Le nombril de la discorde

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

On peut se moquer ou s’indigner des tee-shirts de la honte comme de la tenue républicaine de Blanquer. Quoi qu’on fasse, on manifeste que la question de la tenue vestimentaire dans le cadre scolaire est une question sérieuse. La preuve : elle divise. 

L’essentiel du débat repose sur une idée pivot, une idée pourtant mal explicitée, et qui pour cette raison ne peut se révéler que conflictuelle : celle de tenue adéquate. On a entendu des comparaisons invraisemblables pour expliciter cette notion, à savoir qu’on ne se rend pas à la messe en bikini, tenue qui n’est pas en adéquation avec la célébration religieuse. Pas adéquat, c’est-à-dire pas « égal » à son objet (c’est l’étymologie), pas proportionné à son objet, pas adapté à son but (c’est la définition). Si on comprend ce que peut signifier cette adéquation dans l’exemple (mais où le maillot de bain est-il adéquat en dehors de la plage et de la baignade ?) on sait bien, en revanche, que les règles en vigueur pour entrer dans une église italienne (tête, épaules et jambes couvertes) ne valent pas dans une église genevoise. Parce que même si le rapport d’adéquation qui doit exister entre deux entités paraît inscrit dans les choses elles-mêmes, il est en réalité planté dans notre seul regard et dans l’ordre que nous voulons voir régner entre ces entités. En clair, il n’y a pas de tenue adéquate « en soi », en dehors des convenances que, par principe ou par fidélité (par adéquation ?) à nos valeurs, nous voulons voir respecter. 

C’est dire que parler de « tenue adéquate », comme ça, dans le vide, sans énoncer les éléments de l’adéquation, n’a à proprement parler aucun sens. Et s’il arrive, assez souvent, qu’on comprenne tous ce que signifie une “solution adéquate”, un “plan adéquat”, un financement “adéquat” ou quoi que ce soit du genre, c’est parce que l’implicite partagé dans ces situations est suffisant pour qu’on puisse s’entendre. En revanche, lorsqu’une règle repose tout entière sur l’adjectif “adéquat”, on ne peut s’attendre qu’à une kyrielle d’ennuis parce que s’il y a besoin d’une règle, c’est que c’est la notion même d’adéquation qui pose problème et qu’il est illusoire de penser que l’adjectif le résoudra. 

Descartes disait que le bon sens était au monde la chose la mieux partagée. Mais comme cette affirmation figure en préambule des Méditations métaphysiques, petites sœurs du Discours de la Méthode, on en mesure toute l’ironie. Non, le bon sens ne suffit pas pour s’entendre parce que le vrai bon sens est fatalement toujours le sien. Comme la tenue adéquate. 

Si la question de l’adéquation de la tenue en milieu scolaire est une question importante c’est parce que dire ce qu’on peut ou ne peut pas porter, ce qu’on doit ou ce qu’on ne doit pas porter est une autre façon de dire quelle école on veut, quelle est cette école qu’on souhaite voir adéquatement reflétée dans la tenue des élèves. 

L’uniforme ? Pour conforter le sentiment du collectif ? Pour gommer les différences socio-économiques ? Pour couvrir ce nombril qu’on ne saurait voir ? On devra de toute façon nommer la chose : le bas d’un polo est facilement remonté et noué au-dessus de la taille, le bord supérieur d’une jupe aisé à retourner trois fois pour raccourcir sa longueur. Je crois qu’on se trompe si on entend conférer à l’uniforme la solution qui nous dispensera du débat sur la place du corps dans le milieu scolaire. 

On pourrait légiférer comme les curés italiens aussi. Edicter des règles pour cacher tout ce qu’on cache habituellement sur la voie publique et voiler, en plus, le nombril, les épaules, le décolleté plongeant, la raie des fesses, le haut des cuisses. Bannir ce qui colle, ce qui moule, ce qui épouse et dévoile les formes affriolantes, même couvertes. Evidemment l’énonciation explicite des interdits met en vedette ce qu’on souhaite rendre discret. Sans compter que tout ça devient bien compliqué et risque d’allumer l’inventivité farceuse des élèves même pas forcément enclins à la provocation. Et de faire passer les autorités pour des adultes bégueules, voyeurs en plus. 

