Regards croisés sur l’autonomie des directions d’établissements scolaires


Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Jean-Michel Bugnion et moi-même tenons tous deux des blogs sur la plateforme de la Tribune de Genève et sur celui de Le Temps où il est parfois question d’éducation.

L’idée est venue d’échanger sur une dimension de l’éducation qui nous semble importante. C’est la question de l’autonomie des établissements que nous avons retenue. 

Nous y consacrons cet échange.

 

JMB : Il y a plusieurs dimensions dans l’éducation qui me semblent importantes. La question de l’autonomie des acteurs, à commencer par celle des directions, est capitale à mon sens et elle me semble être en difficulté actuellement dans l’école genevoise.

MCS : Allons-y avec l’autonomie des établissements si tu le veux bien, que je reconnais comme essentielle moi aussi. On a effectivement l’impression qu’elle est réduite aujourd’hui.

JMB : Aujourd’hui, le mot d’ordre, visiblement, c’est : “alignés-couverts”. Les directeurs actuels sont moins des directeurs que des exécutants : ils n’ont pas la marge de manœuvre nécessaire pour assurer leur mission dans les meilleures conditions possibles. Ils n’ont pas, comme tu le disais dans ton dernier blog, l’équilibre entre responsabilité et pouvoir. On constate un déséquilibre entre les deux. Ils sont sans grand pouvoir mais leur revient une lourde responsabilité qui peut leur “retomber dessus” si quelque chose se passe mal.

MCS : Léman bleu, par P. Décaillet, s’est récemment fait l’écho de plaintes des directeurs du secondaire II (collège, ECG, Ecoles de commerces et écoles professionnelles) dénonçant la “maltraitance” dont ils faisaient l’objet. C’est ce déséquilibre pouvoir-responsabilité qui était apparemment en jeu : ils semblent avoir le sentiment d’être cantonnés dans un rôle où ils doivent exécuter des ordres sans qu’ils puissent prendre suffisamment en compte les besoins de leur établissement, qu’ils sont bien placés pour connaître. Quelques quotidiens ont tenté de se faire l’écho de courriers de la part de ces directeurs à la direction du Département. Sans grand effet. Interrogés par la presse, les directeurs indiquent lapidairement aujourd’hui qu’ils sont satisfaits des réponses données par le Département et qu’ils n’ont rien à ajouter.

JMB : Alignés-couverts ! J’aimerais te donner un exemple que j’ai vécu comme directeur et qui a défrayé la chronique sous l’appellation de « l’affaire Rafaela ». Rafaela était une élève brésilienne, installée illégalement à Genève. Micheline Spoerri était alors à la tête du Département de Justice et Police et Martine Brunschwig Graf en charge du DIP. Un matin, très tôt, des policiers embarquent Rafaela à son domicile, expliquant qu’une décision d’expulsion vient d’être prise à son encontre. Une enseignante de l’établissement, alarmée par l’élève via son téléphone, alerte aussitôt la presse. Inutile de dire que les élèves étaient “remontés comme des coucous” et les enseignants scandalisés. Avec l’aval du Département, j’ai pu m’exprimer librement dans les médias, TV, journaux, et évidemment gérer l’affaire à l’interne, comme mes prérogatives de directeur m’y invitaient. La marche de soutien qui était envisagée par les élèves et à laquelle des groupements et des partis auraient pu s’associer, avec un risque évident d’instrumentalisation politique, a été transformée en manifestation interne à l’établissement au cours de laquelle la communauté scolaire a décidé de faire au Département de Justice et Police la demande expresse de laisser Rafaela revenir. Micheline Spoerri a fini par y consentir. Rafaela est revenue et a terminé sa formation. 

MCS : Le rôle de l’autorité départementale était de donner le cadre, ce qu’elle a fait. A toi de gérer le reste : les rôles étaient bien définis avec juste ce qu’il fallait de coordination pour que le fonctionnement institutionnel soit cohérent. Au directeur l’autonomie pour décider comment, dans cette situation, gérer l’affaire.

JMB : Oui ! Imagine une telle affaire aujourd’hui. Elle ne serait pas gérée en 2021 comme elle l’a été en 2002.

MCS : Probablement pas. Les temps ont changé. Comme dans tous les secteurs, le droit pour un directeur de prendre la parole est plus contraint et la gestion d’une affaire du type de celle que tu évoques ferait sans doute l’objet d’une guidance plus marquée de la part du Département.

