Un échange sur les mathématiques, leur apprentissage et leur statut épistémologique
“Grâce à lui, notre université brille maintenant au firmament au niveau mondial.”
Yves Flückiger, recteur de l’Université de Genève à propos de Hugo Duminil Copin, médaillé Fields 2022 lors du Dies Academicus du 14 octobre 2022
Marie-Claude Sawerschel (mcs) : Je ne crois pas nécessaire de te présenter, Hugo : ton nom a fait le tour de la planète le 5 juillet 2022 lorsque tu as reçu la prestigieuse médaille Fields pour tes travaux sur les transitions de phase, par lesquels tu expliques comment on peut modéliser les situations dans lesquelles un système ou un matériau change d’état. On imagine mal le nombre d’applications possibles grâce à tes travaux.
Tous ceux qui t’ont entendu parler ne peuvent qu’être frappés par ton extraordinaire dynamisme et la rapidité hors pair de ton intelligence. Mais surtout, tu irradies la joie quand tu parles des mathématiques et tu insistes toujours pour rappeler que l’imagination et la créativité jouent un rôle primordial dans ta pratique.
Alors, deux types de questions me sont venues à l’esprit en t’écoutant, l’une relative au statut épistémologique des mathématiques (C’est quoi, au fond, le type de connaissance que les mathématiques construisent ?), l’autre à l’enseignement des mathématiques. Je propose que nous commencions par cette dernière.
L’apprentissage des mathématiques : une difficulté mythique
Hugo Duminil-Copin (HDC) : (Sourire amusé) : D’accord. J’ai des idées là-dessus, bien sûr. Mais je précise que je ne suis pas enseignant et que je ne connais pas grand-chose sur la manière dont les enseignements s’implémentent. Mais les questions d’enseignement des mathématiques m’intéressent beaucoup.
mcs : Tu fais volontiers des allusions humoristiques sur la difficulté des mathématiques pour les élèves, les étudiants et le public en général au début de tes conférences, allusions que tout le monde comprend au quart de tour. C’est le signe d’un lieu commun qui a une gigantesque part de vérité.
A ce propos, je repense à ces deux collégiens qui, dans le bus tôt le matin, révisaient vite fait avant une épreuve qui les attendait :
L’un, désignant des lignes absconses griffonnées sur une page : comment tu passes de ça à ça ?
L’autre : Tu prends cette formule. (Il la montre)
L’un : Ah bon ! Pourquoi ?
L’autre : J’sais pas, mais l’prof y fait comme ça, pis ça marche.
Une autre histoire encore, que j’adore tant elle en dit long sur la difficulté à conjuguer les formes de la rationalité et la nature du sens pour chacun de nous. Un collègue de maths déboule, dépité, à la salle des maîtres après un cours, s’épanche au milieu des collègues que nous sommes :
“J’arrive au début du cours et j’annonce aux élèves que je vais leur démontrer le théorème (…) Alors, j’entends un élève qui, du fond de la classe me lance :
– Pas la peine, M’sieur : on vous croit.”
J’ai connu des personnes excellemment formées qui rêvaient encore, des décennies après leur bac ou leur maturité qu’elles devaient repasser l’examen oral de démonstration de théorèmes. Je ne vois pas d’autre discipline scolaire qui ait ce statut terrifiant. Pourquoi, à ton avis ? Pourquoi les mathématiques constituent-elles un tel écueil pour tant de personnes ?
HDC : Encore une fois, je n’ai aucune expertise autre que mon expérience personnelle de pratique des mathématiques et d’enseignement à l’université, donc je ne peux que faire des parallèles à prendre avec des pincettes car certaines choses ne sont peut-être pas du tout adaptées à l’École. À mon sens, les directives données aux enseignants favorisent la pratique d’un formalisme mathématique alors qu’on gagnerait à laisser les élèves expérimenter, à les faire travailler en groupes pour formuler des hypothèses, jouer avec les problèmes. Les moteurs principaux en mathématique sont la curiosité et la créativité. Ces facultés ne sont pas stimulées par le simple fait d’appliquer des formules et de faire du formalisme mathématique.
