Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy
“Le football est un jeu simple : 22 hommes courent après un ballon pendant 90 minutes et, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent.”
Gary Lineker, avant-centre anglais, à la fin du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 que la Deutsche Fußballnationalmannschaft a remportée aux tirs au but.
Si on veut soutenir l’idée que la philosophie est capable de parler de tout, elle doit par moments savoir passer un examen, un test de contrôle en quelque sorte, pour éprouver la solidité des concepts comme on teste la résistance des matériaux. Dans ce cas, autant être sérieux et choisir un sujet qu’on imagine aux antipodes, un sujet qui semble n’avoir aucune intersection avec elle.
Par exemple : le football.
Comme beaucoup de téléspectateurs, je grossis un peu artificiellement les rangs des inconditionnels tous les quatre ans, lorsque les championnats du monde convertissent ce sport en drame planétaire. Les enjeux d’un ballon tiré dans les filets ou dévié par le poteau sont alors tels qu’ils enflamment les rues, la presse, les réseaux comme aucun autre sport n’est capable de le faire. Ce serait de la mauvaise foi, alors, de persister à prétendre que le football consiste à courir après un ballon (activité peu glorieuse), et son spectacle à regarder ceux qui lui courent après (no comment).
Aristote, gardien de but
Ce qui domine dans les périodes où les championnats de football balaient tous les sujets d’actualité, c’est la dimension dramatique de ce sport, ultra emblématique parmi tous ceux où les joueurs s’affrontent directement.
Emprunté au grec “drama” – une action chargée de conséquences – le drame a été largement théorisé 350 ans avant J.-C. par Aristote, dans sa Poétique. Philosophe grec de l’Antiquité, Aristote est à ranger dans le top 5 des penseurs fondateurs de notre monde occidental, tant son œuvre a permis de planter les bases d’à peu près toutes les sciences connues. Aristote Madiani, ex-attaquant du RC de Lens et Aristote Nkaka, milieu défensif de Santander, comme des milliers d’autres, doivent leur prénom à cet homonyme célébrissime, qui a tout pensé et mis pas mal de clarté dans nos méthodes.
La notion de drame est parfaitement adaptée au football qui est avant toute chose un spectacle, avec ses règles (les lois du football, au nombre de 17 comme chacun ne le sait pas), ses acteurs, sa dramaturgie. Evidemment – sauf en cas de match truqué – les joueurs ne sont pas des acteurs au sens où il y aurait un script ou un scénario préalables. Un match s’assimile davantage à une impro où les joueurs doivent faire preuve d’imagination et d’inventivité à partir des aléas du jeu et des schémas tactiques (théoriquement au nombre de 4, en gros) décidés par l’entraîneur. Et cette simple conjugaison entre les contraintes (les lois, les rôles de chacun -arrière, avant-centre, etc.) et l’imprévu qui préside à la réalisation suffit à faire du football un spectacle tragique, d’autant plus puissant qu’il est vécu plutôt que joué. Du tragique pas pour semblant.
Le tragique est à peu près partout dans un match où les joueurs s’engagent franchement, où ils assurent un tempo qui tient les spectateurs en haleine, quand ils assurent un jeu qui livre des moments de pure maîtrise technique et de brusques réussites qui viennent consacrer des actions inventives ou courageuses. Tragique parce qu’il y a de belles victoires autour de passes réussies qui signent, en même temps, un désastre pour l’équipe adverse.
