Leçon de nos choses

Illustration: Nelly Damas pour Foliosophy
Tout le monde ou presque aujourd’hui connaît la Japonaise Marie Kondo, rendue célèbre, et sans nul doute riche, par l’ouvrage qu’elle a écrit sur le rangement et les conseils qu’elle donne pour ne pas finir noyés dans les choses que nous accumulons.
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Ce qui apparaît initialement comme une préoccupation platement domestique – que les grands esprits peuvent donc ignorer – se révèle, lorsque on s’y arrête, un remue-ménage format XXL de notre psychisme. Car on ne s’entoure pas d’objets, de choses, impunément ni sans raison secrète. Retrouver des affaires alors qu’on les avait oubliées, se demander pourquoi on ne s’en est jamais défait, consentir à s’en séparer en se demandant si ça nous apporte ou non de la joie est un exercice plus difficile qu’on le croit parce qu’il nous révèle nos attachements profonds et ces manies dissimulés à nous-mêmes. Dans cette activité brusquement consciente de détachement, on opère quelque chose comme un dédoublement de soi qui permet de se voir de l’extérieur, de dédoubler notre « je », condition de toute pensée comme l’a montré Hannah Arendt : penser, c’est activer le dialogue du “deux en un” (les deux voix qui sont en moi, celle qui vit et celle qui est capable de se voir en train de vivre). “Il faut toujours deux tons, au minimum, pour produire un son harmonieux”. (H. Arendt, Considérations morales). Passer par la médiation des choses, de nos choses, pour activer cette conscience est un exercice aussi simple que déboussolant. Pour le dire plus simplement, il y a le moi qui amasse  – et on amasse toujours beaucoup plus qu’on ne croit – et celui qui découvre qu’il vit dans un moi qui amasse.
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Ce qui apparaît initialement comme une préoccupation platement domestique se révèle un remue-ménage format XXL de notre psychisme.
Signe de ce dédoublement : la stupéfaction éprouvée par tous ceux qui appliquent la méthode Kondo, laquelle implique le rassemblement, en un seul endroit, de tous les objets d’une même catégorie (les vêtements, puis les livres, puis les accessoires de cuisine, puis de bureau, etc.) : « Oh, mon dieu ! Je ne savais pas que je possédais tout ça ». Consternation, embarras, gêne : « Qui suis-je, moi qui génère des traces de mon existence aussi disproportionnées ? », “Quel effet aurait sur moi la perception de toutes ces possessions si elles étaient celles de quelqu’un d’autre ?”  Car c’est bien tout à coup quelqu’un d’autre que soi que les protagonistes, confrontés à la sanction de leur existence réelle chosifiée, découvrent : des collines de vêtements amassés, des quintaux de livres non lus, d’objets utilitaires à double, à triple, par dizaines, en tous genres et disséminés dans toutes les pièces de l’appartement. De quoi suis-je atteint pour amener, dans mon antre, de nouveaux objets chaque fois que j’en ai besoin, n’accordant que peu de temps pour gérer, apprécier, valoriser et reconnaître ce que je possède déjà ?
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« Qui suis-je, moi qui génère des traces de mon existence aussi disproportionnées ? »
Je est un autre.
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Ajuster ses besoins à ses possessions de manière régulière, consciente, “joyeuse” (le mot d’ordre de la méthode Kondo), est une des façons de vivre conscient et de faire un peu reculer la véracité de l’assertion freudienne, prise, pour le coup, au sens propre : « Le moi n’est pas maître en sa maison ». Devenir un peu plus conscient de la manière dont on occupe l’espace et comment on s’y organise est une excellente façon de comprendre un peu mieux qui on est, de devenir un peu mieux maître en sa maison. En d’autres mots : “moins dupe”.
Marie Kondo est l’auteur de plusieurs ouvrages pratiques. Elle a également produit des émissions dans lesquelles elle montre le travail qu’elle effectue chez des particuliers, noyés et malheureux dans le chaos de leurs possessions qui – c’est une constante – reflète un certain chaos dans leur vie. Le dressing foutoir et la cuisine chaotique comme symptômes de soi.
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M’émeuvent et m’interpellent à chaque fois ces moments où, après avoir visité la maison ou l’appartement à soigner (une thérapie du propriétaire par procuration), Marie Kondo invite chacun à « bénir la maison et l’espace », non pas comme un rituel religieux avec crucifix et encensoir, mais recueilli en soi-même, focalisé sur cet espace présent en permanence sous nos yeux et nos pas, mais sans cesse néantisé par notre indifférence. On s’étonne à chaque fois de constater comment, après un instant de surprise à l’invite (surprise que chaque occidental comprendra), chacun, très rapidement, semble considérer la proposition comme, somme toute, parfaitement fondée et de se plonger naturellement dans la conscience du lieu où notre quotidien se déroule et qui constitue, par conséquent, comme une seconde peau.
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Une spiritualité du quotidien. C’est peut-être ce que nous devons développer pour opérer en nous les changements plus vastes que nous savons nécessaires sur notre planète aujourd’hui.
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Il y a quelque chose à chercher dans le rapport aux vêtements comme révélateur de ce que notre personne dit, se dit, nous dit. Comment on les achète, sous quelle pulsion, impulsion, parce qu’on a besoin de quelque chose, pour être quelqu’un d’autre, pour se magnifier, compléter son identité, multiplier les possibilités d’être, si on achète les copies quasi conformes de ceux qu’on a déjà, comment on les porte, combien de fois avant de s’en débarrasser, si on s’en débarrasse, si on les porte, comment on les choisit le matin, pourquoi on ne peut pas s’en défaire, dans quelle mesure un argument comme « ça peut toujours servir » est invoqué, si les vêtements sont devenus des quasi-personnes, des clones partiels de nous-mêmes et que s’en défaire est un peu comme perdre de sa substance…

