Un bolide en voie de perte de maîtrise
L’initiative populaire fédérale est l’un des piliers de la démocratie suisse. Elle est pourtant en passe de devenir sa plus grande menace. On en abuse et s’en sert comme d’un étendard partisan, c’est bien connu; mais elle devient surtout de plus en plus imprévisible et non maîtrisable, à la merci des caprices colériques ou de quelques faiseurs d’opinions aux instruments encore inédits.
Il en va dans une démocratie comme de la vie personnelle; les décisions prises sous le coup de l’émotion, de la peur ou juste pour en imposer ou donner une leçon sont rarement bonnes. Dans la vie, on dort dessus, on réfléchit mûrement à la chose, de préférence par une activité adaptée comme la marche, la douche, le repassage (qui a l’avantage de faire d’une pierre deux coups), ou l’égrenage de raisinets.
Jusqu’à peu, la lenteur de la récolte des signatures, le processus long dans les chambres du Parlement, faisaient que les intiatives passaient rarement sous le coup de l’émotion et uniquement après un long débat.
Les statistiques de l’OFS montrent néanmoins que sur les 22 initiatives acceptées en plus de 150 ans, près de la moité l’ont été dans les derniers 15 ans (la tendance augmentant).
L’excellent article du 5 juillet 2016 de RTS Info permettra à certains de se raffraîchir les idées sur les quelques 600 initiatives déposées jusqu’à aujourd’hui.
Lorsque la démagogie reçoit de nouvelles armes
Bref, le nombre d’initiatives déposées augmente, et en particulier le nombre des initiatives acceptées par le peuple. Chose plutôt réjouissante pour une démocratie me direz-vous…
Jusqu’à il y a peu de temps, oui. Mais je ne suis pas le seul à y voir au moins deux problèmes:
- Trop de partis abusent de l’initiative populaire pour des raisons de marketing politique avant des élections, ou pour laisser leur section jeune se faire les dents (quoique cette dernière tendance soit presque passée).
- A force de trop souvent voter sur trop d’objets, les citoyens n’ont plus le temps d’approfondir les enjeux complexes de chaque initiative, ne votent plus, ou alors votent au slogan.
On pourrait encore en lister d’autres, mais je souhaite insister sur deux nouveaux aspects:
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Nos démagogues indigènes se sont jusqu’à il y a peu de temps limités à dire non au changement, plutôt qu’à proposer des nouvelles “solutions” (en usant avant tout du référendum, ce qui a par définition moins de “conséquences” directes et visibles). Mais encouragés par les derniers succès, à l’aide de campagnes choc et basées sur les émotions, et en partie en finançant la récolte de signatures (tout comme la plupart des partis par ailleurs), ils ont de plus en plus les moyens de faire passer en force de vrais changements (suivez mon regard vers le 9 février 2014) . Un résultat de votation sur le mode Brexit est tout à fait imaginable aujourd’hui (bien malin qui pourrait prédire le résultat de l’initiative “Le droit suisse au lieu de juges étrangers” qui attaque directement le droit international et les accords internationaux suisses conclus).
- Les moyens qu’apportent les réseaux sociaux et la récolte de signature sur Internet risquent d’accélérer drastiquement l’aboutissement des initiatives. Comme on peut le lire dans Le Temps du 12 avril 2016, de nouveaux outils sont prêts à révolutionner la démarche, et il est urgent de s’y préparer.
Bref: l’initiative populaire risque de devenir un bolide fou que notre démocratie ne pourra plus arrêter.
Pour cela il faut réagir avant que le problème se présente, car il sera alors trop tard, les premières bombes auront déjà été placées au sein de notre appareil légal.
Pour sauver l’initative populaire, il faut séparer la phase d’étude préliminaire de la phase de décision
Bien des milieux ont déjà réfléchi à la question et proposent différentes solutions: augmenter le nombre de signatures, ne pas soumettre plus d’une intiative populaire à la fois en votation, examiner au préalable leur validité juridique…
Je ne crois pas que l’on doive ni limiter ni brider l’instrument, qui fait partie de notre ADN politique. Mais il faut mettre en place un élément simple: séparer l’étape de l’étude préliminaire de l’étape de la décision.
Nous sommes aujourd’hui en effet trop souvent face aux phénomènes suivants:
D’une part, les intiatives sont préparées en petit comité, parfois à la va-vite, souvent en cachette, pour assurer un effet d’annonce maximal. Les textes sont fréquemment mal ficelés, incomplets et sujets à bien des interprétations (RBI, Minder, 1à12, …). Les partis portent ici une lourde responsabilité (notamment en ne proposant pas de bons contre-projets).
D’autre part, durant la campagne, on assiste à un pugilat au milieu d’un grand nuage de poussière entre promoteurs et opposants à l’initiative, sur la base d’études contradictoires, d’hypothèses non consolidées et de promesses intenables sur la façon dont le texte constitutionnel sera traduit en loi. Durant cette phase, autant les partis que les groupes d’intérêts traditionnels comme Economie suisse, l’USAM ou d’autres ont par trop failli.
La phase de décision doit être laissée aux mains du politique et des organes démocratiques existants. La révolution est à faire en définissant une nouvelle étape dans le processus de l’initative populaire: celle de l’étude préliminaire (comme on le fait d’ailleurs dans tout autre projet).
On ne recourrait cependant pas en premier lieu à des experts et autres bureaux de conseil, mais à un conseil citoyen, une sorte de jury populaire, qui aurait deux tâches:
- identifier les impacts positifs et négatifs potentiels de l’initiative (à court et long termes, sur les différentes parties prenantes, sur l’économie, le social et l’environnement).
- lister les questions encore ouvertes, les points à clarifier, les hypothèses non vérifiées.
Les résultats de ce jury serait publiés et transmis aux initiants, qui pourraient améliorer leur texte le cas échéant, ou décider de le déposer tel quel.
Toutes les modalités sont ouvertes tant sur le jury (combien de membres du jury, sont-ils volontaires, tirés au sort, comment assurer leur représentativité, faut-il une animation professionnelle pour la réflexion, ont-ils un budget pour des études complémentaires) que sur le processus (faut-il récolter un minimum de signatures (20’000) avant cet examen et ensuite récolter les 80’000 restants, ou cette analyse se fait-elle à priori ou à posteriori de la récolte de signatures?).
Les solutions et les outils pratiques existent pour un tel processus, qui améliore la qualité de la démocratie et ne l’alourdisse pas.
Cette proposition a cinq avantages:
- elle reconnecte le politique au peuple, en donnant à celui-ci une influence directe sur le processus et un retour transparent et non partisan sur les avantages et inconvénients d’une initiative;
- elle permet d’identifier les forces et les faiblesses du texte et non de l’intention des initiants, avant que cela soit trop tard dans le processus;
- elle offre une discussion large entre personnes d’horizons très divers et non partisanes, ce qui par expérience amène les meilleures solutions;
- elle permet aux partis de se positionner sur des idées et des valeurs et non de se perdre (et l’électeur avec) dans des considérations technico-juridiques ou des positions purement tactiques;
- elle permet aux représentants du peuple de recadrer un texte démagogique (ou mal ficelé) et ne laisse pas cette tâche aux autres partis, à l’administration ou au juges (ce qui renforce en général la force démagogique des auteurs).
Je me réjouis des commentaires et d’un été remplis de marches, de douches, de repassages et d’égrenage de raisinets pour réfléchir à cet enjeu essentiel de notre démocratie (moins des prochaines élections, je le concède).
Mente ferroque