JMB : C’est ça. Et le directeur devrait alors exécuter les ordres pour gérer l’affaire, sans égard pour la spécificité de l’établissement, ce qui, dans le cas de Rafaela, aurait été une grave erreur. A l’époque, j’ai pu gérer les choses comme je sentais qu’elles devaient l’être dans mon établissement. Ça a été gagnant pour l’affaire et, en plus, la dynamique du collège s’en est trouvée renforcée.

Aujourd’hui, par peur des éclats, on coupe le micro des directeurs. On gère les affaires depuis le secrétariat général.

MCS : Est-ce qu’aujourd’hui les enseignants auraient l’initiative, c’est-à-dire “prendraient le risque” d’alerter la presse pour une affaire de ce genre ? 

Une connaissance me relatait récemment la mésaventure vécue au détour d’un article qu’elle avait fait paraître dans la rubrique Opinions du Temps voici plusieurs années. Cette personne y parlait, précisément (le monde est petit et les mêmes idées sont dans l’air) d’autonomie des établissements et de diversité de pédagogies qu’un système un peu plus libéral permettrait de faciliter. Elle a été convoquée par sa hiérarchie et a écopé d’un avertissement. Je ne pense pas que le règlement du personnel interdise à un enseignant de s’exprimer dans la presse. Mais des notions comme celles de respect de l’intérêt de l’Etat, de devoir de réserve ou d’obligation de garder le secret, assez floues dans les faits, seraient sans doute invoquées facilement aujourd’hui.

Un avocat que j’interrogeais il y a quelque temps sur le périmètre de cette notion de devoir de réserve m’a fait cette réponse : “plus vous êtes proche des politiques, ou plus vous êtes susceptible d’embarrasser les politiques, plus la violation du devoir de réserve sera invoquée et retenue contre vous.” Tout se passe, en somme, comme si les règles du jeu étaient énoncées en cours de partie. La question de l’autonomie, celle du devoir de réserve et de la liberté d’expression forment un triangle compliqué qui mériterait qu’on le clarifie, faute de quoi la peur s’installe et l’autonomie est totalement compromise.

JMB : Il y a deux manières d’influencer les canaux de communication. Par la confiance d’abord. C‘est ce que j’ai toujours essayé de pratiquer dans ma fonction, et, fatalement il est arrivé que je me “fasse avoir”. Aujourd’hui, c’est plutôt la méfiance qui semble règner. 

MCS : avec sa contre-partie obligée : la peur de mal faire et de s’exprimer librement.

JMB : La trouille paralyse le système, alors qu’un enseignant doit avoir des projets pour amener les élèves là où il doit les conduire, qu’un directeur puisse de son côté soutenir sereinement les projets. S’ils craignent de le faire, le système se paralyse. 

MCS : Il se paralyse alors qu’il devrait demeurer ouvert. Mais il faut relever, me semble-t-il, que la tâche, pour les politiques, est elle-même devenue plus ardue étant donné l’intérêt des médias pour l’école et l’énorme influence des réseaux sociaux, avec certains journalistes qui se tiennent littéralement à l’affût. Chaque jour apporte son lot de menaces pour un Département. Mais je crois que c’est précisément le rôle de nos élus que de faire reculer la peur et non de l’alimenter. Cela dit, la pandémie complique beaucoup les choses.

JMB : En effet, mais le risque zéro n’existe pas. Il faut sans cesse le rappeler. Un enseignant doit prendre toutes les mesures pour assurer la sécurité de ses élèves. Malgré tout, des accidents peuvent avoir lieu. Dans ce cas, l’institution doit soutenir. Si elle ne le fait pas, il n’y a plus de projets et chacun se retire dans une zone où les risques sont presque inexistants. L’ennui menace alors tout le monde, les profs comme les élèves. 

Un autre élément qui nourrit l’autonomie est l’esprit d’établissement. Chaque établissement construit un esprit qui lui est propre, qui le caractérise. Il faut une autonomie aux différents acteurs pour créer cet état d’esprit.

MCS : l’esprit crée les conditions du sentiment d’appartenance. A contrario, si les règles doivent être les mêmes pour tous, le sentiment d’appartenance, qui doit reposer sur quelque chose de spécifique au groupe, ne peut pas se créer. 

JMB : Le professeur Huberman, qui venait d’Harvard pour enseigner à l’Université de Genève, me disait que, aux Etats-Unis, quand on arrive avec un projet à partager avec les autres, ce qui est vu tout de suite, ce sont les possibles et les opportunités. Ici, ce sont les freins qu’on met d’abord en évidence.

Les projets sont importants parce qu’ils créent du lien entre les gens. C’est capital pour l’école. Un établissement doit être vivant. Ça passe aussi par toutes sortes d’activités, par des fêtes, par des partages de moments sportifs ou culturels.

