L’erreur de Gorce ou la preuve par l’absurde 

 

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

 

Par ces temps de susceptibilité moralisatrice dont chaque jour nous livre de nouvelles manifestations, je crains qu’il ne passe bientôt dans la tête d’un éditeur l’idée de supprimer des ouvrages de logique une des règles essentielles de la logique formelle appelée la reductio ad absurdum. 

Elle rend drôlement service pourtant. Elle épouse parfaitement une de nos stratégies de raisonnement les plus efficaces. Le raisonnement par l’absurde consiste, entre autres, à démontrer la fausseté d’une proposition en montrant que les conséquences auxquelles elle conduit sont absurdes. 

Même sans traduire la chose en équation mathématique, vous faites ça sans arrêt, toute la journée, et c’est, ma foi, une stratégie très utile. Si vous dites que : “Pour arriver à l’heure, Pierre devrait être plus rapide que superman”, vous utilisez une reductio ad absurdum pour dire qu’il est impossible que Pierre arrive à l’heure. Vous faites plus que dire qu’il n’arrivera pas à l’heure, vous montrez pourquoi, sans le dire explicitement. Votre interlocuteur doit faire un bout du travail (très limité dans cet exemple, je vous l’accorde) pour être convaincu, comme par lui-même, qu’il est impossible pour Pierre, dans la situation en question, d’arriver à l’heure.  C’est plus convaincant qu’une affirmation. Souvent plus piquant qu’une démonstration traditionnelle par déduction ou induction simples, précisément parce que la démonstration par l’absurde fait appel à notre intelligence émotionnelle. 

C’est le principe du gag et de l’humour en général. Son essence même. Rien de plus tue-le-gag que d’avoir à l’expliquer à celui qui ne l’a pas compris. Car ce qui fait rire, sourire, et, en même temps réfléchir, c’est précisément ce bout de travail qu’il s’agit de faire pour aller à la compréhension pleine, travail qu’on est capable de faire par soi-même et dont la chute, pourtant, provoque la surprise. D’où le rire, ou (on ne rigole pas tous les jours quand on fait de la logique), l’effet Eurêka. Mais bon sang, c’est bien sûr ! (Les plus âgés des lecteurs comprendront). Le Waou effect. Lumière. 

C’est dire si le raisonnement par l’absurde est à la fois un liant social et un canal pédagogique de premier choix.  

Mais nos caricaturistes et autres humoristes semblent les premiers à faire les frais d’une espèce de paralysie de la pensée de la part de certains de leurs lecteurs. Après le New York Times qui vire ses dessinateurs humoristes, dont un de nos meilleurs, voilà que Le Monde, qui a pourtant su faire la leçon au monde entier sur la liberté d’expression ces derniers mois, s’effarouche, réduit sa qualité de raisonnement jusqu’à l’absurde là aussi et se répand en excuses à propos du dessin de Xavier Gorce dont la publication, admet-on face à l’avalanche d’indignations qui s’abat sur les réseaux, “était une erreur”. 

Xavier Gorce, Le Monde, 19 janvier 2021

Que reprochent à Gorce, collaborateur au Monde depuis 18 ans, les lecteurs choqués ? Rien de moins que de se moquer des victimes (d’inceste) et de se moquer des minorités (LGBT). Je ne me ferai pas que des amis en disant que ces lecteurs ne font pas leur part de travail.  

“Croire que l’humour consiste à se moquer des victimes est un contresens, je fais ce que j’ai toujours fait : j’ironise sur des situations absurdes.” 

Xavier Gorce, Le Point, 20.01.2021 

Si le lecteur ne comprend pas qu’il a affaire ici à une reductio ad absurdum, (en l’occurrence s’il n’a pas d’humour), il ne peut pas comprendre que le dessin cherche à montrer que la question que posait Alain Finkielkraut sur le plateau de David Pujadas à propos de l’affaire Duhamel, à savoir “s’il y avait ou non eu consentement” ou, autrement dit “à quelles conditions peut-on vraiment parler d’inceste ?” est une mauvaise question, par ailleurs très dangereuse. La meilleure preuve du non-sens de la question de Finkielkraut (lui aussi décrié sur les réseaux et désormais interdit d’antenne sur LCI, ça mériterait un autre article…) réside dans le fait même qu’essayer d’y répondre impliquerait de se lancer dans un répertoire de situations, toutes aussi glauques les unes que les autres au risque de faire croire qu’on peut composer avec la notion d’inceste. Or, non. On ne compose pas avec ça nous dit Gorce. On ne tergiverse pas. Se questionner à ce propos, c’est se perdre dans des errances absurdes, hier comme aujourd’hui, dans un monde où les modes et les choix de vie se sont ouverts et se sont multipliés. Quelle argumentation jésuitique faire sur les familles recomposées ou les familles arc-en-ciel ? Aucune. Ce sont des familles, point à la ligne. C’est ce que dit Gorce. 

