus de 50 ans, alors que le monde évolue en permanence. L’école semble donc décalée et non adaptée aux réalités actuelles.

La réussite et l’échec

L’évaluation et la certification, vues par le Mode Mental Automatique, servent à “normer” et à catégoriser, et elles donnent donc naissance aux “bons élèves”, aux “moins bons élèves”, aux “mauvais élèves”, et aux notions de réussite et d’échec.

Cette même évaluation/certification, lorsqu’elle est vue par le Mode Mental Adaptatif, sert à se questionner, à avancer, à révéler. Est-ce vraiment cette vision qui est actuellement présente dans les systèmes d’enseignements ? Beaucoup trop peu à mon sens.

La suppression de l’évaluation et de la certification à l’heure actuelle, en pleine crise de coronavirus, semble émaner du Mode Mental Automatique, qui lâche temporairement ce qu’il ne peut de toute façon plus contrôler.

MCS: Si je te comprends bien, ces modes mentaux, automatique et adaptatif, sont à l’œuvre aussi bien dans les cerveaux des individus que dans l’esprit collectif. Cette distinction rend assez bien compte, je trouve, de l’espèce de hâte et de banalisation étonnantes qu’on voit à l’œuvre dans l’annonce des mesures de simplification, de suppression de l’évaluation qui tranchent si fort avec le cérémoniel collectif qui préside habituellement à la promotion dans un degré supérieur. Je parie que pas mal de décideurs, sous les prises de paroles qui se veulent apaisantes, sentent le caractère délicat de cette passe. Ils doivent jouer le rôle d’illusionnistes qui font disparaître un foulard pour faire réapparaître un lapin, devant un public qui aimerait quand même bien découvrir le truc ! Et pour faire un peu mieux passer la manœuvre, comme l’abracadabra du magicien qui trouble la vigilance du spectateur, ils emploient de manière récurrente l’adjectif “pragmatique”, pour justifier la solution ad hoc trouvée à la situation exceptionnelle, pour mettre en évidence son caractère à la fois inventif et terrien, pour lui redonner, malgré son caractère unique, une certaine “normalité”, permettant de banaliser le “manque” occasionné par la suppression des examens. Pour reprendre ta distinction : comme on ne peut plus être en mode automatique, alors, un bref instant, on se met en mode adaptatif tout en conservant le vocabulaire du mode automatique : «Ça va bien comme ça… Pour cette fois, ça ira très bien… Quelques semaines manquées dans un cursus scolaire, ce n’est pas grand-chose… On est déjà sûrs que nos élèves ont les compétences requises, etc.»

Assurer ou rassurer

Cela dit, est-ce qu’on aurait réellement pu attendre autre chose en situation de crise ? Les Départements de l’éducation, de l’instruction, quels que soient les noms qu’on leur donne, sont des institutions dont le mérite réside pour une bonne part dans la stabilité qu’elles assurent. Elles rassurent aussi, donc, comme si le mode automatique des institutions pouvait calmer nos inquiétudes. Il y a quelque chose d’un peu infantile dans notre rapport à l’institution, vu sous cet angle.

Est-ce que tu ne penses pas que, parce que nous venons de vivre collectivement cette espèce de désacralisation de l’évaluation (je laisse pour l’instant de côté la dimension de rite de passage liée aux examens finaux), nous savons aujourd’hui qu’il est peut-être possible de faire autrement ou, du moins, de réinterroger les raisons d’être de l’évaluation conçue comme un dispositif destiné à identifier les élèves en leur donnant une certaine valeur ? Et, nécessairement, si on touche à cette clé de voûte que sont les notes, c’est l’école elle-même qu’on requestionne. Est-ce que, puisque nous avons entrevu la lumière, un moment contraints de passer en mode adaptatif, nous n’allons pas avoir envie de chercher de ce côté-là ?

CVV: Oui effectivement, je pense qu’un chemin de réflexion est en cours chez de nombreuses personnes, dans leur for intérieur. Ce chemin pose la question du sens, du sens de l’école, et par extension, du sens que l’on souhaite donner à sa vie.

Plusieurs personnes me relatent actuellement le fait d’être soulagées : soulagées de ne plus être dans un rythme effréné, soulagées de pouvoir simplement être chez soi.

La mécanique du changement

Cette situation pose aussi la question du changement. Qu’est-ce que le changement, et comment change-t-on, comment se met-on en mouvement ? La partie automatique du cerveau est entre autres extrêmement sensible à l’image sociale : que va-t-on penser de moi si je fais telle ou telle chose ? Au centre de ce dispositif se trouve une peur viscérale de l’exclusion par rapport au groupe.

Et le changement est possible lorsque certaines personnes chan­gent leurs habitudes, et que, par mimétisme, d’autres suivent. Un mouvement individuel peut devenir collectif lorsque le Mode Mental Automatique ne se sent ni menacé, ni jugé.

Il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin, et il est certainement plus que temps de remettre en question fondamentalement ce système pour revenir au sens premier de tout enseignement : aider à grandir et à révéler les talents.

L’heure du Mode Mental Adaptatif a sonné, écoutons-le !