MCS : un autre élément relatif à l’autonomie des établissements me semble être celui de ce que j’ai envie d’appeler l’alliance entre adultes. Ce qui me frappe à propos de l’école, c’est qu’on n’intéresse pas activement la société civile à ces questions. Les parents ne sont pas franchement sollicités non plus. Est-ce que, pour exercer pleinement son autonomie, qui plus est dans le domaine éducatif, il ne doit pas y avoir un partage plus élargi, plus vivant entre les partenaires concernés ? Enseigner est un métier, certes. Mais c’est aussi un métier où on est en recherche et en questionnement permanent : “Comment est-ce que je peux faire avec cet élève pour qu’il progresse ?” “Comment est-ce que je vais m’y prendre pour aborder telle notion, rendre tel chapitre complexe accessible pour tous ?” “Est-ce que les élèves ont changé ou est-ce moi qui ai vieilli ?”. Même chose pour un directeur : “Est-ce qu’on pourrait organiser les cours autrement que nous le faisons ?” “Qu’est-ce qu’une évaluation qui aide vraiment les élèves à progresser ?” “C’est quoi, une scolarité réussie, vue par les élèves, leurs parents ?” “Quelle est la responsabilité dévolue aux parents dans la formation de leurs enfants ?”  etc.  N’y a-t-il pas une coupure nette, dans notre système, entre la famille avec son espace éducatif et l’école avec son espace de formation ? Quelle est l’intersection entre les deux ? Comment l’articulation doit-elle se faire ? Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose à inventer, là ? La prise en charge des élèves par l’école ne se fait-elle pas encore aujourd’hui un peu comme au XIXe siècle où l’Etat prenait en charge les futurs citoyens (ou les futurs soldats de la Nation) en laissant les parents à l’extérieur ? Est-ce que l’école des pays du Nord réserve le même sort aux parents ?  Pour que ces questions puissent être vraiment posées, il faudrait un espace qui ne soit pas réservé aux seuls spécialistes. Car cette autonomie doit être le reflet d’une collectivité qui, peu à peu, s’auto-définit.

JMB : Même chose entre les enseignants. Il n’y a rien de plus fertile que la pratique partagée, les échanges entre les enseignants. On ne laisse aujourd’hui quasiment aucune marge à ces échanges réels de pratique. La formation continue, parce qu’elle a un coût, n’offre plus ces espaces, ou beaucoup moins qu’autrefois, et les échanges entre les collègues (cours donnés à deux ou à trois, entreprise pédagogique inventive et adaptée aux élèves en question) ne sont pas favorisés. Ces lieux existaient avant, et les enseignants y trouvaient des sources de questionnements et de dialogue qui enrichissaient leurs pratiques au quotidien. 

MCS : et une première boucle est bouclée : pour que chacun puisse exercer à son niveau, pour assurer l’autonomie nécessaire au système d’abord et à l’accomplissement des individus ensuite, il faut un régime où règne la confiance, c’est-à-dire un climat dans lequel on puisse se dire : “c’est à toi de gérer ça, à toi de voir ce qui est le mieux, donc vas-y.” Cette dynamique, propre à la vie, n’exclut pas le risque, évidemment et il faut l’accepter puisque le risque zéro n’existe pas. Ce socle de confiance, absolument antithétique à l’idée de super-contrôle et de micro-management est la condition sine qua non de la prise d’initiative qu’on attend de chacun : échanges, dialogues et partages entre adultes acteurs de l’éducation et membres de la société civile deviennent alors possibles.

Je devine qu’on nous accusera de deux choses : soit d’enfoncer des portes ouvertes, soit d’être de doux rêveurs ! Et le fait qu’il y ait contradiction entre les deux critiques possibles est extrêmement intéressant. Le paradoxe témoignerait du fait que le système actuel est peut-être bien marqué par l’absence d’autonomie d’une part (“Vous êtes de doux rêveurs”) mais que ce dont nous rêvons va de soi et devrait être la dynamique à l’oeuvre (“Vous enfoncez des portes ouvertes”). Le problème est que, précisément, ces portes pourraient être mieux ouvertes.

Alors, oui, qu’attendons-nous pour les ouvrir ?

 

 

Marie-Claude Sawerschel

Après une carrière consacrée à l’éducation et à l’enseignement, Marie-Claude Sawerschel veut conjuguer la réflexion sur l’humain et les trésors de la philosophie. Parce que la philosophie est soluble dans les sciences, la politique, les arts, l’entreprise, le sport, dans la vie sous toutes ses formes et qu’elle n’est pas réservée aux seuls spécialistes.