Si le lecteur ne comprend pas qu’il a affaire à une reductio ad absurdum, autrement dit s’il n’a pas d’humour, il perd une occasion de réfléchir sur quelque chose, en l’occurrence qu’il y a parfois des questions pseudo-savantes posées par des philosophes qui méritent qu’on en montre le peu de pertinence. Par le biais du raisonnement par l’absurde, qui est le cheval de bataille de tous les grands philosophes, et des humoristes, aussi. En laissant Gorce partir, c’est son Socrate que Le Monde a perdu. 

Xavier Gorce, photo de profil réseaux

Marie-Claude Sawerschel

Après une carrière consacrée à l’éducation et à l’enseignement, Marie-Claude Sawerschel veut conjuguer la réflexion sur l’humain et les trésors de la philosophie. Parce que la philosophie est soluble dans les sciences, la politique, les arts, l’entreprise, le sport, dans la vie sous toutes ses formes et qu’elle n’est pas réservée aux seuls spécialistes.

18 réponses à “L’erreur de Gorce ou la preuve par l’absurde 

  1. Merci, à lire le titre ne devrait-il pas être la vision de Gorce (…) et pas l’erreur ? Ou l’apport de Gorce … cf raisonnement par l’absurde

    1. Ah ! Le problème des titres ! C’est toute une affaire : s’ils sont trop descriptifs, ils n’attirent pas l’oeil, s’ils attirent l’oeil, ils courent le risque d’être en décalage… J’y réfléchis… et te reviens, cher Alain. Un grand merci pour ta lecture.

  2. Quelle finesse, tant dans le trait que le texte 🙂

    Le Monde n’est de loin plus (comme la NZZ, le WP ou NYT), alors souhaitons que ce Quotidien ne suive pas le même chemin de la pensée unique.

    Investisseurs et journalistes sont incompatibles, malgré toutes leurs bonnes volontés!

  3. Merci Marie-Claude, je partage entièrement ta lumineuse analyse sur le sujet et j’ajouterais qu’il deviendrait urgent d’enseigner le “second degré” dans tous les établissements scolaires, tant cette gymnastique de l’esprit participe à l’éducation de chacun.
    Ceci dit et pour revenir au dessin de Gorce, et sans du tout excuser le journal le Monde, je crois aussi que le dessinateur a commis en l’espèce une erreur significative au niveau de la formulation.
    On peut bien entendu regretter que le lecteur moyen ne soit plus capable de faire son travail de réflexion, mais ici avec l’usage du “si j’ai été abusée…” le lecteur ne peut que se débrouiller avec un fait accompli. Alors qu’avec une formulation telle que “si un jour je suis abusée par… serait-ce un inceste ?” cela aurait permis de faire passer le dessin sans problème à mon avis.
    Je suis persuadé qu’un dessinateur de la trempe d’un Chapatte n’aurait pas laissé passer ce relâchement au niveau du texte; c’est ce qui fait sa force.

    1. Je n’avais pas pensé à cette finesse de distinction, cher Patrick. Merci de me mettre le nez dessus. Tu viens prouver par là à quel point la force de l’évocation, fût-ce d’une situation théorique, est forte dans l’imagination des lecteurs, car, dans les faits, l’une ou l’autre formulation ne change pas l’objet dont il est question, à savoir la démonstration du fait que, se demander où commence un inceste est une question dangereuse. Dans ses excuses, Le Monde évoque le fait que “le dessin pouvait être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste“. Pourtant la phrase incriminée “Si j’ai été abusée” ne laisse pas complètement les lecteurs se débrouiller avec un fait accompli, me semble-t-il. L’hypothèse peut aussi être lue comme un cas de figure théorique qui tourne en dérision la posture théorique de Finkielkraut et pas comme une situation qui a eu lieu. Cela dit, la piste que tu soulèves est très intéressante parce qu’elle présuppose que le lecteur, dans le dessin de presse (et ailleurs sans doute), ne doit pas “être laissé seul avec sa lecture…”

    2. “Si un jour je suis abusée par le demi-frère de la compagne de mon père, serait-ce un inceste ?”

      Comme ça on évite une stigmatisation de plus et inutile sur des minorités ou des gens qui souffrent, on favorise l’introspection, on garde la démonstration par l’absurde au 2è+ degré, et on réduit la longueur du texte.

  4. on aura remarqué que ce sont des manchots qui s’expriment donc c’est une métaphore !!!
    le reste c’est une remontée de puritanisme ou de pudibonderie … au choix !!!

    1. Merci de votre commentaire. Malheureusement, je ne crois pas qu’il suffise de faire dans la métaphore pour ne pas soulever de question qui dérange. Si c’était le cas, les figures de style n’auraient jamais aucune efficacité…

  5. Si on avait suivi la logique du raisonnement par l’absurde, on aurait abandonné depuis longtemps l’idée d’existence de Dieu , parce qu’elle mène invariablement à des absurdités …
    ( mon Dieu est plus fort que le tien, …, et autres inepties à compter par centaines … )

    1. Merci de votre commentaire. Il me semble que c’est davantage à la suprématie d’une religion instituée qu’à l’idée de Dieu que vous faites référence… Mais là, tout à fait honnêtement, le morceau devient un peu gros pour un blog.