« La curiosité et la créativité ne sont pas stimulées par le simple fait d’appliquer des formules et de faire du formalisme mathématique. »
Idéalement, il faudrait plutôt que les élèves aient l’occasion de travailler sur des problèmes, d’envisager des solutions, de faire preuve d’inventivité, et pourquoi pas même parfois de penser dans un espace de jeu mathématique. Mais cela requiert du temps, des moyens, qui ne sont pas toujours donnés à nos enseignants.
En plus, il faut dire qu’il y a des difficultés particulières pour le prof de maths, que je vois à mon niveau et qui à mon avis peuvent se retrouver aussi chez les enseignants du primaire et secondaire.
D’abord, je n’ai pas conscience d’enseigner quelque chose de compliqué. C’est un biais naturel qui vient du fait qu’une fois assimilé, le savoir mathématique semble infiniment simple. C’est d’ailleurs le signe que le concept, l’idée, le théorème, a été proprement compris. Je dois donc toujours faire attention à me rappeler que la personne à qui j’enseigne n’a, par définition, pas encore acquis le savoir complètement. Ce phénomène est vrai dans n’importe quel enseignement, mais il prend une dimension immense lorsque l’on parle de mathématiques, car l’apprentissage requiert un long processus d’appropriation, qui passe par un dépassement de soi, de ses limites. L’élève est donc particulièrement fragile et sensible à ce décalage entre l’aisance des personnes qui ont déjà compris, et la difficulté qu’il peut rencontrer dans l’apprentissage. Ajouter à cela les fantasmes selon lesquels on naît doué ou non en maths, et on obtient un cocktail explosif.
Différence d’aptitude entre les genres : un regrettable a priori
J’en profite pour faire une digression. Les personnes les plus impactées par ce type de préjugés sont les jeunes filles et les personnes issues de milieux défavorisés. C’est vraiment triste qu’elles paient le prix fort de cette vision bien trop partagée et totalement erronée des mathématiques et de leur apprentissage. Je souhaite donc fortement insister sur le fait qu’il n’existe aucune bosse des maths, au même titre qu’il n’existe aucun avantage pour les hommes vis-à-vis des femmes. Comme toutes les formes de savoir, le travail et la pratique est ce qui permet à quelqu’un de réussir en mathématique. Si un ou une élève est bon en travaillant dur, c’est parfait. N’allons pas détruire sa confiance en soulignant que son voisin ou sa voisine est plus « doué », car il ou elle semble y arriver en travaillant moins. Trop d’enfants sont découragés à tort et j’entends trop souvent des gens me dire qu’ils étaient mauvais en mathématiques, alors qu’après une brève discussion, je me rends compte qu’ils n’étaient absolument pas en échec avec les mathématiques, mais seulement qu’il existait des élèves meilleurs qu’eux dans leur classe.
« Je souhaite fortement insister sur le fait qu’il n’existe aucune bosse des maths.»
Pour revenir à l’appropriation, on tombe sur une deuxième difficulté de l’enseignement mathématique : contrairement à beaucoup d’autres disciplines, on ne fait pas beaucoup appel à la mémoire. Ça peut être déconcertant. L’essentiel tient dans une certaine manière d’aborder les problèmes et cette approche peut être très personnelle. Certains font des détours étonnants pour arriver à des résultats qu’on obtiendrait facilement par une voie beaucoup plus rapide. Est-ce que c’est faux pour autant ? Non, car il n’y a pas une seule manière de résoudre un problème. On ne fait pas assez attention à cette dimension des maths et l’on apprend trop souvent une manière imposée de parvenir à un résultat.
En fait, contrairement à ce que l’on pourrait croire de prime abord, les mathématiques gagnent à être apprises de façon plus individualisée, car chaque personne a sa propre intuition, qui mérite d’être encouragée le plus possible.
mcs: Est-ce que la formation initiale et continue des maîtres ne devrait pas se faire un peu plus dans la proximité des facultés spécifiques, pour que l’interaction entre universitaires, chercheurs et enseignants soit permanente ?