Peur, pitié et catharsis
Gary Lineker, talentueux avant-centre anglais, à qui on doit la citation d’introduction du présent article, résume d’un flegme teinté d’un humour tout britannique la douloureuse conclusion du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 contre la Deutschefussballnationalmannschaft. L’Allemagne ouvre le score à la 60e minute. Gary Lineker arrache l’égalité à la 80e. Le match, qui se termine sur 1-1 et participe en l’occurrence de la logique des éliminations, entame alors l’étape des tirs au but, procédé brutal où le tireur, seul face au gardien de l’équipe adverse, a une chance, une seule, de rassembler au bout de sa Nike Mercurial ou de son Adidas Predator – des noms tout empreints d’héroïsme antique qui annoncent le programme – la quintessence d’heures interminables d’entraînement pour maîtriser le ballon et feinter le gardien. La solitude du gardien de but avant le penalty n’a d’égal, me semble-t-il, que celle du tireur sur lequel tous les yeux sont rivés et que personne ne peut aider. Les tirs des équipes s’enchaînent, fructueux au premier tour d’alternance, ainsi qu’au second, puis au troisième. Chaque fois que les Anglais marquent, leurs supporters triomphent et l’anxiété des supporters allemands montent d’un cran, crainte brusquement, vocalement déchargée lorsque leur équipe égalise. C’est à Stuart Pearce de tirer le ballon anglais du 4e tour, talentueusement (pour les supporters allemands), catastrophiquement (pour les supporters anglais) arrêté par Bodo Illgner, gardien de la Mannschaft qui signe ainsi la victoire. La succession, rapide, des émotions, contrastées et intenses, n’a pas d’égal dans nos existences, mais nous reconnaissons chacun de ces sentiments, dans la tête et les tripes, pour les vivre dans nos vies, comme une gamme en-dessous. C’est ce qu’entend Aristote, grand théoricien de la catharsis, la purgation de l’âme par le vécu des émotions fortes, lorsqu’il dit :
La tragédie est la représentation d’une action grave et sérieuse, complète et d’une certaine étendue (…) qui, au moyen de la pitié et de la peur effectue la purgation des vécus émotionnels de cette nature. (Poétique, 1449b/2767)
Tous les amoureux de séries policières, de thrillers et d’autres intrigues connaissent cette succession d’inquiétude (de terreur) et de soulagement (de triomphe). Mais là où la série télévisée, comme la tragédie antique, vise à imiter les actions pour susciter les émotions, le football crée les conditions d’émotions véritables, d’émotions véritablement tragiques. Sont refusés aux grands comme aux petits matches la tranquille certitude que les héros, à la fin, s’en tireront. Cette incertitude est l’essence même du jeu.
La composition d’une tragédie et les ingrédients d’un bon match
1. L’agencement des faits ou toute une vie en deux mi-temps
Bien des matchs tirent une part de l’intérêt qu’on leur porte au fait que des stars figurent dans la liste des joueurs. Mais ce qui surpasse cet intérêt, me semble-t-il, est ce que la composition de l’équipe promet en termes d’action :
“car la tragédie est représentation non pas de personnes, mais d’une action, c’est-à-dire d’une vie (…)” (Poétique, 1449b/2768)
Comment le jeu se construit, comment les joueurs collaborent, comment ils anticipent, comment ils donnent soudain de la valeur à un espace vide (ou s’en créent un) là où une action décisive va se nouer, comment la chance vient récompenser les efforts ou l’ingéniosité d’une équipe ou comment elle vient au contraire, cruellement, la terrasser, constituent autant d’exemples d’agencement des faits, pour parler comme Aristote.
Puisque le football est un sport d’équipe, ce qui est le plus remarquable à observer, c’est évidemment ce qui se passe à ce niveau, au niveau de l’équipe où les intelligences, non pas collectives, mais mises en contact, sont bien plus que la somme de chacune en ce qu’elles permettent de faire émerger un jeu, de rendre possible l’invraisemblable, le but incroyable mais néanmoins totalement explicable après coup. Il faut voir là la raison pour laquelle on adore se passer les ralentis en boucle, pour mieux goûter, encore et encore, les moments où l’inouï prend naissance. Le travail de l’équipe, la cohérence de son jeu et la cohésion de ses joueurs constituent en effet les fondements fascinants de ce qu’est un bon jeu : même sans en connaître le mot, nous avons tous conscience de ce phénomène de la propriété dite émergente d’un système qui fait que les propriétés de chacun des éléments pris isolément ne parviennent pas à expliquer comment le composé de ces éléments peut avoir l’activité qu’on lui connaît. En clair et pour prendre un exemple illustratif, l’hydrogène, qui compose l’essentiel du soleil, est un élément hautement inflammable et l’oxygène est également connu pour avoir la propriété d’alimenter un incendie. Mais les deux éléments combinés sous un certain rapport, miraculeusement, éteignent le feu. L’eau (H2O) a donc une propriété émergente que ni l’hydrogène ni l’oxygène ne possèdent en propre. C’est ce qui fascine et qui est si visible dans ce sport collectif qu’est le foot, dans un match où les joueurs sont vraiment engagés, propulsés par la gagne, ce fait qu’un but n’aurait jamais pu être marqué par aucun des joueurs, pas même les stars, si la composition des passes, rusées et patientes, n’avaient pas concouru collectivement à cet événement qui marque comme un changement de nature : le filet qui, impitoyablement et triomphalement se gonfle comme un animal rugissant.