 

On n’acquiert pas des vêtements parce qu’on ne peut pas se promener nu ou parce qu’il faut se protéger du froid, car il n’en faudrait pas beaucoup pour remplir cette fonction. Si on en a davantage, si un nouveau vêtement n’apparaît jamais comme un vêtement en trop “dont on n’a pas besoin”, c’est qu’il ne ressemble à aucun autre qu’on possède déjà et que, ce faisant, c’est un possible, une possibilité d’être qu’on s’offre.

 

Et de me demander comment se vivent les ressortissants de communauté où le vêtement, comme au Guatemala, au bord du lac de Tikal, vêtus chaque matin à peu près à l’identique, dans un vêtement qui est un costume d’appartenance à une communauté.

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Le consumérisme, c’est le contraire du rêve. Ou plutôt : c’est la logique du marché qui rêve à ma place.
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Différence entre un achat aléatoire, qui donne l’impression d’acquérir quelque chose de plus qui vient alourdir la masse des objets possédés, et l’achat d’un objet (vêtement, appareil, accessoire) qui donne l’impression de la rencontre parfaite parce qu’il permettra de se débarrasser de beaucoup d’autres objets, comme un achat qui efface le superflu.
Derrière le pragmatique, il y a du psychologique.
Derrière le psychologique, il y a du métaphysique.

Marie-Claude Sawerschel

Après une carrière consacrée à l’éducation et à l’enseignement, Marie-Claude Sawerschel veut conjuguer la réflexion sur l’humain et les trésors de la philosophie. Parce que la philosophie est soluble dans les sciences, la politique, les arts, l’entreprise, le sport, dans la vie sous toutes ses formes et qu’elle n’est pas réservée aux seuls spécialistes.

5 réponses à “Leçon de nos choses

  1. Leçon de nos choses, le son de nos choses, leçon de choses. Voici un titre bien choisi pour décrire les couches d’objets que l’on est capable d’accumuler sans s’en rendre compte, et qui nous ébahissent lorsqu’on se retrouve à les recenser. Bien choisi aussi parce que ces choses disséminées un peu partout dans l’espace de l’appartement – comme le décrit de façon si vivante Marie-Claude Sawerschel -, nous invitent, une fois rassemblées, à réfléchir à leur véritable nécessité en nous interpellant sur leurs raisons d’être là.
    J’avais beaucoup entendu parler de la méthode Marie-Kondo, et lu des articles sur ce sujet, mais sans l’avoir lue. Dans tout cela, jamais je n’y ai rencontré la bénédiction de la maison et de l’espace. Alors, merci Marie-Claude de nous redonner à travers notre lieu de vie ordinaire l’élan vers “une spiritualité du quotidien”, pour reprendre votre belle expression. Un bel exercice !