HDC : Oui, bien sûr. Cela dit, l’université de Genève, dans le cadre de Sciences scope offre des activités de découvertes en sciences et en maths pour les classes. Ces activités sont très prisées par les enseignants et elles ont énormément de succès. On espère seulement qu’elles pourront durer. La question financière est toujours une inconnue. Dans le contexte actuel où l’espace informationnel se cloisonne et se fragmente de plus en plus, il est important que l’université favorise l’interaction entre collègues de tous horizons et qu’elle assure la transmission aux plus jeunes, quelles que soient leurs conditions.
mcs : J’en reviens à ton propre parcours, pour essayer de comprendre ce qui fait qu’on se met à aimer les mathématiques. Tu parles régulièrement des mathématiques comme d’un « espace de jeu”, ce qui doit faire rêver pas mal d’élèves. Tu dis : pour faire des maths, il faut un cerveau et une ou deux personnes avec lesquelles réfléchir. Comment faire pour qu’un maximum d’élèves goûtent aux plaisirs du jeu ? Toi-même, l’as-tu toujours eu ?
HDC : je ne m’en souviens pas vraiment, mais comme on me pose souvent la question depuis que j’ai eu la médaille Fields (sourire), j’ai demandé à mon père quel enfant j’étais. Il semble que j’aie toujours été curieux de tout et que j’avais besoin d’arriver à une réponse qui apaise le cerveau. C’est peut-être pour ça que j’ai choisi d’étudier les mathématiques plutôt que la physique qui était une option possible : parce qu’il y a des moments où les maths apportent une espèce de sérénité, un grand sentiment de sécurité.
« Il y a des moments où les maths apportent une espèce de sérénité, un grand sentiment de sécurité. »
mcs : Tu veux parler de ce sentiment qui nous remplit quand, comme dans la résolution d’un problème de logique, on trouve brusquement la solution et qu’on est sûrs, indépendamment de toute évaluation ou confirmation extérieures, que c’est juste ?
HDC : Oui, c’est ça.
Apprendre les mathématiques : c’est quoi ?
mcs : Au fond, “apprendre les mathématiques”, c’est quoi ?
HDC : À mon avis, l’enseignement des mathématiques comportent trois aspects différents qui se complètent. Faire des mathématiques, c’est d’abord apprendre à calculer. J’entends “calculer” au sens large, c’est-à-dire “dompter les nombres, apprendre à jongler avec eux. Apprendre les produits en croix, les multiplications. Ce travail s’assimile un peu, sur le plan de la langue, à éviter une espèce de dyslexie des nombres ou en tout cas un illettrisme mathématique. C’est apprendre à “lire” les nombres en fait.
Faire des mathématiques, c’est, en second lieu, l’équivalent lettré de l’écriture elle-même, c’est-à-dire produire des raisonnements : apprentissage de la logique, apprentissage de ce qui est une preuve, de ce qui n’en est pas une. C’est évidemment quelque chose de très utile pour le citoyen de pouvoir discerner un raisonnement logique rigoureux et de ce qui n’en relève pas.
La troisième dimension de l’apprentissage des mathématiques, et c’est à mon sens un point parfois négligé de l’enseignement, ce sont les mathématiques conçues comme culture : place des mathématiques dans l’histoire, place des mathématiques dans la société. Il y a des enseignants qui le font, comme Estelle Kollar, la “Wonderwomaths”, qui produit des vidéos sur TikTok et qui a toujours le souci de replacer les connaissances mathématiques dans un contexte historique, pour montrer à quel moment ces connaissances ont pris place dans l’histoire, ce qu’elles ont créé, quels ont été les progrès sociaux et sociétaux qui en ont découlé. Cette dimension des mathématiques me paraît importante également parce qu’elle est de nature à rassurer les gens qui pensent que les mathématiques sont quelque chose de très difficile. Par exemple, il y a moins de 200 ans, la notion de nombre négatif était une notion comprise par à peu près personne dans la population en général, ça n’était pas du tout quelque chose de naturel. C’était un peu comme si on parlait maintenant de nombres imaginaires aux gens de la rue : les gens se diraient : “Mais c’est complètement hors sol, totalement déconnecté de ma vie !”