2. La durée : les tragédies doivent se battre contre la clepsydre
Le seul agencement des faits manquerait toutefois son but si la durée d’un match n’était pas connue d’avance. “Les tragédies doivent se battre contre la clepsydre” (Poétique, 1450b/2770), dit joliment Aristote, ce qu’on traduirait aujourd’hui par “le match se joue contre la montre”. La limite de temps augmente le défi, accroît les enjeux, sublime les victoires. “La limite adéquate de la durée d’une tragédie est celle qui permet le renversement de fortune, le passage du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur, à travers une série d’événements qui se succèdent selon la vraisemblance ou la nécessité” (Poétique, 1450b/2770). “Combien de temps avant la fin de la mi-temps ? Non, ils ne vont pas y arriver” ou “si, si, un miracle est encore possible, une explosion de bonheur, un but dans les 15 dernières secondes, ça s’est vu…
3. Le retournement de situations ou comment l’émotion est d’autant plus forte qu’elle se produit contre notre attente
“(…) la représentation n’a pas seulement pour sujet une action complète ; elle doit aussi être celle d’événements qui suscitent peur et pitié, ce qui a lieu d’autant plus fortement quand ils se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres.”(Poétique, 1551b/2772)
Qui niera qu’un match dont le score évolue selon la progression : 1-2 ; 3-2 ; pour finir par un 3-4, génère, en l’espace de 90 minutes, le maximum d’alternances d’émotions contrastées, de retournement de situations entre le bonheur qui se dessine et le malheur qui menace ?
Les retournements spectaculaires sont mémorisés sur internet comme les hauts faits d’une épopée antique. Celui de la victoire de la France contre l’Angleterre, pendant l’EURO 2004 à Lisbonne en est un croustillant exemple. Menée par 1-0 jusqu’à la 89e minute, Zidane égalise sur un coup franc époustouflant, puis offre le match, comme on dit dans le jargon, sur un penalty transformé en but par le même héros. Commentaire de l’UEFA, sur sa vidéo des hauts faits postée sur YouTube :
“Watch the action from a dramatic group stage encounter in Lisbon as two goals in added time by Zinédine Zidane earned France an unlikely win.”
Nul doute qu’il y ait une poétique du football. Elle relève, pendant le jeu d’abord, du drame et de la tragédie. Dans le souvenir qu’on en garde ensuite et surtout dans le récit qu’on en fait, cette poétique du football observe les règles de l’épopée, du récit des actions marquantes des héros. J’ignore si les étudiants de littérature ou de philosophie assistent régulièrement à des matches de football pendant leurs études et en lien avec elles. J’ai pour ma part longtemps ignoré qu’Aristote, footballeur intégral, entraîneur et tacticien sans le savoir et surtout avant l’heure, nous offrait une illustration complète et vivante de ses thèses tous les week-ends de championnats.
Peut-être les œuvres complètes d’Aristote deviendront-elles la lecture de chevet d’un nouveau lectorat. J’invite à prévoir d’entrée de jeu un solide temps additionnel pour traverser les 2923 pages de son œuvre qui sont parvenues jusqu’à nous…
Source : Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion 2014
Après cette belle réflexion comment ne pas s’armer d’un stylo pour cadrer par une pyramide de Freytag (certes plus contemporaine que la théorie d’Aristote mais néanmoins truffée d’emprunts…) les “grands matchs “. Après tout nous avons là des personnages, des actions, un climax et une résolution. J’ai beaucoup aimé votre regard sur la chose.
