Chromosomes artificiels et biologie synthétique : on progresse et c’est cool

La semaine dernière il y a eu les Lausanne Genomics Days, deux jours annuels très sympas de conférences par des biologistes des génomes internationaux, invités à l'Université de Lausanne. A cette occastion, cette année j'ai découvert le travail qui se fait sur les chromosomes artificiels de levure. J'en avais entendu parler parce que mes collègues microbiologistes me disent tout le temps à quel point c'est super, mais je n'avais pas compris pourquoi. La présentation était par Héloïse Müller, de l'Institut Pasteur (elle n'a pas de page web que je trouve, comme souvent les collègues en France malheureusement), et portait sur des résultats publiés en 2014 :

Total Synthesis of a Functional Designer Eukaryotic Chromosome N Annaluru, H Muller et al [80 auteurs] 2014 Science 344: 55-58

Le sujet a été bien traité dans un article du Monde à l'époque, alors je vais juste mettre en avant ce que j'ai trouvé excitant. En bref, ils ont synthétisé de zéro un des 16 chromosomes de la levure de boulanger (dite aussi levure de bière, Saccharomyces cerevisie), le chromosome III, et mis ce chromosome artificiel à la place de l'original dans des levures, qu'ils ont ensuite fait pousser : maître, elles vivent !

Premier truc cool, ils ont enlevé de nombreux morceaux d'ADN que l'on suppose ne pas avoir de fonction, et la levure vit apparemment bien. Bien sur, c'est encore limité. Ce n'est pas parce qu'une bestiole (ou une levure) vit bien dans des conditions de laboratoire (plein à manger, température régulée, pas de parasites, etc) qu'elle va faire face aussi bien que ses consoeurs sauvages à toutes les conditions de la sélection naturelle. Mais on a ici un outil formidable pour avancer le débat qui dure depuis 50 ans sur l'ADN dit "poubelle" ("junk DNA"). Certains, dont moi, pensent qu'on a suffisament d'évidence pour penser qu'une petite partie de l'ADN de la levure, mais une grande partie du notre, ne sert à rien et n'est là que comme bagage encombrant dont on n'a pas réussi à se débarasser. D'autres pensent que tout cet ADN a surement une fonction, que l'on n'a pas encore découverte. Le point de vue "ADN poubelle" est surtout soutenu par des arguments de biologie évolutive, le point de vue "tout fonctionnel" plutôt par des résultats d'expériences montrant des réactions biochimiques sur cet ADN. J'ai traité cela dans un billet sur le cafe-sciences à l'occasion de la publication des résultats ENCODE (voir aussi ce billet et celui-ci). Bref, avec les chromosomes synthétiques on peut effectivement tester ce qui se passe lorsque, par exemple, on enlève les éléments transposables qui se sont mis près des gènes, ou que l'on raccourci les introns de moitié. Je note en passant que vu la stratégie de ceux qui ont synthétisé ce chromosome de levure, eux ils croient manifestement à l'ADN poubelle.

Deuxième truc cool, ils ont mis en place un système moléculaire pour manipuler les gènes dans la levure, permettant de faire facilement des expériences génétiques qui auraient été très complexes autrement. A nouveau, ce qui m'intéresse c'est le potentiel. Si cete technique se développe, on va pouvoir planifier toutes sortes d'expériences pour mieux comprendre les cellules, cela ouvre une boîte à outils incroyable.

Une parenthèse sur l'utilisation des réseaux sociaux en science : comme plusieurs autres personnes, je live-tweetais la conférence, c'est-à-dire que je résumais et donnais mon avis sur Twitter en temps réel (voir ici). Lorsque j'ai tweeté ce talk, j'ai eu une réponse du compte Twitter du journal de génomique Gigascience, me signalant les résultats très récents d'une réunion durant laquelle des biologistes "synthétiques" (c'est le nom) avaient décidé de passer de la levure (sympa mais unicellulaire) à un animal. Bon un tout petit, un vers nématode de 1000 cellules, mais on avance !

Alors où en est-on ? Il y a un programme international en cours pour synthétiser tous les chromosomes de levure. Pour le nématode, il n'est pas encore clair si la même technique va marcher, ou si d'autres innovations seront nécessaires. Le choix du nématode n'est pas tout-à-fait arréter semble-t-il, mais c'est le plus logique. Un génome compact, le premier séquencé pour un animal, un animal dont toutes les cellules sont connues, et facile à cultiver et maintenir au labo en grande quantité. L'objectif est 2024, avec un certain optimisme pour y arriver avant cela. Le compte-rendu de la réunion met aussi en avant la diffusion ouverte des outils et des résultats, comme ce qui se fait en génomique.

Pour revenir à Lausanne, la meilleure question qui a été posée à la fin du séminaire, à mon avis, reste sans réponse pour le moment : quand est-ce que cette technologie sera disponible à un coût suffisamment bas pour influencer le travail normal des laboratoires de biologie ? Vu l'histoire récente d'autres techniques, et vu la vitesse à laquelle ceci avance et vu son potentiel, je dirais dans pas trop longtemps… A suivre donc.

Marc-Robinson Rechavi

Marc Robinson-Rechavi est professeur de bioinformatique au Département d'écologie et d'évolution de l'Université de Lausanne, et chef de groupe à l'Institut suisse de bioinformatique. Il fait de la recherche sur l'évolution des génomes, enseigne la bioinformatique, et blogue depuis 2011.