Mais aujourd’hui, la notion de “nombre négatif” est devenue totalement naturelle. Quand on parle du solde d’un compte en banque, on comprend très facilement ce que signifie un nombre négatif…
mcs : Ou un thermomètre…
HDC : Oui, exactement. Il y a de nombreux exemples d’utilisation de ces nombres négatifs. Il y a une foule de connaissances qu’on apprend à nos enfants qui, à une époque pas si reculée de notre histoire, étaient complètement inconnues. Ces connaissances, sans qu’on s’en aperçoive, ont changé peu à peu toutes nos représentations. Les notions de x,y,z, les variables muettes comme on les appelle, n’existaient pas au moyen-âge,
mcs : Il a fallu attendre Descartes ?
HDC : Oui et Viète. Il y a des tonnes d’exemples de ce qu’on demande à nos jeunes de manipuler qui étaient totalement inconnus il n’y a pas si longtemps.
Les sept ponts de Königsberg
J’aime beaucoup, par exemple, le problème des “sept ponts de Königsberg”, qui est l’un des premiers problèmes de la théorie des graphes. C’est un problème que Leonhard Euler a résolu à son époque, il y a trois cents ans. On peut travailler ce problème avec des collégiens par exemple, intéressés par les questions mathématiques. Je donne cet exercice dans mes exposés “grand public”. Il se présente sous la forme d’un plan de ville avec ses sept ponts, et la question consiste à se demander s’il existe un chemin qui permette de se promener dans cette ville en passant par tous les ponts exactement une fois. En fait, il se trouve qu’il n’en existe pas.
Les gens trouvent souvent assez facilement la preuve qu’en effet ce trajet n’existe pas et ils considèrent que l’exercice n’est pas aussi compliqué que ça, somme toute. Et ce que j’aime leur dire, c’est que Euler, le grand Euler, un des plus grands mathématiciens de tous les temps, a longuement planché dessus et que 100 ans de recherches mathématiques ont été nécessaires pour trouver la solution qui est aujourd’hui à la portée de qui a fait un peu de mathématiques.
C’est assez fascinant de constater que le bain conceptuel dans lequel on baigne aujourd’hui a un niveau qui n’était pas naturel même pour les grands mathématiciens d’époques antérieures.
mcs : Est-ce qu’un collégien aujourd’hui est équipé pour comprendre cette démonstration ou bien est-ce qu’avec le bagage mathématique dont il dispose, il est capable d’effectuer la démonstration par lui-même ?
HDC : Un élève de maths avancées du collège est parfaitement capable d’en faire la démonstration, parce que les élèves connaissent un peu de combinatoire et parce que le formalisme logique enseigné est beaucoup plus rigoureux aujourd’hui.
Par ailleurs, nous sommes sans cesse, par tout ce que nous voyons autour de nous (et Internet a accéléré les choses), en contact avec ce que l’on appelle des graphes. Ces « rencontres conceptuelles » permanentes préparent nos cerveaux à aborder les problèmes avec un niveau de complexité qui était complètement absent des siècles précédents, où les mathématiciens devaient tout construire par eux-mêmes.
Nous maîtrisons aujourd’hui sans nous en rendre compte des notions qui n’étaient pas naturelles du tout pour ceux qui nous ont précédés.
« Nous maîtrisons aujourd’hui sans nous en rendre compte des notions qui n’étaient pas naturelles du tout pour ceux qui nous ont précédés. »
mcs : C’est fascinant. Nous avons en effet peu à l’esprit que ce qui nous paraît naturel est le fruit d’un long travail des générations précédentes. Nous n’avons pas vraiment conscience du fait que nos enfants comprennent aisément des notions qui étaient inaccessibles aux plus grands cerveaux de l’histoire.