3 réponses à “Regards croisés sur l’autonomie des directions d’établissements scolaires

  1. Chers dialogueurs,

    Pour répondre à vos deux questions, vous enfoncez des portes qui devraient bel et bien être ouvertes mais qui, ces dernières années, se sont progressivement refermées jusqu’à être verrouillées à double tour; et vos doux rêves ne sont plus que chimères dans beaucoup de secteurs… La crainte des contrôles internes et médiatiques que vous évoquez si justement y sont assurément pour quelque chose et la transformation des politiques en purs gestionnaires n’y est pas étrangère non plus.

    Le pire, dans tout cela, est sans aucun doute le discours contradictoire perpétuel auquel on soumet chaque jour les collaborateurs, qu’ils soient enseignants ou administratifs (mais dans ce second secteur aussi, on rêve parfois à plus d’autonomie et d’échanges d’expériences entre pairs…). Les processus et autres directives sont devenues une lecture de chevet obligatoire, mais d’un autre côté, il faut simplifier le fonctionnement de l’administration. Le devoir de réserve et l’égalité de traitement (qui, en soi, ne sont bien sûr pas des notions négatives) souffrent d’une obésité grandissante, voire morbide, mais on vous promet qu’on va travailler autrement en privilégiant confiance et responsabilité et en nous donnant une marge de manœuvre accrue.

    J’ai – il y a longtemps 😉 – commencé ma carrière dans un système qui se revendiquait clairement et honnêtement comme vertical et hiérarchique mais où on nous faisait confiance; en retour, nous savions quels étaient les risques encourus en cas d’échecs. Aujourd’hui, on nous berce d’un discours collaboratif hypocrite et on ne rate pas une occasion de nous rappeler quelle est notre place dans l’organigramme et les nombreux tableaux Excel qui servent d’outils de pilotage. Avec d’autres collègues qui, tout comme moi, s’approchent de la retraite, nous évoquions l’autre jour la difficulté grandissante que nous avons à devoir faire fi de de notre sens du service public et à nous asseoir un certain nombre de fois par jour sur nos valeurs…

    Cela dit, tout n’est pas perdu : je rencontre encore au quotidien des enseignants et des administratifs qui trouvent encore le moyen d’être innovants, percutants, imaginatifs, collaboratifs en sachant jouer dans, mais surtout avec les limites du système. J’en veux par exemple pour preuve tout ce que certains ont fait et inventé durant le confinement de l’an dernier pour que leurs élèves puissent quand même garder quelques liens avec l’école malgré des situations parfois plus que précaires, sans se poser une seconde la question de savoir quelle directive les autorisait -ou pas- à prendre telle ou telle initiative. Alors un jour, peut-être, le balancier du système reviendra à un juste milieu, comme il l’a toujours fait au cours de l’histoire. D’ici là, comme des veilleurs, attendons l’aurore et ne craignons pas de transmettre à nos successeurs l’étincelle qui permettra de conserver un peu de chaleur au monde et de couleur à notre quotidien. Mais vivement la retraite quand même !

    1. Un grand merci, Paprika, de venir prolonger le dialogue de manière si fine et si poétique !

  2. Je ne connais pas le sujet, mais le droit de réserve étant forcément flou, ce sont ceux qui tiennent le couteau par le manche qui dictent ce qui est autorisé ou pas.
    Je pense que le droit de réserve doit être défini aussi précisément que possible.
    Ce qui dérange, c’est l’utilisation de la position sociale (directeur) pour affirmer des choses qui se veut forcément être la “vérité”. Par contre, si cela est tiré de l’expérience, les affirmations ont une valeurs.

    Le débat se trouve entre opinions et une réflexion apportée par l’expérience. Le premier cas n’apporte qu’une voix dans un débat, le 2eme permet de structurer le débat, et il est important de l’écouter.

    De l’extérieur, j’ai l’impression que le DIP n’y voit que des opinions et privilégie la sienne. Et de l’autre côté, il y a un mélange d’opinions et de réflexions. Je ne vois donc pas comment ces 2 entités peuvent se comprendre sur un malentendu. Il semble qu’il y ait un manque de rigueur où l’émotionnel prends trop de place. Réflexions et opinions ne sont pas la même chose.

    Ce sont toujours les réflexions qui structurent les débats, jamais les opinions. La difficulté est de distinguer l’opinion de la réflexion pour l’évacuer du débat.

Les commentaires sont clos.