Bien à vous.
Oui, en effet, chère Océane : Aristote a de nombreux descendants, pas seulement sur la pelouse, mais surtout en critique littéraire.
Pour paraphraser le mathématicien Alfred North Whitehead qui disait de la philosophie occidentale qu’elle n’était rien d’autre qu’une série de notes de bas de pages des oeuvres de Platon, on peut avancer que les théories littéraires sont des notes de bas de page de la Poétique d’Aristote. Cette observation n’enlève aucun mérite à Gustav Freitag, à Northop Frye, à Tzvetan Todorov et à tous les autres: on fait déjà beaucoup quand on ajoute sa pierre à ce que ceux qui nous ont précédés ont construit.
“La parole est l’ombre de l’action”, dit Démocrite. Aristote ne dit-il pas, lui aussi, que la parole, c’est l’action – ou du moins qu’elle en est indissociable, en particulier dans les discours épidictiques et judiciaires? Les disciples de J. S. Austin, auteur de “How To Do Things with Words (1955 et 1962), traduit en français par “Quand dire, c’est faire”, regardent-ils souvent le football à la télévision? Ou, trop occupés qu’ils sont sur leur clavier d’ordinateur à se demander “how to do things with… Word”, préfèrent-ils ne pas voir que s’il y a un aristotélisme en acte, avec tous les ingrédients de la tragédie antique – y compris ses morts occasionnels, foudroyés par infarctus en pleine action et filmés en direct, c’est bien le football, en effet?
Aristote n’est-il pas, non seulement le père du football, mais des mass media dans leur ensemble? Roland Barthes l’a bien vu quand il a écrit dans son précieux mémoire sur l’ancienne rhétorique que le Stagirite serait aujourd’hui le sociologue des mass media. En effet, quel journaliste, de la presse odieux-visuelle à la publicité (avec la vogue du “story telling”), quel propagandiste, quel auteur du plus banal roman de quai de gare ou de “story board” de jeux vidéo, quel animateur d’ateliers d’écriture (“l’histoire dont vous êtes le héro” de la collection “Heroïc Fantasy”) et quel scénariste hollywoodien, dont la bible est “The Hero’s Journey” de Joseph Campbell, compilation monumentale de tous les stéréotypes classiques, ne puise-t-il pas ses recettes dans l’oeuvre d’Aristote?
Tout débutant journaliste, tout stagiaire dans une agence de marketing et de communication apprend sur le tas, comme on ne l’enseigne plus ni à l’école, ni à l’université, les règles élémentaires de la rhétorique classique, et en particulier, la fameuse grille des six questions – Qui? Quoi? Où? Quand? Comment, et surtout pourquoi?, base de toute connaissance. Cette grille, qu’ils appliquent plus ou moins sans le savoir, les journalistes et les publicitaires ne l’ont pas inventée. Aristote – son oeuvre sur la logique n’est-elle pas indissociable de ses traités sur le discours -?, le premier, l’a formulée dans ses “Seconds Analytiques”. Elle reste plus actuelle que jamais. En termes informatiques – allons-y, puisqu’il est au goût du jour -, ne dira-t-on pas que, comme toute recette, c’est un algorithme, et même un modèle du genre?
Sans doute, Platon-avant lui a-t-il comparé la rhétorique à la cuisine. Pourtant, n’est-il pas consternant de constater que l’école et l’université ne voient plus dans les traités de la “Poétique” et de la “Rhétorique”, comme dans ceux de Cicéron, de Quintilien et de la tradition classique tout entière, que des objets à décrire, et non plus à prescrire? Des manuels de recette, des “how-to’s”? Bref, des objets de discours qui ne servent, au fond, qu’à mettre leurs auteurs eux-mêmes en valeur?.
Ceci fait dire à un Jean Guénot, journaliste, enseignant, académicien et écrivain (non, ce n’est pas incompatible) que la dissertation est un faux exercice, car elle permet de faire semblant qu’on sait parler de livres qu’on a à peine lus.
