Ubuntu et droits politiques

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Recueillir des signatures dans la rue pour une initiative ou un référendum est un exercice que je recommande à tout citoyen. Il y a une beauté (j’ai réfléchi au terme) à constater en acte, sur son temps libre, les pieds gelés, que notre démocratie peut tenir à ce petit geste élémentaire qui consiste à aborder un passant pour lui demander s’il est d’accord avec telle ou telle idée et lui proposer de la soutenir. 

Que cet embryon d’association puisse constituer un levier de changement dans un pays tout entier est un joyau politique que nous devons chérir, cultiver, protéger. 

Et pratiquer.

♠♠♠

Il y a le passant fermé qui ne vous voit pas, qui se protège pour ne pas entrer en matière (Le Suisse est un être plutôt discret, pas facilement enclin à la discussion de rue, état de fait qui rend d’autant plus fascinant notre système de démocratie directe) et qui ne tourne même pas la tête en entendant le son de votre voix. 

Il y a la passante qui vous dit qu’elle est pressée, qu’elle n’a pas le temps. 

Il y a la passante accorte qui se dit très intéressée, mais qui n’a pas le droit de vote. 

Il y a la retraitée qui se dit contre votre initiative, qui vous raconte sa vie pour vous expliquer les raisons de son désaccord, qui signe enfin, reconnaissant que votre projet serait une solution pour empêcher que ce qu’elle a vécu d’abominable puisse se reproduire pour les nouvelles générations. 

Il y a celui qui vous dit que “ça ne l’intéresse pas” (comme si l’essentiel était là). 

Il y a celle qui s’arrête pour en débattre, hésitante (pendant que vous calculez le nombre de signatures potentielles perdues  en enregistrant malgré vous le nombre de piétons qui se sont faufilés à vos côtés) et qui finit par vous dire qu’elle va y réfléchir. 

Il y a celui qui ne sait pas ce qu’est un référendum, qui trouve le dispositif magnifique lorsque vous le lui expliquez et qui s’indigne illico alors qu’en général les lois puissent être votées sans que les citoyens soient consultés. 

Il y a ceux qui pensent devoir consulter leur employeur avant de signer, comme si leur emploi en dépendait. 

Il y a celui à qui on doit apprendre que sa signature n’est pas valable. 

Il y a celui qui vous propose d’autres sujets d’initiatives (il en a à l’esprit une liste longue comme le bras). 

Il y a celle qui cherche du regard l’approbation de son mari avant de signer. 

Il y a celui qui, par principe, ne signe jamais rien dans la rue. 

Il y a celui qui en a entendu parler et qui est très content d’avoir l’occasion de signer. 

Il y a celui qui essaie de vous faire croire qu’il ira regarder sur le site internet pour s’informer plus en profondeur. 

Il y a celle qui a un témoignage à vous faire, lequel vous donne à comprendre mieux encore l’importance de ce que vous êtes en train de faire signer. 

Il y a tous ceux qui ne savent pas qu’en signant une initiative, ils ne sont pas en train de décider la mise en application de ladite. 

Il y a celui qui vous demande de quelle obédience vous êtes et qui signe (ou pas) pour cette raison seule. 

Il y a ceux qui vous disent qu’ils ne sont pas personnellement concernés par le sujet, mais qui signent quand même. Ou pas. 

Il y a celui qui vous dit qu’il a déjà signé. 

Il y a celle qui ne se souvient pas si elle a déjà signé. 

 Il y a celui qui vous demande d’entrée si vous allez lui demander de l’argent et qui signe ensuite les yeux fermés quand il sait que ce n’est pas le cas. 

Il y a celui qui vous dit qu’il n’est pas du tout d’accord avec le projet mais qui signe immédiatement par solidarité parce qu’il a, par le passé, lui aussi recueilli des signatures dans la rue et qu’il sait à quel point ça peut être ingrat. 

Il y ceux qui vous remercient de vous geler dans le froid pour un sujet aussi important. 

Il y a celle qui se retourne encore une fois après avoir signé et vous souhaite “bonne chance” avec un grand sourire. 

♠♠♠ 

Au fil des heures et des jours, je me dis que notre système de démocratie directe exemplifie les thèses UBUNTU des Bantous : je suis ce que je suis parce que nous sommes. Ou « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous » Si les signatures se succèdent rapidement, je sens mon pays changer. Si les passants se renfrognent et ignorent ma présence, je sens que je dois abandonner le rêve que j’avais.  

La première forme d’initiative populaire en Suisse remonte à 1793 et c‘est le canton de Vaud qui connaît le premier, en 1845, le principe de l’initiative populaire qui donne alors à 8 000 citoyens la possibilité de faire soumettre au peuple “toute proposition”. 

C’était il y a longtemps. Mais pas tant que ça. Les modifications apportées au sytème des intitiatives et des référendums ont été nombreuses depuis. Ces structures changeront encore. Elles ne datent pas de Moïse et ne sont pas garanties jusqu’à la fin des temps.

