Sempé-ternel et autres effets de système

 

Tel est pris 

Dans le dernier numéro hors-série de Philosophie Magazine consacré à Sempé, plusieurs penseurs et philosophes ont été invités à commenter un dessin de ce génial humoriste à partir de leur domaine d’activité. Exercice difficile à réussir : décoder des dessins aussi synthétiques que ceux de Sempé qui brossent, en quelques traits, la condition de l’homme minuscule dans la complexité du monde ou l’infini de l’univers, est une gageure où on évite avec peine le ridicule. Ceux qui se lancent à expliquer une plaisanterie ou un bon mot parce qu’ils ont peur que leurs auditeurs n’en aient pas saisi tout le sel ne font pas autre chose. 

Il y a de bons commentaires dans ce numéro, toutefois, de ceux qui ajoutent vraiment quelque chose au dessin ou le font aller un peu ailleurs, le mettent largement en perspective et établissent des liens qui n’allaient pas de soi. En fait, il est toujours question de plus-value. 

L’un de ces commentaires est plus particulièrement savoureux, non parce qu’il serait nettement trivial ou franchement bon, mais parce qu’il est “auto-dénonçant” sans le savoir. Le comité de rédaction a confié à Boris Cyrulnik le soin de commenter un dessin où deux petits bonhommes très sempéens, modestes cyclistes, viennent de s’arrêter au bord de la mer sur laquelle un somptueux soleil se couche. On s’attend à ce que leur admiration porte sur ce phénomène époustouflant de la nature. Mais ce sont les yachts luxueux amarrés sous leurs yeux que leur fascination décrit : ”C’est si beau, que dans ces moments-là, un seul mot peut venir à l’esprit : “pognon”. 

Et Boris Cyrulnik de se lancer dans un commentaire (pas sans pertinence d’ailleurs) sur la notion de valeur, celle qu’on fabrique et qui alimente la ségrégation sociale (“Produire du cher permet de se faire croire qu’on a accès à une beauté réservée aux initiés”) versus celle qu’on méprise ou qu’on néglige parce qu’elle appartient à tout le monde (la beauté d’un coucher de soleil). 

Rares sont parmi les lecteurs du journal ceux qui n’auraient pas pu écrire un tel commentaire, car il repose sur un quasi-cliché de la notion de valeur. Mais il a été écrit par Cyrulnik, un nom, presque une marque, de luxe pourrait-on dire, si bien que le lecteur est prié de le considérer comme plus pertinent que s’il provenait d’un simple quidam : ” quand le (tee-shirt) est sans intérêt, la marque, en désignant un prix élevé provoque un sentiment d’exception.” 

Remède : se souvenir qu’il est illusoire de décrire un système avec la prétention de s’en abstraire. 

 

Le péché, la névrose et l’exclusion du jeu social : la chaîne ininterrompue de notre recherche de sens

Dans ce même numéro, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, sur un dessin de Sempé toujours, se risque à une hypothèse sur l’encadrement  sociétal de notre psyché. “Pendant les seize siècles de domination de la pensée chrétienne sur l’Occident”, notre sentiment de culpabilité avait le péché pour objet. La liste en était longue : orgueil, envie, impureté… et le prêtre était le médiateur qui nous permettait d’accéder à la rédemption. Au XXe siècle, la culpabilité se simplifie pour devenir “névrose“, (le névrosé étant celui qui est incapable de travailler et incapable de jouir). Dans ce contexte, on paie le psychanalyste pour accéder à la jouissance. Aujourd’hui, avec notre société de consommation triomphante, notre culpabilité serait de ne pas parvenir à travailler pour jouir des biens proposés à la consommation ou de ne pas correspondre à un idéal promu par les réseaux sociaux (beau, lisse, jeune, énergique, dynamique…, la liste est longue elle aussi) c’est-à-dire d’être exclu du jeu social. Les cosmétiques, psychotropes, opérations de relooking, sessions de fitness  et autres chirurgies esthétiques ont le coach comme figure médiatrice.

Remède : essayer de deviner quelle figure médiatrice émergera des appels à la sobriété que nous entendons de toutes parts.

 

Un homme averti n’en vaut pas toujours deux 

Les TPG, qui nous proposent des trajets via leur application (comment ne pas rater votre train à Cornavin quand vous prenez le bus à Hermance) nous lâchent (pas si rarement que ça), au beau milieu de notre parcours avec la sobre information : « Veuillez tenir compte du retard prévu à Rive ». En tenir compte ! Comment ? Trop tard pour agir, trop tard pour sauter du véhicule et courir à la gare. En tenir compte comme les Stoïciens, peut-être, pour dire que, à ce stade, “ça ne dépend plus de nous” et tenter de renouer avec une sérénité qu’on essaiera de ne pas confondre avec de la passivité (pigeon, va !). Qu’en dirait Spinoza, si ce n’est que les TPG, par l’impuissance dans laquelle ils nous mettent, nous diminuent dans notre puissance d’agir ?  

Remède : ne pas croire.

 

La surprise peut-elle jaillir d’un cliché ? 

Je trouve les romans policiers ou les thrillers dans lesquels l’enquêteur vedette a des problèmes d’addiction très fatigants. 

Il est alcoolique, cocaïnomane ou insomniaque. On voit arriver d’avance le double enjeu : la lutte contre le mal externe (les malfrats à démasquer) et le mal interne (l’addiction, les démons intérieurs) à surmonter. De la part de l’auteur, c’est comme s’accorder un jeu de cartes de valeur supérieure à ce qui peut advenir dans l’existence. Sans compter que, comme il s’agit d’un quasi-lieu commun, en plantant le portrait de son héros en difficulté, l’auteur atteste d’entrée son manque d’imagination. On me vend du vent : la promesse d’une surprise à partir de conditions initiales pipées. Et on devine arriver ces moments d’ennui absolus où le détective remplit à ras bord son verre de bourbon, où l’inspectrice qui a avalé trop de somnifères (le lecteur ou le spectateur a été averti de la dose à ne pas dépasser), ne se réveillera pas à temps le lendemain pour être à pied d’oeuvre sur une nouvelle scène de crime… 

Rien à voir, me semble-t-il (mais je ne vois pas exactement pourquoi) avec les films de genre où une poursuite de véhicules avec des crashs à la clé, une démonstration de kung-fu, ou le désamorçage d’une bombe à la dernière seconde, doivent survenir à chaque épisode. 

Remède : commencer par la 4e de couverture

 

Marie-Claude Sawerschel

Après une carrière consacrée à l’éducation et à l’enseignement, Marie-Claude Sawerschel veut conjuguer la réflexion sur l’humain et les trésors de la philosophie. Parce que la philosophie est soluble dans les sciences, la politique, les arts, l’entreprise, le sport, dans la vie sous toutes ses formes et qu’elle n’est pas réservée aux seuls spécialistes.