HDC : Oui et il y a, dans ce registre, un mathématicien que je recommande vivement. Il s’agit de David Bessis. Ses interventions médiatiques sont excellentes. Il s’intéresse à la capacité d’abstraction, de représentation, d’intuition. Il a écrit un ouvrage, intitulé “Mathematica” qui mérite le détour. Il soutient l’idée qu’on progresse dans notre intuition. Il montre que ce qui nous paraît trivial n’est souvent que le signe de la maîtrise d’un processus dont on a oublié l’effort de construction.
mcs : Si je te comprends bien, cette dimension du progrès collectif, progrès épistémologique qui a des conséquences sur le plan social et sociétal mériterait d’être enseigné en tant que tel. Je souscris mille fois à cette idée.
HDC : Oui ! L’enseignement de l’épistémologie des sciences permettrait de raccrocher ceux qui seraient peut-être moins intéressés par le côté utilitaire des mathématiques. La dimension historique de nos progrès épistémologiques est loin d’être négligeable.
mcs : Oui, c’est important pour mieux comprendre l’évolution de ce que nous sommes en tant qu’humains. Du point de vue pédagogique, le fait d’aborder les sciences et les mathématiques par ce biais-là crée par ailleurs une émotion qui favorise l’apprentissage parce qu’elle donne du sens, d’un autre point de vue, à ce qui est appris. Cette transversalité manque dans les apprentissages, et pas seulement en sciences.
HDC : Si on regarde ce qui se passe avec la chimie, la physique ou la biologie, on a plus facilement en tête les progrès techniques associés. C’est évidemment beaucoup plus difficile en mathématiques, alors que ces progrès sont aussi importants. Il y a un grand travail de reconnexion à faire aux mathématiques vues comme bien commun.
Les mathématiques : un savoir à nul autre pareil ?
mcs : Le fait que ce soit plus difficile avec les mathématiques en raison de leur grand niveau d’abstraction et parce que les changements qu’elles induisent ne sont pas aussi apparents que des découvertes en physique ou en chimie nous amène au deuxième sujet sur lequel j’aimerais beaucoup t’entendre, celui du statut épistémologique des mathématiques, sur le type de connaissances que les mathématiques construisent.
Vous, mathématiciens, lorsque vous formulez des hypothèses, on peut considérer que vous inventez, en quelque sorte. Mais curieusement lorsque vous trouvez un résultat, une équation, on n’a pas l’impression que c’est une invention que vous faites, mais quelque chose comme une découverte. Alors ma question est la suivante : est-ce que ce que vous trouvez – quelque chose comme une loi de la nature cachée aux yeux des mortels – est objectivement dans la nature, comme indépendamment de nous ou est-ce que vous avez simplement élaboré quelque chose que notre cerveau, aussi loin qu’il est capable, permet d’élaborer ?
HDC : Oui. Je pense qu’on a affaire à un type de connaissances bien particulier, qui peut se construire sans recours à l’expérience ni à la préoccupation d’une application quelconque.
Les mathématiciens se divisent en deux groupes : le premier, nettement majoritaire, se range dans ta première catégorie : les mathématiciens et mathématiciennes découvrent quelque chose qui existe indépendamment d’eux. Mais moi, je me range plutôt dans la deuxième catégorie, très minoritaire, qui considère que, somme toute, nos axiomatiques sont assez imparfaites et qu’elles rendent plutôt compte de ce que nous sommes capables de faire. Il est vrai que certains résultats sont si fondamentaux que l’on peut clairement penser que n’importe quelle créature intelligente serait naturellement menée à développer des mathématiques les incluant, mais il reste toute une autre partie des mathématiques où je pense que la sensibilité humaine joue un rôle primordial. En plus, je n’aime pas réduire les mathématiques aux résultats et leurs preuves. Je pense personnellement que le processus qui mène à une solution est tout aussi important que la solution elle-même, et ce cheminement est éminemment subjectif.
mcs : Il y a tout une tradition de penseurs, de philosophes et mathématiciens, pour défendre l’idée que les mathématiques constituent une catégorie complètement à part dans la connaissance. Kant, par exemple, qui est un représentant emblématique de cette tradition et qui a beaucoup été suivi, construit sa Critique de la Raison pure sur l’idée que la plupart des sciences expérimentales avancent par confrontation au réel : elles s’élaborent en ajoutant de la compréhension (elles sont “synthétiques” dans le vocabulaire de Kant) après avoir été en contact avec le monde par le biais de nos capacités de perceptions, nos capacités empiriques. La chimie ou la physique sont par conséquent pour Kant des “connaissances synthétiques a posteriori”, c’est-à-dire qu’elles se forment après qu’on a rencontré le réel et qu’on est défié par une certaine forme de résistance que le réel nous oppose. On a pu découvrir la pénicilline en oubliant une boîte de pétri quelque part, par exemple, nous obligeant à nous demander ce qu’était ce truc-là, parce qu’il a provoqué notre étonnement.