Mais revenons à votre très beau texte. J’y souscrirais sans réserve s’il n’y manquait (comme chez Aristote, d’ailleurs… et pour cause: il a tout prescrit, sauf le prix des billets d’entrée au théâtre) un seul mot: argent. N’est-il pas, au football comme partout et même encore plus qu’ailleurs, le nerf de la guerre? Barthes (encore lui) ne dit-il pas, toujours dans son Mémoire, que la rhétorique est née en Sicile au VIIe siècle avant J.C. “pour des raisons d’argent, de propriété, de classe”?
Aujourd’hui, un Ronaldo, l’ancien attaquant du Real Madrid, qui se vante de n’avoir fréquenté l’école, et surtout l’école buissonnière, que pendant cinq ans, toucherait une retraite de 87 millions d’euros par an, à vie (chiffres fournis par l’UEFA). Combien de séances de “catharsis” ne pourrait-on s’offrir pour ce prix, et ceci pour le plus grand bonheur des psychologues?
Mais au constat de la dimension quasi obscène, quand elle n’est pas criminelle, qu’a pris aujourd’hui le rôle de l’argent dans le sport, et d’abord dans le football, Aristote ne se retournerait-il pas dans sa tombe? Et avec la véritable tragédie que traverse aujourd’hui le football professionnel à cause de la crise pandémique, ne serait-il pas tenté d’ajouter à sa “Poétique” un épilogue intitulé “Tirez le rideau – è finita la commedia”?
Sur l’actualité d’Aristote, voir Emmanuelle Danblon, “Aristote dit-il encore quelque chose au xxie siècle ?”, OpenEdition Journal, 2012 (https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/6555).
Aristote n’est pas seulement le père du football, vous avez raison, bien sûr, ni uniquement celui des Mass Media, me semble-t-il. Longtemps, il a été le père de tout avant que pas mal de domaines ne relèguent l’aristotélisme, sa physique notamment, sinon aux vitrines des musées, du moins à l’histoire des sciences. Dans le domaine des sciences humaines, en revanche, son apport et son actualité demeurent intactes.
Je répondais à Océane Wagner, une autre lectrice de cet article, qu’on pourrait paraphraser le mathématicien Alfred North Whitehead qui disait de la philosophie occidentale qu’elle n’était rien d’autre qu’une série de notes de bas de pages des oeuvres de Platon, en avançant que les théories littéraires sont des notes de bas de page de la Poétique d’Aristote. Cette observation ne signifie pas qu’il faille s’en remettre intégralement à lui, bien entendu, mais je vous rejoins sur toute la ligne lorsque vous dites : “n’est-il pas consternant de constater que l’école et l’université ne voient plus dans les traités de la “Poétique” et de la “Rhétorique”, comme dans ceux de Cicéron, de Quintilien et de la tradition classique tout entière, que des objets à décrire, et non plus à prescrire?“. Je ne suis même pas bien sûre, d’ailleurs, qu’on lise encore ces auteurs ne serait-ce que comme des objets à décrire. J’ai le soupçon qu’on se contente de quelques citations parce que ces auteurs (et de loin pas tous ceux que vous nommez !) appartiennent à “la culture”.
Or, le lecteur qui se refuse au surplomb commentateur un peu condescendant, mais qui attend au contraire honnêtement de ces auteurs quelque chose à apprendre, en ressort bouleversé. Ces auteurs ont pensé comme nous le faisons, en allant un peu plus loin (tous), de manière plus organisée, et souvent de manière plus précise (Aristote) et mieux rédigée (Cicéron) que nous sommes à même de le faire, pressés par le temps, le besoin d’accumuler du dire, de laisser de nous des traces floues (désespérées ?) à toute heure du jour… Sans compter que nous faisons l’expérience inouïe d’un véritable dialogue avec eux au travers des siècles et des millénaires.
