Her, ce miroir de ma solitude

Cela faisait plusieurs mois… Plusieurs mois sans écrire, plusieurs mois à courir… Et ce soir, alors que je regarde le film Her (Spike Jonze, 2013), une irrésistible envie de poser quelques mots sur une feuille numérique me prend, m'oblige, me somme… Je ne sais pas où je dois aller, mais je sais que je dois dire quelque chose… Vous l'imaginez, j'ai vu des centaines de films de science-fiction – et je me suis plongé, parfois avec joie, parfois avec lassitude, toujours avec intérêt, dans de multiples scénarios d'invasions aliens, de robots-rebelles, de consciences virtualisées, de réseaux dystopiques, de catastrophes apocalyptiques… Et là, ce soir, alors que l'orage gronde et que la pluie isole les hommes en les confinant dans leur utopie comfortable, mon esprit se laisse toucher par ce film, par la sensibilité qui s'y dégage, par la pudeur qui, seconde après seconde, informe les dialogues, les plans, les silences…

Je n'ai pas grand chose à dire, je ne vais pas essayer d'analyser plus avant ce qui semble ressortir à la nature émotionnelle de nos sensibilités, je ne suis même pas sûr que ce que j'ai à dire possède un sens, une cohérence… Je pourrais faire le critique du film, en chercher les imperfections, exprimer mon (mé)contentement, séparer le positif du négatif… Mais ce serait nier ce que je ressens, là, à l'instant : un film de science-fiction qui, loin des poncifs du genre, s'attelle à mettre en images ce qui, au fond de nous, je crois, ne cesse silencieusement de se rappeler à nous : nous sommes toujours seuls, en manque d'être. Car Her parle de cela, puisqu'il évoque le fait que la Vie, en définitive, est une expérience perpétuelle de la solitude… Le problème, c'est que nous ne l'aimons pas tant, cette solitude – alors nous cherchons à la combler, à s'imaginer "appartenir" à quelqu'un, à désirer la présence de l'autre (qu'il soit aimé ou détesté), voire, c'est le propos métaphorique du film de Jonze, à s'entourer d'une intelligence artificielle qui, bien qu'extérieure à nous, serait toujours à notre disposition, intérieure à nous (ce que le film représente par l'oreillette, ersatz technologique "greffé" à notre oreille). Autrement dit, l'autre ne doit son existence qu'à notre manque d'être et, pour combler ce manque d'être, nous sommes prêts à faire n'importe quoi, à instrumentaliser les autres pour ne pas nous voir dans notre nudité… Philosophiquement, on rejoint les thèses de Sartre dans L'Être et le néant ; moralement, on peut refuser cette conclusion ("Quoi ? Je n'existe dans la vie des autres que parce qu'ils n'arrivent pas à exister seuls ? Suis-je réduit à cela: un palliatif ?")… Mais, dans tous les cas, le film vient toucher notre intimité, les non-dits que l'on s'empêche de dire de peur d'assombrir la "beauté magique" des relations humaines…

Nous cherchons à être compris, entendus, écoutés, reconnus, appréciés, désirés, aimés… Et, si l'on cherche cela, c'est sûrement parce que la Vie – Saint-Exupéry en parlait déjà ainsi dans Terre des hommes – est une machine à emboutir les Mozart que nous sommes tous avant qu'ils soient assassinés par cette même machine à emboutir… Alors nous sommes en manque, en manque de l'autre, en manque d'existence, en manque d'être : comme un puzzle auquel il manquerait des pièces… Et nous passons nos secondes à essayer de combler ce manque – le conjoint, l'ami, la connaissance, Facebook, le virtuel et, demain, les oreillettes nous connectant à une intelligence artificielle qui nous serait entièrement dédiée… Le manque conduit au fantasme de la possession, le manque s'appuie sur l'utopie de la complétude… Et si la Beauté humaine se cachait dans la conscience de ce manque ? Et si le puzzle était beau parce qu'il n'était jamais complet ?…

J'espère ne pas avoir retenu votre attention pour rien ; je vous avais avertis : je n'ai rien à apporter de précis, je n'écris pas pour faire la lumière sur un film ou autre… J'écris car je suis touché par un scénario – et j'espère que vous l'avez été (ou le serez) à la vision de ce film… Pour moi, il me rappelle que je suis toujours en manque d'être… Et que mon réflexe initial serait de combler réellement ce manque, alors que Her me montre, pudiquement, qu'il ne peut être comblé (d'où la virtualité de Samantha) : ce manque crée une utopie, mais l'utopie ne doit jamais être réalisée… On voit aujourd'hui tellement de comportements "possessifs" : combler chacun de nos instants de libre par une activité consommatoire, combler notre solitude par des sms, des appels, des sorties sans désirs, des relations sans lendemain, des discussions sans propos… Le manque d'être peut conduire à devenir une "caricature", c'est-à-dire une personne qui, comme des millions d'autres, mobilise le même type de comportements, d'attentes, de discours ou de jugements… Ma pensée du soir, c'est que ce film me montre une image déformée de mon intimité et qu'il m'incite, discrètement, à rester conscient de mon manque d'être – et cette conscience, bien loin de tout changer, peut au moins m'éviter de devenir une machine, c'est-à-dire une caricature utopique… Vive les puzzles incomplets ; les puzzles complets se fixent au mur et s'oublient…

Bonne soirée à toutes et à tous…

Marc Atallah

Marc Atallah est le Directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, et Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Il vient ici nous parler des frontières de plus en plus floues entre science et fiction.

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