A l’inverse, les mathématiques constituent pour lui un type de connaissance qui ajoute de la compréhension sans avoir besoin du réel. Il y voit le seul exemple de “connaissance synthétique a priori”, ce qui fait des mathématiques une maîtresse absolue, à nulle autre pareille dans le panorama de nos connaissances. Est-ce qu’il n’y a pas dans l’histoire des mathématiques de nombreux exemples de théorèmes qui ne trouvent leur justification empirique qu’après coup ? Quel est ton avis là-dessus ?
HDC : C’est vrai, ça arrive. Mais les mathématiques sont similaires aux sciences expérimentales aussi dans la mesure où elles génèrent elles-mêmes des situations où notre étonnement est éveillé. L’étonnement ne vient peut-être pas de quelque chose d’extérieur aux mathématiques, en effet, mais il y a quand même ce processus de compréhension de quelque chose qui est “donné” qui est déjà là. C’est assez rare que les mathématiques s’auto-entretiennent de manière quasi automatique. Il y a toujours cet étonnement éveillé par ce que les mathématiques ont généré précédemment, et cet émerveillement pour ce qui existe déjà est le départ d’une nouvelle découverte.
Évidemment, la vraie question est de savoir ce qu’on appelle la réalité elle-même, ou la nature. Est-ce que ce qui est produit par les mathématiques est en dehors de ce réel, de cette réalité qu’on rencontre ? Est-ce que les mathématiques comme connaissances sont vraiment distinctes de la nature ?
Personnellement, je ne vois pas de distinction forte entre ces types de connaissances, entre les mathématiques ou la physique. Pour moi, les mathématiques sont, comme la physique, des lois de la nature…
Les mathématiques créent un monde qui existe, qui a ses objets, qui a ses propriétés. C’est comme un “monde parallèle”, mais qui a aussi son existence. Ce n’est pas juste un langage, pas juste une logique. Et ce monde, il se trouve que, dans son existence, il n’est quand même pas si loin de celui dans lequel on vit. Il y est connecté. Il permet de se raccrocher de temps en temps à ce réel (empirique), de se reconnecter au monde de la physique, par exemple.
mcs : “Reconnexion au réel “ parce que, ce qu’on a découvert dans ce monde parallèle, “ça marche” ?
HDC : Est-ce que ça marche parce que c’est un fruit de notre capacité de raisonnement en tant qu’humain, et que c’est cette capacité qui nous permet de décrire le monde ou est-ce que c’est quelque chose de plus profond, ancré dans les lois de l’univers et que justement on découvre, mais qui serait quand même en dehors de l’humain ? Je ne sais pas.
J’en reviens à cette catégorie de personnes qui pensent que les mathématiques existent indépendamment de l’humain. Un argument très fort dans cette direction est que certaines lois mathématiques correspondent si bien au fonctionnement de notre réalité que ce serait étonnant d’imaginer que ces lois n’y sont pas inscrites.
J’adore donner cet exemple de l’abeille, qui reste toutefois à vérifier. Il semble que l’abeille fonctionne en 3D, pas en 4D : elle n’a pas trois dimensions spatiales et une dimension temporelle. Elle a deux dimensions spatiales et une dimension temporelle. Donc la profondeur, pour elle, c’est simplement un temps. Si on demandait à une abeille de décrire le monde, la notion de la 3e dimension spatiale ne lui viendrait pas.