  2. “Le consumérisme, c’est le contraire du rêve. Ou plutôt : c’est la logique du marché qui rêve à ma place”

    En effet, parmi tous les objets qui nous envahissent, combien en avons-nous produits nous-mêmes? Qu’achètons-nous, sinon l’emballage sans même nous interroger sur les conditions de production de son contenu? J’ai été complice de la division marketing d’un chocolatier notoire, (pas trop mal) payé pour prendre part à des séances interminables de “brain storming” sur le meilleur “design” à adopter pour emballer une pralinée quand la moitié de la planète n’a pas de quoi remplir son estomac et que toutes les X secondes, un enfant meurt de faim dans le monde, comme ne manquent pas de nous le rappeler certains pontifes du tiers-mondisme entre deux dîners à la “Perle du Lac”.

    Je me suis assez vite emm… dans les chocolats, malgré le prestige mondial du producteur, et lui ai rendu mon tablier pour partir au Tiers-Monde, laissant les pontifes pontifier à la terrasse de la “Perle du Lac”.

    Je ne crois pas moins pouvoir témoigner que 80 à 90% des objets que nous achetons sont investis dans leur seule publicité. Notre alimentation, en particulier, n’est pas conçue pour satisfaire nos besoins nutritionnels de base, mais pour consommer encore plus – comme le sachet de cacahuètes ou de pistaches dont chaque unité décortiquée appelle aussitôt à avaler la suivante. Des états-majors de nutritionnistes, de psychologues, de conseillers ès embobinage et conditionnement du comportement consumériste, tous plus distingués et mieux rémunérés les uns que les autres, veillent à entretenir notre fringale jamais assouvie et donc à ce que notre taux de cholestérol ne mette pas les médecins au chômage (eux aussi dépendent de notre consommation pour leur survie). Oui, nous consommons du rêve, ce qui n’est pas la meilleure façon de s’alimenter.

    Et que reste-t-il au réveil, sinon l’envie de consumer encore plus? La frustration programmée (comme il existe une obsolescence programmée) n’est-elle pas devenue la condition “sine qua non” de la survie de la société de consommation? Et grâce aux prouesses du marketing et de la communication, qui ont rendu l’inutile indispensable, le consumérisme ne produit plus que du déchet, devenu lui-même commerce fort lucratif par ailleurs – ce qui fait dire à l’écrivain Vladimir Volkoff que nous vivons non pas dans une société de consommation mais dans une société d’excrémentation.

    Mais à force d’accumuler et de consommer des choses, ne sommes-nous pas devenu(e)s des choses nous-mêmes? Vous avez raison de le rappeler: nous ne tirerons jamais assez de leçons de nos choses.

    1. “(…) des conseillers ès embobinage” Quelle belle formule !

      Il y a les emballages, il y a l’image dégagée par le produit – ce dont le produit se pare sans qu’il en soit changé d’un iota (What else ?) – et il y a le produit lui-même, même sans emballage, même sans image, que nous sommes conduits à désirer pour lui-même, dans une dynamique en accélération constante. Ce qui est nouveau, différent, attise le désir de possession, parce qu’il crée la surprise. Le phénomène est exacerbé, me semble-t-il, par le fait que nous avons perdu l’habitude de contenir le désir – et de tester sa pertinence aussi – en nous éloignant peu à peu de l’habitude de fabriquer nous-mêmes certains objets dont nous avons besoin ou que nous désirons. Contenir et entretenir le désir en consacrant son temps, son attention, son savoir-faire et son effort à l’élaboration d’un meuble, d’une lampe, d’un vêtement, d’un cosmétique ou d’un détergent est un art bientôt uniquement cantonné à l’artisanat. C’est regrettable car la fabrication maison est une bonne façon de réduire les états compulsifs et les acquisitions hâtives. Sans compter le retour gratifiant sur ses propres capacités, la joie de créer sans être ni un artiste ni un artisan, la satisfaction d’avoir des objets aussitôt chargés d’une histoire.