Foliosophy

Marie-Claude Sawerschel
blogs.letemps.ch/marie-claude-sawerschel/
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Detox&Grow!

Chantal Vander Vorst
www.detoxandgrow.com
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L’enseignement de l’informatique à l’école

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

On attend de l’école qu’elle rende deux services : qu’elle transmette la culture, les connaissances et les compétences fondamentales reconnues et, plus nettement depuis le début du 20e siècle, qu’elle prépare les futurs adultes à un monde en changement. 

Premier rôle de l’école : transmettre les fondamentaux

La première exigence, dont on comprend aisément les composantes (lire, écrire, compter, étudier les langages ainsi que les différentes disciplines élaborées au fil du temps) souffre aujourd’hui d’une inflation qui devrait nous obliger à procéder à des choix idéologiques, politiques, philosophiques de ce que nous estimons être les fondamentaux, sauf à accepter le risque, bien réel, d’un morcellement des savoirs, pulvérisés jusqu’au non-sens : il y a des limites au nombre d’heures d’apprentissage des élèves, des limites au nombre de disciplines enseignées si on tient à défendre un cursus suffisamment approfondi pour former véritablement, c’est-à-dire pour donner une véritable forme à l’esprit et à la personnalité des élèves. Passé une certaine quantité de sujets et de matières, le papillonnage et la superficialité sont inévitables, l’approximation reine, et l’ennui des élèves – qui pourrait s’en étonner ? – souverain. 

Deuxième rôle de l’école : préparer au monde qui change

La deuxième exigence de la formation, celle de la préparation des élèves à un monde en mutation, outre qu’elle butte sur la première difficulté énoncée, parce qu’elle charge encore davantage la barque dont la perspective même d’un allégement fait frémir (comment se mettre d’accord sur ce qui est à garder et ce qui est à jeter ? Il n’y a pas de Marie Kondo de l’éducation) oblige l’école à inverser sa perspective : elle doit sortir de la logique de transmission de ce qui est connu (de ce que l’institution a toujours su gérer, de ce que les professeurs maîtrisent, de ce pour quoi ils ont été formés) pour se montrer plus prospective, plus inventive, plus visionnaire. 

En clair, l’école, installée dans la tradition, devrait assurer la transmission de ce qui ne change pas et, en avance sur son temps, augurer des savoirs nouveaux, assortis des pédagogies adéquates. 

Les possibilités de bagarres entre ces deux pôles sont innombrables et permettent à ceux qui considèrent que ce n’est “pas le rôle de l’école” de suivre les modes/préparer à la nouveauté/préparer les élèves au monde professionnel/faire d’eux la main d’œuvre docile d’un capitalisme aveugle et, de l’autre côté, permettent à ceux qui dénoncent le passéisme d’une école qui n’a connu aucune modernisation depuis qu’elle existe (contrairement à l’hôpital, à l’usine, à la prison), d’en découdre jusqu’à plus soif. Il suffit d’écouter, aux prises, les nostalgiques d’anciens internats réputés et les conspués pédago(go)gues pour constater que le débat, déjà à ce stade, peut ne pas avoir de fin. 

Le numérique à l’école fait débat 

L’avènement de l’informatique, la numérisation galopante de nos sociétés et le bouleversement épistémologique et sociétal qui en découlent viennent ébranler plus avant l’équilibre fragile que l’institution scolaire a réussi, tant bien que mal, à maintenir, au fil du temps, entre l’enseignement des savoirs fondamentaux et l’ouverture au monde contemporain. L’école à distance forcée par un virus et improvisée des derniers mois en est un épisode. Et les nostalgiques d’une formation humaniste de s’époumoner à répéter que ce n’est pas le rôle de l’école d’introduire l’informatique dans les classes – déjà que les élèves passent l’essentiel de leur temps libre (ou pas libre) sur les écrans – tandis que les tenants d’une école qui préparerait au monde de demain déplorent le retard pris dans la maîtrise des fondamentaux de l’ère numérique par les élèves, compétences incontournables dans le monde d’aujourd’hui. 

Comment l’école doit-elle prendre en compte l’ère du numérique ? Qu’est-ce qui, de la science informatique doit-être enseigné ? Quels outils de la prodigieuse panoplie mise à disposition sont susceptibles de ré-interroger la pédagogie ? Quelle est l’envergure du changement de paradigme (pour une fois qu’on peut sans abus employer cette expression) dans nos manières de vivre, de penser, d’organiser, d’agir ? Quelle place donner à ce triple socle – science, panoplie d’outils, changement épistémique – de l’informatique dans nos écoles ? 

L’avènement des métiers à tisser et de la machine à vapeur a bouleversé les modes de production et ouvert l’industrialisation, celle de l’électricité a accéléré nos vies. L’ère de l’informatique, elle, enrichit la réalité à laquelle nous étions accoutumés (la réalité augmentée), bouleverse la logique scientifique (la corrélation, par le biais du big data, détrône partiellement le sacro-saint rapport de cause à effet), la progression des possibilités des machines commence à leur appartenir (apprentissage profond ou deep learning). L’informatique est venue s’immiscer dans toutes les disciplines, gommant partiellement leurs frontières, mettant en cause la légitimité des silos disciplinaires. 