Ayons de l’intérêt pour elles.

Pratiquons-les.

Protégeons-les.

Tu es parce que nous sommes.

Marie-Claude Sawerschel

Après une carrière consacrée à l’éducation et à l’enseignement, Marie-Claude Sawerschel veut conjuguer la réflexion sur l’humain et les trésors de la philosophie. Parce que la philosophie est soluble dans les sciences, la politique, les arts, l’entreprise, le sport, dans la vie sous toutes ses formes et qu’elle n’est pas réservée aux seuls spécialistes.

15 réponses à “Ubuntu et droits politiques

  1. Géniale, cette correspondance entre l’ubuntu et les droits politiques suisses ! … après tous ces échanges savoureux visant à permettre au peuple de donner son avis…

  2. Excellent ! Ayant vécu nombreuses de ces situations, ça m’a bien fait rire.
    Chapeau à celles et ceux qui affrontent le froid pour défendre leurs idées, quelles qu’elles soient et vivement le printemps !

    1. Oui, il faut l’avoir vécu ! Un autre copain récoltant m’a dit : “Moi, j’aurais ajouté ma préférée :
      “Il y a celui qui ne signe pas parce qu’il vous dit que vous n’aurez aucune peine à récolter des signatures”. C’est vrai qu’elle est coton celle-là !

      1. Ah oui.. là on entre presque dans l’humour absurde.

        A propos d’humour absurde, une réponse que je réserve aux (pauvres) jeunes de chez Corris:
        “Je peux pas, je suis mineur.” Ce qui n’est drôle que quand il est évident qu’on a largement plus de 18 ans. Pas très charitable, ceci dit. Et ça peut faire rire ou tomber à plat. Je ne la fais que quand je suis d’humeur taquine.

  3. Je te remercie d’avoir contribué à ce que je m’ouvre plus souvent aux initiatives ! le rappel de la notion d’Ubuntu est excellent.

  4. Excellent article, je compatis à la “douleur” des récolteurs de signatures.
    Mais à lire ce que vous écrivez, vous me confortez dans mon idée que le nombre de signature pour un référendum ou une initiative est trop bas dans notre pays. Vos explications montrent bien le processus de pensée d’un signataire, ou pas ! C’est vraiment folklorique.
    A Genève, le pourcentage de signatures valables varie selon le type d’initiative ou de référendum; 2% ou 3% des votants au niveau cantonal, mais pour les communes c’est 16% !!!.
    10% me parait un bon pourcentage pour le pays en entier, cela éviterait de voir des sujets qui sont ultra minoritaires ou des “pet theories” qui reviennent inlassablement, tels le GSSA. Cela endiguerait aussi la lassitude du citoyen envers les votations.
    Je précise aussi que je participe à tous les votes et élections car je ne me sens pas le droit de commenter / rouspéter / râler si je ne l’ai pas fait.

    1. Je ne suis pas sûre que le niveau de signatures exigées soit trop bas, notamment pour un référendum cantonal :
      – par temps froid
      – en période de vacances
      – en périodes de mise en quarantaine pandémique
      etc.

      Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas continuer à veiller là-dessus, car, vous avez raison, la vitalité de nos outils de démocratie directe ne sont pas pour rien dans la lassitude citoyenne.

      Mais à tout prendre, je préfère être consultée un peu trop souvent comme citoyenne que trop peu ou pas du tout.

      A vrai dire, ce qui m’est surtout apparu pendant les récoltes de signatures, c’est une ignorance un peu trop importante, de la part de certains électeurs, du statut et de la fonction de ces outils démocratiques. Je crois que l’école n’en fait pas assez de ce côté-là, ou pas exactement de la bonne manière. Plutôt qu’un enseignement strictement théorique, à supposer qu’il soit prodigué à tous les élèves, on devrait peut-être essayer de trouver les moyens d’une mise en oeuvre concrète au sein des établissements.

  5. Vous m’avez appris quelque chose. Je ne savais pas que la première initiative populaire a fait son apparition dans le pays de Vaud en 1793. Je croyais que le système venait du mouvement démocrate de Winterthur au XIXe siècle, vers 1860-70, qui s’opposait à la politique d’Alfred Escher, libérale, autoritaire, “top down”. On appelait Escher “princeps” et on voulait le déboulonner. Ce qui fut fait d’ailleurs.

    En fait ce système a eu un tel succès parce qu’il renouait avec la tradition des Landsgemeinde de l’ancienne Suisse, tout comme la paix du travail a renoué avec la concertation dans les corporations de métier de naguère. Et les Landsgemeinde elles-mêmes n’étaient qu’un subsistance des plaids carolingiens de jadis, qui se sont pratiqués partout dans l’empire carolingien.

    Je reste un peu sceptique sur votre information historique. En 1793, LL. EE. de Berne régnaient encore de main de maîtres sur le pays de Vaud. Je ne pense pas qu’ils aient permis une telle expérience de démocratie de base. Êtes-vous sûre que ce n’était pas plutôt après 1803?