C’est donc peut-être présomptueux de notre part d’imaginer que ce qu’on comprend du réel est vraiment universel. Il est vrai que l’on challenge de nous-mêmes notre représentation de trois dimensions spatiales de l’univers avec la théorie des cordes par exemple. Mais d’un certain point de vue, qu’est-ce qui nous permet vraiment de penser que ce qu’on prouve à travers notre système de pensée est universel ?
« Qu’est-ce qui nous permet vraiment de penser que ce qu’on prouve à travers notre système de pensée est universel ? »
mcs : Ça n’est pas parce que, par définition, il est impossible de penser ce qui est en dehors de notre système de pensée que nous pouvons avoir la prétention d’avoir fait le tour de la question…
HDC : Je suis essentiellement d’accord que les nombres premiers, c’est fondamental, et que d’autres civilisations ou d’autres espèces puissent y avoir accès, mais, à travers des exemples, on ne couvre pas l’entièreté des mathématiques, donc cela me semble un débat extrêmement difficile à trancher.
mcs : C’est même possible que ce débat soit complètement vain…
HDC : Oui !!!!
mcs : J’aime ton adjectif de “présomptueux”. Il y a effectivement toute une tradition de la pensée qui fait de l’humain un être radicalement différent de tout le reste de la création. Je le crois faux. Il me semble que nous sommes, comme n’importe quelle créature, “équipés” pour comprendre et effectuer un certain nombre de tâches. En tant qu’humains, nous sommes incapables de nous indiquer la distance d’un chant de colza par une danse, par exemple.
Le réel est plus grand que ce que la tradition nous en dit et cette prétendue suprématie n’est peut-être bien que la représentation d’un autre temps. D’ailleurs, chez Kant non plus nous n’avons pas accès à la chose en soi. Nous avons accès à la chose par le biais de notre représentation.
HDC : Je suis bien d’accord avec ça. Et souvent les scientifiques n’aident pas beaucoup non plus sur ces questions. Ils sont souvent assez péremptoires dans leur façon de donner une valeur universelle à ce qu’ils produisent, surtout en raison, notamment, du caractère prédictif de leurs découvertes. On est parfois capables de prédire comment un phénomène se comporte alors qu’il faut attendre des dizaines ou des centaines d’années pour prouver expérimentalement que c’est bien comme ça que ça se passe. C’est vraiment spectaculaire. Mais est-ce que ça n’est pas simplement le signe que l’humain est capable de trouver des règles simples et naturelles ? Ce n’est pas tellement étonnant que l’univers fonctionne selon des règles et que, de temps en temps, l’humain tombe dessus.
Sans compter qu’il y a toujours ce qu’on appelle le “biais cognitif” qui fait qu’on se souvient surtout de ce qui a marché.
Mais quand j’avance dans ma compréhension, je suis toujours amené à aller plus loin, à me poser de nouvelles questions. Par exemple entre les mathématiques et la physique, il y a toujours comme une espèce de stimulation commune. Heureusement ! C’est ce qui nous permet d’avancer. Quand une équation mathématique fonctionne en physique, le mathématicien est poussé à aller plus loin dans sa compréhension mathématique, offrant ainsi des hypothèses qui vont permettre aux physiciens d’aller plus loin. C’est ce va et vient, comme une course de voitures qui se dépassent l’une l’autre en permanence, qui mène aux grands développements.
mcs : Le savoir génère le savoir et plus on en sait, plus les champs de ce qui est à savoir s’ouvrent., dans une course à laquelle toutes les sciences participent de concert.
HDC : Oui, c’est un non-sens de considérer qu’il y a la pratique d’un côté et la théorie de l’autre. On voit que l’une ne marche pas sans l’autre. Même au sein des mathématiques, c’est ce qui se passe : on développe un nouvel outil pour comprendre quelque chose et cet outil dépasse le problème lui-même, dépasse l’utilité, le champ d’action, l’intérêt, la beauté du problème pour lequel on a développé cet outil.