Un autre axe du débat porte sur la liberté des jeunes filles à se vêtir comme elles le souhaitent. Je passerai sur l’argument proprement ahurissant qui consiste à les rendre responsables d’attiser les appétits sexuels des mâles alentours. La Fontaine en aurait fait une fable, un remake du loup et de l’agneau, le dominant accusant le dominé de lui nuire.  

Je ne suis pas bien sûre que l’autorité scolaire gagne à laisser les écoles décider des règles dans leur coin, ni à imposer manu militari une règle vestimentaire. Ce dont je suis sûre en revanche, c’est qu’on perd beaucoup, en termes de pertinence éducative, à intervenir sur la question d’une tenue inadéquate sans avoir fait de l’adéquation et des raisons pour lesquelles l’institution tient à ce type d’adéquation (et pas à un autre) un discours explicite et dialogué. Si un élève est tenu pour indécent, et déclaré tel aux yeux de tous sans qu’on soit certain que sa tenue visait une provocation explicite, on lui fait violence. On le stigmatise et, qui plus est, sur des choix personnels dont on connaît toute l’importance individualisante à l’adolescence.  

Uniforme ou non, dress code ou pas, ce qui importera, c’est le sens éducatif, porté par les élèves eux-mêmes, que les autorités se donneront la peine de mettre en œuvre. Histoire de profiter pleinement d’une question de société pour faire grandir les élèves sans que l’institution s’égare dans des logiques dignes de Madame la pudeur.  

 

 

 

 

 

 

Marie-Claude Sawerschel

Après une carrière consacrée à l’éducation et à l’enseignement, Marie-Claude Sawerschel veut conjuguer la réflexion sur l’humain et les trésors de la philosophie. Parce que la philosophie est soluble dans les sciences, la politique, les arts, l’entreprise, le sport, dans la vie sous toutes ses formes et qu’elle n’est pas réservée aux seuls spécialistes.

2 réponses à “Le nombril de la discorde

    1. On ne saurait mieux dire !

      Maxime Rovere, philosophe spécialiste de Spinoza et grand penseur des interactions, vient de publier un ouvrage intitulé “L’Ecole de la vie”. Un titre un peu passe-partout pour une très belle réflexion sur la manière dont les savoirs se constituent, se construisent, évoluent, entre tous les acteurs du milieu scolaire, qu’il connaît aussi pour avoir été prof de lycée.

      Si j’avais lu ce texte avant la rédaction de l’article sur le nombril, j’en aurais certainement cité quelques passages, mais je vous les livre là, parce que nos pensées convergent :

      “La normalisation dont on accuse l’école (…) est le produit de phénomènes dont la plupart ne relèvent pas de la décision d’un pouvoir central. Ils se produisent à la croisée d’institutions formelles et informelles, si bien que la normalisation se déroule seulement dans l’école (…). En particulier, parmi la hiérarchisation (…) l’établissement des codes comportementaux et vestimentaires, la définition d’identités ethniques et religieuses, bref, parmi toutes les formes de normativités auxquels sont exposés les enfants (..) et grâce auxquels ils se subjectivisent, presque aucune n’est le fruit d’un forçage normatif (…) bien que les institutions (…) les assimilent peu à peu, et, en quelque sorte, leur courent après. Il s’agit de phénomènes sociaux dont les acteurs sont si nombreux qu’il est impossible d’agir sur eux, on ne peut qu’interagir avec eux.

      “Comment, dans ces conditions, favoriser des procédures d’émancipation ? Eh bien, il suffit de développer l’indifférence aux normes jugées non pertinentes du point de vue des savoirs, en montrant qu’il s’agit de fixations sans importance dans ce cadre. Comme chacun sait, développer l’indifférence, cela signifie détourner l’attention vers d’autres problèmes, par exemple vers ceux qu’on étudie en mécanique quantique ou en biologie (…). Ce détournement de l’attention a pour effet de contrarier, et non de favoriser, les tendances normatives de tout le monde (profs, élèves, personnel administratif, etc.) sans qu’il soit besoin de faire violence à personne”.

      Voilà, c’est dit. Non seulement c’est plus simple de ne rien faire, mais c’est probablement pas mal plus intelligent.

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