Il est aussi des passages qui piquent comme des taons, et on regrette alors de ne pas pouvoir convertir la rhétorique en action véritable, pour un peu s’empoigner avec un Aristote qui lâche, sans crier gare : “Même une femme peut être vertueuse, et un esclave aussi, même s’il est vrai que la première est sans doute un être inférieur et le second, de manière générale, un être sans valeur” (Poétique 1459a/2778) ou encore : “Une femme peut être courageuse de caractère, mais il n’est pas approprié pour une femme d’être courageuse et intelligente à la manière des hommes“. Mais il est vrai que les philosophes sont coutumiers de ces catégorisations définitives… Quand je vous disais qu’il ne faut pas les laisser tout prescrire ! J’espère seulement que le “cancel culture” (Non, ce n’est pas du Quintilien, je vous l’accorde) ne mettra pas à l’index les oeuvres d’Aristote en raison de ces passages.
Je n’ai pas touché à l’argent, aux salaires (est-ce-que ça porte encore ce nom ?) stratosphériques encaissés par certains joueurs, aux combines, au trafic de joueurs, aux dessous de table, au FIFA gate et consort. Machiavel et Hobbes réunis suffiraient-ils à éclairer cette dimension-là ?
Bien entendu, Aristote n’est pas le père des seuls mass media. J’ai emprunté cette expression au mémoire de Barthes, que j’ai cité, mais aussi à ce que disait Claude Bremond, auteur de “Logique du récit”, pendant une conférence qu’il a donnée à la Faculté des lettres de l’Université de Genève, en 1975: “Aristote est notre père à tous”, disait-il. Au sujet de “La Poétique”, il précisait qu’une version informatisée en avait déjà été réalisée à cette époque par IBM. Malheureusement, il n’en reste aucune trace dans le domaine public, semble-t-il. Ou alors, son secret a été bien gardé.
Comme vous le rappelez à si juste titre, l’apport d’Aristote aux sciences humaines – à commencer par la linguistique, la première d’entre elles si l’on en croit Ferdinand de Saussure, son fondateur – reste d’actualité et intact. Mais puisque vous citez Whitehead, qui dit à sa manière quelque peu iconoclaste que l’oeuvre d’Aristote nous est d’abord connue par ses commentateurs, n’est-ce pas lui qui, avec Bertrand Russell, a été parmi les premiers à contribuer à réduire la logique aristotélicienne au rang de cas particulier de la logique mathématique, à commencer par celle du premier ordre?
En informatique, on peut le vérifier avec la programmation déclarative, utilisée en intelligence artificielle. Prenons l’exemple du syllogisme:
“Tout homme est mortel.
Or Socrate est un homme,
donc Socrate est mortel.”
Ce syllogisme peut être traduit par une règle et un fait en Prolog:
mortel(X) :- homme(X).
homme(socrate).
On peut alors reproduire le syllogisme en une unique requête:
?- mortel(socrate).
true.
Dans ce sens oui, on ne peut qu’être d’accord avec vous, à propos des auteurs d’anciens traités sur le langage, dont on ne saurait dissocier de sa logique ceux d’Aristote, que “nous faisons l’expérience inouïe d’un véritable dialogue avec eux au travers des siècles et des millénaires.”
Un grand merci pour votre réflexion et les références que vous apportez. J’espère que l’occasion de dialoguer nous sera encore donnée.
Grand merci. J’ai encaissé plusieurs goals de reconnaissance. Bravo. Je ne suis pas trop foot, plutôt petit joueur arrière d’Aristote. Un grand texte chère Madame.
Merci de cette passe lobée, cher Monsieur. Je saisis votre balle solidement entre mes deux mains !
Bien à vous
A te lire, chère Marie-Claude, les Monty Python avait pris Aristote au pied de la lettre avec leur hilarant match de foot Allemagne-Grèce composée de leurs plus grand philosophes respectifs : https://www.youtube.com/watch?v=LfduUFF_i1A
Joli rappel, cher Christophe !
En effet, il en va de la disputatio philosophique comme des joutes sportives et si la philo peut expliquer le foot, peut-être le foot peut-il éclairer la philo.
Je me réjouirais d’un match Allemagne (philosophie continentale)-Angleterre (philosophie analytique).