Ce nouvel outil provoque de nouveaux problèmes pour lesquels il faut de nouveaux outils. Il n’y a pas d’adéquation parfaite entre l’outil et le problème qu’il est censé résoudre. C’est ce qui permet d’avancer. C’est une dimension importante du progrès scientifique à laquelle la science actuelle doit faire attention : l’exigence faite aux chercheurs en matière de publications scientifiques pousse à la surenchère. Qui dit surenchère en matière de publications dit réduction de la profondeur, de la réflexion, de la preuve. On risque de faire le “minimum syndical”, ce qui fera peu avancer la science.
« Il n’y a pas d’adéquation parfaite entre l’outil et le problème qu’il est censé résoudre. C’est ce qui permet d’avancer. »
Le 5e postulat d’Euclide : un casse-tête pour 2000 ans de mathématiciens
mcs : Lors de ta prise de parole lors du Dies Academicus d’octobre 2022, tu as joliment parlé de ce fameux 5e postulat d’Euclide sur lequel 21 siècles de chercheurs, de mathématiciens et de penseurs se sont cassé la tête pour finir par démontrer, au XIXe siècle, qu’on ne pouvait pas le prouver à partir des autres, ouvrant ainsi sur ce nouveau domaine que sont les géométries non euclidiennes. Tu as parlé du vertige que tu ressens à l’idée de cette formidable chaîne de fourmis, de mathématiciens et mathématiciennes parfois inconnus, qui ont contribué à faire avancer les mathématiques, que tu conçois comme l’archétype du développement de la connaissance.
Cet exemple était un moment très fort, de la cérémonie, qui unissait des générations de chercheurs et ce que nous sommes tous devenus au XXIe siècle.
HDC : (rires) Merci ! J’aime cette accumulation de petits pas. On a trop tendance à mettre en valeur les héros de la recherche alors que c’est l’apport cumulé de tous qui permet aux “sauts” plus visibles d’avoir lieu.
D’ailleurs, pour en revenir à la cérémonie, c’était vraiment très sympa, ce Dies Academicus, très intéressant.
mcs : C’est une cérémonie que j’aime beaucoup. C’est un moment que je trouve important symboliquement. C’est un pont entre la cité qui accueille et honore les scientifiques qui ont travaillé pour les humains que nous sommes et pour enrichir cette aventure collective. C’est très profondément émouvant.
HDC : Oui, c’est exactement ce que tu décris.
mcs: Alors, ce 5e postulat ?
HDC : Ce 5e postulat montre toute la fragilité du savoir humain, mais aussi ce qui en fait la richesse. On y voit toute la ténacité d’une communauté, d’une société, de générations qui s’attellent à résoudre un problème qui survit à la mort des chercheurs. On a mis deux mille ans pour montrer que le 5e postulat d’Euclide ne pouvait pas être démontré, et que, du coup, si on s’affranchit de ce postulat (puisqu’il est indémontrable) on découvre toutes sortes d’autres géométries, tout à fait raisonnables et qui décrivent notre monde, contre toute attente : le monde suit une géométrie non-euclidienne.
mcs : On a découvert les géométries non-euclidiennes en prouvant que le 5e postulat d’Euclide était indémontrable et qu’il y avait toutes les raisons de ne pas s’y soumettre, c’est ça ? C’est totalement fascinant !
HDC : Oui, ça a permis toute la compréhension du monde qu’Einstein a développée.
Ça montre la relativité de notre compréhension et la beauté des choses abstraites ! On pourrait penser que c’est “bidon” de passer son temps à essayer de montrer qu’un postulat ne peut être prouvé à partir des autres axiomes d’Euclide. Mais c’est cette réflexion même qui a permis de faire évoluer notre compréhension du monde.
Aujourd’hui, pour des chercheurs, les géométries non-euclidiennes sont tout à fait naturelles.
mcs : Ce qu’Euclide ne pouvait pas savoir…
HDC : Oui ! Et pourtant, c’était là, sous ses yeux ! Les Grecs savaient que la terre était ronde. La rotondité de la terre permet de violer le 5e postulat.
Le 5e postulat d’Euclide se prête joliment à l’enseignement. C’est un exemple concret où l’exigence d’axiomatique a des résultats spectaculaires sur notre compréhension du monde. L’enseignement peut se saisir de ces exemples pour réfléchir à la valeur des mathématiques dans un panorama historique.