  6. Ah pardon, j’avais mal lu. En 1793 ce n’était pas dans le pays de Vaud, mais où alors? Il y avait déjà des Landsgemeinde en Suisse centrale, mais où d’autres aurait-on fait appel au peuple en 1993 ? Il y a bien eu les évènements de Stäfa (Stefnärhandel), dans le canton de Zurich, où des citoyens ont demandé au gouvernement de leur expliquer pourquoi les anciennes libertés médiévales n’étaient plus appliquées. Mais c’était en 1794-95, pas en 1793. C’était un de ces mouvements de protestation de la fin de l’Ancien Régime, un peu comme l’insurrection de Chenaux en Gruyère. Et ça s’est heurté à une répression très dure de la part de l’Obrigkeit. On y peut cependant y voir une première affirmation du principe des droits populaires qui s’affirmeront à nouveau à la fin du XIXe (consacrés par la constitution fédérale de 1875).

    Vous faites allusion à une première forme d’initiative populaire dans le Canton de vaud en 1845. C’est intéressant car dans ce cas ça coïncide avec la révolution radicale et la prise du pouvoir par Druey. Donc le canton de Vaud aurait précédé historiquement les démocrates de Winterthur (dont le leader s’appelait Jean-Jacques Sulzer). C’est intéressant. Je ne le savais pas.

    Pourriez-vous nous en dire plus s’il vous plaît. Je serais très intéressé.

    https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/017215/2012-02-27/
    https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/003709/2012-07-23/

    1. Merci de m’en apprendre tellement en si peu de lignes !

      Mes connaissances historiques n’arrivent pas à la cheville des vôtres. J’avais simplement envie, dans le cadre de cet article, de rendre sensible le fait que le dispositif démocratique de l’initiative ne date pas de Mathusalem et mérite par conséquent qu’on s’en rende compte pour qu’on en sente toute la valeur.

      J’ai donc procédé à la recherche la plus minimale que l’on puisse concevoir, en me tournant vers Wikipédia :

      La première forme d’initiative populaire en Suisse remonte à l’époque de la domination française, après qu’elle a été introduite dans ce pays par la Constitution de l’an I du 24 juin 1793. Elle n’est cependant codifiée qu’entre 1831 et 1838, à la suite de l’utilisation massive des pétitions qui allaient forcer la Régénération, dans les cantons d’Argovie, de Bâle-Campagne, de Thurgovie, de Schaffhouse, de Lucerne et de Saint-Gall, sous la forme d’une demande de révision constitutionnelle totale12. C’est le canton de Vaud qui connaît le premier, en 1845, l’initiative populaire des lois via une possibilité, donnée à 8 000 citoyens, de faire soumettre au peuple « toute proposition.”

      Je plaide coupable de ne pas avoir indiqué mes sources, que voici :

      https://fr.wikipedia.org/wiki/Initiative_populaire_f%C3%A9d%C3%A9rale#Avant_1848

      Je me réjouirais d’avoir vos commentaires sur l’article encyclopédique en question, devinant que vous auriez vous-même beaucoup à apporter dans le cadre de cette encyclopédie collaborative ouverte, et par conséquent indéfiniment perfectible !

  7. En effet, wikipédia est “indéfiniment perfectible” !…
    Il me semble qu’il y a une bizarre confusion pour la date de 1793, dans son article sur l’initiative populaire fédérale, lorsque cette “encyclopédie libre que chacun peut améliorer” se réfère à la Constitution française du 24 juin 1793, destinée au peuple français :
    https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-du-24-juin-1793
    alors même que la Suisse ne fut sous domination française qu’entre 1798 et 1815 (Genève sera délivrée déjà le 31 décembre 1813) :
    https://www.eda.admin.ch/dam/PRS-Web/fr/dokumente/unter-franzoesischer-herrschaft-1798-1815_FR.pdf
    Ou bien ?

    1. Je ne peux qu’inviter les historiens à aller fissa sur Wikipédia rétablir les vérités qui s’imposent. Si ma candeur imprudente à considérer comme argent comptant les informations en ligne pouvait au moins avoir servi à débusquer des erreurs crasses, ma foi, j’en serais déjà satisfaite.

      1. La confusion à propos de cette date de 1793 pourrait éventuellement provenir d’une trop rapide lecture du Dictionnaire historique de la Suisse par celui qui a écrit pour wikipédia :
        «Historiquement, le droit d’initiative remonte à la Constitution française de 1793 (dite “de l’an I” ou “montagnarde”). En Suisse, il fut préparé par la pratique massive et décisive des pétitions, […]»
        https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/010386/2016-07-18/
        Les droits politiques suisses actuels sont de toute façon ancrés dans notre histoire ancienne, inspirés qu’ils sont des anciennes requêtes, doléances et pétitions :
        https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/010371/2012-04-11/

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