Or, ce qui frappe dans la plupart des débats sur ce que l’école doit faire de l’informatique est que ceux et celles qui sont invités sur les plateaux de télévision passent sans crier gare d’une des dimensions de l’informatique à une autre, obscurcissant le débat : dire que l’évolution de la société exige qu’on forme les élèves à l’informatique ne légitime pas, par soi, l’achat de milliers de tablettes numériques, pas plus que la défense des humanités, des langues anciennes et de la culture qui leur est attachée n’implique in petto que l’école doive exclure les écrans. Les postures et les arguments sont glissants, meubles, changeants, au sein d’un même débat, semblant souvent reporter sine die toute possibilité de prémisses partagées sans lesquelles aucun débat n’est pourtant envisageable. 

Se demander comment introduire l’informatique (et laquelle) à l’école, c’est demander ce que l’école doit être, c’est se demander ce qu’elle est essentiellement. 

Créer une communauté scientifique et pédagogique

Ce qui ne devrait pas être ignoré, ce qui devrait être réalisé dans les meilleurs délais, puisque l’informatique transforme la société dans son ensemble et sous toutes les latitudes, devrait consister, enfin, à établir une communauté scientifique et pédagogique qui rende possible la réflexion et le partage sur ces questions : comment aborde-t-on l’informatique en Angleterre ? A quel âge en Suède ? Son enseignement traverse-t-il toutes les disciplines en Corée ? Tous les enseignants reçoivent-ils une formation de base au Japon ? Sont-ils tous au fait des possibilités de l’informatique dans leurs disciplines ? Juge-t-on pédagogique de conserver le modèle d’enseignement par disciplines en Finlande ? Où en est la Belgique sur ces questions aujourd’hui ? Pourquoi le canton de Berne a-t-il banni Linux des écoles ? Que le gymnase de la Broye soit cité depuis plus de dix ans comme la référence unique en la matière dans nos régions laisse pour le moins songeur. 

Des groupes de réflexion interdisciplinaires, inter-facultaires, inter-institutionnels doivent se mettre en place et remuer les questions à poser : faut-il sensibiliser à l’algorithmique dès le plus jeune âge ? Mettre des tablettes entre les petites mains ? Pourquoi entre des plus grandes ? En quoi l’apprentissage d’une langue étrangère peut-il être facilité par les outils numériques ? Jusqu’où la lecture de texte sur écran fait-elle sens ?  Y a-t-il un âge après lequel il devient impossible d’apprendre certains éléments essentiels ? Y a-t-il une épistémologie nouvelle due à l’émergence de l’informatique ? Les humanités numériques peuvent-elles proposer plus que la numérisation des textes anciens et des œuvres d’art ? Les sciences humaines peuvent-elles connaître un renouveau grâce à l’informatique ? Pourquoi les parents des élèves des écoles de la Silicon Valley préconisent-ils l’absence totale d’écrans dans les petites classes ? Comment guider les plus jeunes vers l’utilisation intelligente de l’informatique au-delà d’une utilisation souvent essentiellement divertissante si ce n’est abrutissante ? En quoi l’informatique rend-elle plus autonome ? Est-il encore sensé de ne mettre que 24 élèves dans des salles où un cours est donné de manière exclusivement frontale alors que l’enseignement par des personnalités au talent oratoire de premier ordre pourrait, par l’entremise de cours en ligne, ne pas être réservé à une poignée de collégiens privilégiés ? Comment utiliser les canaux de concertation entre les cantons et la Confédération pour assurer le va-et-vient pédagogique et démocratique et faire avancer sans renoncer à l’essentiel ? 

L’école, c’est avant tout les enseignants

Une autre étape sur laquelle de nombreuses instances demeurent étonnamment muettes concerne la formation des enseignants. Fait-on vraiment mine d’ignorer que l’école, c’est d’abord et avant tout son corps enseignant ? Or, s’il est vrai que l’informatique a une incidence sur toutes les disciplines et sur le fonctionnement de la société, pourquoi continuer à considérer qu’elle est une discipline pour elle-même et que seuls des enseignants spécialisés (des maîtres d’informatique, nécessairement recrutés parmi les mathématiciens et les enseignants de science) doivent ouvrir à cet enseignement ? Ne pas se saisir de cette question en premier lieu c’est, à coup sûr, prendre des décennies de retard, mettre la charrue avant les bœufs. L’enseignement universitaire, qui forme les futurs enseignants dans leurs disciplines puis les mêmes dans leur cursus pédagogique, doit apporter des réponses à cette question, assumer cette responsabilité, faire le job. S’il y a un bout par lequel commencer, dans ce cercle permanent des enseignants et des enseignés, c’est par les premiers. 

On saura ensuite s’il faut acheter des tablettes numériques dans les petites classes et combien, batailler pour connaître le nombre d’heures d’enseignement qui seraient effectivement nécessaires dans le secondaire supérieur, et se pencher sur la confection des programmes qu’on espère ne pas seulement constituer ceux d’une discipline scientifique supplémentaire…