      J’ai longtemps possédé un ouvrage sur les confections des objets par les Shakers, des objets d’une beauté estomaquante qu’on soignerait avec une attention toute particulière si on les possédait, qu’on réparerait si nécessaire jusqu’au bout de leur vie, tant ils ont été “pensés” par ceux qui les ont produits. Des objets qui éveillent en nous le soin, la reconnaissance, la gratitude, c’est un peu ce que nous avons perdu. Et je crains bien que cette négligence et cette indifférence pour nos choses ne déteignent un peu sur la manière que nous avons de nous traiter nous-mêmes. En témoigne, comme vous le montrez si bien, le recours si fréquent à une alimentation débile qui ruine notre santé.

      Mais rien autour de nous ne nous incite à “perdre notre temps” à confectionner des objets qui se pressent par milliers, déjà réalisés, sur les rayons des magasins et sur les pages d’internet.

      Etudiante, je confectionnais moi-même les vêtements dont j’avais besoin. J’ai beaucoup appris en tâtonnant pour trouver les techniques nécessaires. Ces vêtements sont encore dans ma mémoire comme aucun autre. C’était plus facile alors parce que le “patrons” existaient dans des journaux qu’on trouvait partout, parce que de nombreux magasins d’étoffes facilitaient l’inventivité de tous.

      Ces vêtements maison en soie sauvage et en coton Liberty grevaient moins les budgets que la fast fashion en polyester qu’on trouve partout et qui est bonne pour la décharge après le premier lavage.

      1. Un grand merci pour votre réponse. En effet, nous avons perdu l’habitude de confectionner nous-mêmes nos propres habits, comme vous le faisiez quand vous étiez étudiante et comme nos mères rapiéçaient avec diligence les vêtements des enfants, les cadets héritant de ceux des aînés. C’est ainsi que je me trouvais parfois revêtir le manteau de ma soeur aînée, transformé en “duffle-coat” par les doigts habiles de ma mère. Anglaise d’adoption, elle aurait sans trop de peine fait d’un pardessus pour fille un mini trench Burberry’s digne d’un officier de la Royal Navy.

        Et sous la dictature du “fast food”, qui sait encore cuire des légumes à l’étuvée, faire une blanquette de veau sauce Béchamel, un boeuf en daube ou une rognonade?

        Les objets que façonnaient les Shakers, que vous mentionnez, en particulier le mobilier et les boîtes cintrées à la vapeur qu’ils fabriquaient de leurs propres mains inspirent encore plus d’un “designer”. Pendant mon premier séjour aux Etats-Unis, j’avais vu quelques specimens de leurs boîtes en forme de ziggourats, qui s’emboîtent les unes dans les autres, de la plus grande à la plus petite, comme des poupées “Matriochka” russes. Ne ramènent-elles pas à une passion que tant d’entre nous ont gardée de leur enfance, le bricolage et le modélisme amateur?

        Le bricolage, dont Raymond Queneau disait qu’il est une forme d’écriture et le modélisme, qui exige patience, habileté manuelle et une grande variété de savoir-faire, procurent des satisfactions difficiles à trouver ailleurs, raison pour laquelle des gens de tous horizons et professions s’y adonnent à tout âge. Votre confrère Richard-Emmanuel Eastes a écrit sur son blog en mars 2020, au début du confinement, un article intitulé “Petite pédagogie du confinement à l’usage des parents” (Le Temps du 31 mars 2020 – https://blogs.letemps.ch/richard-emmanuel-eastes/2020/03/31/petite-pedagogie-du-confinement-a-lusage-des-parents/). En réponse à son article, je lui avais suggéré alors le modélisme non seulement comme dérivatif au confinement – aujourd’hui, on pourrait ajouter: comme antidote à la sinistrose ambiante née de l’actualité – mais aussi comme activité à introduire dans les programmes scolaires. A l’heure où leurs responsables se disent soucieux de revaloriser l’apprentissage, n’auraient-ils pas là une occasion à saisir? Aux Etats-Unis, le modélisme se pratique même comme activité de recherche.

        Mon commentaire étant trop long pour être repris ici, on le trouvera sous mes initiales , “A. Ln”, au lien ci-dessus, ainsi que la réponse de M. Eastes.

        1. “le bricolage : une formule d’écriture et de modélisme”
          A méditer. Merci de vos apports si précieux !

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