      1. J’interviens distraitement en me demandant si ce n’est pas précisément le “Credo quia absurdum” de Tertullien qui répond à l’éventuel porte-à-faux de la reductio ad absurdum?

        1. Merci pour le rappel de cette très belle citation de Tertullien, cher Andrew.

          C’est une des modalités de la croyance, en effet, et non des moindres, d’être le recours de l’esprit lorsque la raison est prise de court et que l’explication ou la démonstration font défaut. Il n’y a théoriquement pas beaucoup de sens à “croire” ce qui est démontré. On “croit” ce qui peut revêtir une certaine probabilité, même infime, on “croit” souvent pour ne pas fermer la porte à ce que la raison ou la science ne sont pas encore parvenues à cerner. On “croit” pour ne pas tomber dans l’excès sec et un peu désolant du rationalisme étroit qui exclut la possibilité d’existence de tout ce qui ne tomberait pas sous un mode de pensée démonstratif.

          Mais la pensée scientifique elle-même n’est pas exempte de croyances. Elle a besoin que les chercheurs “croient” un peu dans la possibilité d’existence de ce qu’ils cherchent (chercheraient-ils sinon?). Ce qui nous renvoie à Augustin lorsque, s’inspirant de Tertullien, il déclarait :”Credo ut intelligam” (je crois pour comprendre).
          Les scientifiques croient en général beaucoup d’ailleurs, et ne sont pas d’accord sur leurs objets de croyance (ça aussi, c’est le propre de la croyance), comme en attestent quantité d’objets, la localisation de la conscience dans le cerveau pour ne citer qu’un des débats actuels.

          Nous passons, de notre côté, par économie, pas mal de temps à croire plutôt qu’à savoir, ce qui présente une foule d’avantages (les automatismes permettent une fabuleuse économie d’énergie, notamment mentale, et facilitent notre action au quotidien) et pas mal d’inconvénients aussi, comme lorsque, pris dans un problème à résoudre, on se voit incapable de “penser la situation d’une manière nouvelle” alors que ce sont nos croyances qui ont créé le problème.

          Une certaine forme de manichéisme occidental, qui plante ses racines intellectuelles chez Aristote (je ne critique pas Aristote en disant ça), tend à nous faire opposer les concepts, à les penser par couples opposés, à les renvoyer dos à dos. Si “croire” et “savoir” peuvent être antagonistes, ils vont le plus souvent de pair pour donner, de la réalité, un faisceau d’informations plus riche. Spinoza cite ce fameux exemple du soleil qui nous apparaît de la taille d’un ballon de football alors même que nous savons sa circonférence équivalente à 4,379 millions de km2, soit 109 fois celui de la Terre, ce qui ne nous empêche pas de continuer à la voir assez petite, selon une représentation infiniment plus compréhensible (quelqu’un peut-il se lever pour dire qu’il comprend intimement le concept d’une étoile dans laquelle on pourrait mettre 1,3 millions de fois notre planète pour la remplir ?). Le soleil tel que nous le voyons est un des “qualia” du soleil, une façon qu’il a d’apparaître et on comprend qu’il y en a du coup une quantité d’autres (pour le chameau, la souris, l’arbre, la banquise…), une observation qui fait du réel quelque chose d’un peu plus complet que sa réduction aux chiffres de l’analyse matérielle. Autrement dit, ma vision du soleil comme ayant la taille d’un ballon n’est pas fausse, elle n’est pas une illusion. Elle me donne un certain type d’informations sur le réel.

          “Je crois, parce que c’est absurde” est bien la déclaration la plus extrême que l’on puisse concevoir de l’opposition “savoir” et “croire”. Non pas “je crois même si c’est absurde”, c’est-à-dire même si le degré de réalité pour l’objet de ma croyance est très faible, mais “en raison” de son absurdité, justement parce que ma raison est poussée dans les cordes, parce qu’elle avoue forfait devant un mystère trop grand pour elle. Il n’y a pas de plus grand acte de foi. Même plus besoin du pari de Pascal.

          Le lien entre l’acte de foi extrême de Tertullien et le raisonnement par l’absurde ? La reconnaissance des frontières de la rationalité peut-être. Le raisonnement par l’absurde prend des chemins de traverses qui respectent néanmoins scrupuleusement les règles de la logique tandis que Tertullien annonce s’en être radicalement affranchi…

  6. Triste que Le Monde glisse dans le journalisme commun. Espérons que Monsieur J. Fenoglio lise votre blog, cela lui ouvrirait un peu les yeux. Les humoristes ont la vie dure, mais on a tellement besoin de leurs clins d’oeil.

  7. Pendant que le sens de l’humour manque gravement aux intégristes, aux intégristes de toutes sortes, je suis chaque fois émerveillée par la finesse et la subtilité, teintées de douce ironie, des illustrations de Nelly Damas pour Foliosophy.

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