La science-fiction peut-elle être source d’Art ? (2/2)

Il y a quelques semaines, je vous livrais une première réflexion sur le SF Art, c'est-à-dire sur les productions de la science-fiction qui sont à considérer comme des oeuvres d'Art. Il est temps pour moi de continuer et de terminer ce qui avait été amorcé. Pour ce faire, il me paraît important de saisir une évidence: une représentation fictionnelle ou artistique s'inspire du monde (aspect référentiel) mais aussi, et surtout, des représentations antérieures (aspect autoréférentiel). C'est d'ailleurs souvent lorsqu'une oeuvre dialogue à la fois avec son quotidien et avec la tradition dans laquelle elle s'inscrit, que nous pouvons entrevoir les rivages de l'Art – ce qui suppose évidemment que nous connaissions cette tradition (comment être sensible aux phénomènes de reprises, de clins d'oeil, de mises en abyme, de jeux ironiques et autres si l'on ne connaît pas les oeuvres vis-à-vis desquelles se situe celle que nous découvrons?).

Le SF Art n'échappe pas à la règle qui vient d'être énoncée : une oeuvre peut être qualifiée de chef-d'oeuvre du SF Art quand elle dit quelque chose d'original sur le monde (cf. billet de blog: "La science-fiction peut-elle être source d'Art? (1/2)") tout autant que sur la tradition dans laquelle elle s'inscrit. Aspect référentiel et autoréférentiel se conjuguent alors, multiplient les niveaux de lecture et permettent en conséquence d'accepter l'oeuvre comme "belle", c'est-à-dire complexe, dense, profonde. Un exemple me permettra de préciser ma pensée et je le prendrai dans ce champ de la science-fiction que l'on appelle le comic books.

Une amie m'a envoyé un article sur Watchmen d'Alan Moore (vous trouverez le texte ici) et, à sa lecture, je me faisais la réflexion suivante: pour Aurélie Champagne, l'auteure de l'article, la force de la bande dessinée scénarisée par Moore est avant tout à trouver dans des critères ressortissant à l'aspect référentiel. Watchmen (1986-1987) parle en effet des super-héros, les critique, les remet en cause et, en définitive, parle de notre rapport à ce même type de personnages: les super-héros incarnent des idées (politiques, philosophiques) et sont, à l'instar du gouvernement reaganien, désabusés. Aurélie Champagne a raison de montrer que les super-héros d'Alan Moore sont, en fait, des cristallisations symboliques, c'est-à-dire qu'ils parlent du monde américain des années 1940 aux années 1980: le rêve américain ne cesse de s'appuyer sur des hommes providentiels – métaphoriquement représentés par des super-héros (Ozymandias, Dr. Manhattan, etc.) -, alors que ces derniers conduisent généralement au danger de "l'extermination de l'espèce". Autrement dit, Watchmen traite des super-héros pour faire l'apologie de l'homme – un homme simple, banal, sans rêve de grandeur et, donc, sans hybris destructrice, sans démesure.

Pourtant, et malgré la pertinence de ce qui précède, un des aspects les plus fascinants de ce comic book provient de sa capacité à nous parler de l'histoire des super-héros ou, plutôt, au fait que cette histoire n'est pas autre chose que le reflet déformé des déviances américaines: Moore ne s'amuse pas uniquement à faire des clins d'oeil aux super-héros antérieurs (Rorschach est bien un avatar de La Question), il met surtout en scène la tradition dans laquelle il oeuvre. En effet, et je ne souhaite pas ici multiplier les exemples mais suis à votre disposition pour creuser le sujet, Watchmen est, pour moi, la représentation de l'histoire du comic book depuis la fin des années 1930. Appelé "mise en abyme" (on représente dans un comic book l'histoire du comic book), un tel phénomène a pour propriétés d'amener son lecteur à prendre de la distance avec ce qu'il lit et à interroger ses propres représentations. Concrètement, si Watchmen évoque la tradition dans laquelle il s'inscrit, c'est pour réfléchir, d'une part, à l'histoire de cette tradition et, d'autre part, aux stéréotypes que l'on pourrait avoir à son égard ("le comic book est fait pour les adolescents", "il est manichéen", etc.).

Qu'il me soit permis de donner un seul exemple: Watchmen met en scène deux "groupes" de super-héros (un "ancien" des années 1940 – les "Minutemen" – et un "nouveau" des années 1980) et nous montre, à un certain moment, comment le premier groupe a été démantelé. Or, ce qui est représenté ici, mais de manière métaphorique, c'est-à-dire sous forme détournée, ce sont deux moments de l'histoire des super-héros ou, plutôt, les conséquences d'un épisode particulièrement sombre de cette histoire (et méconnu du novice) : l'avènement du "Comics Code" (CC) en 1954 et ses répercussions sur les publications populaires. En deux mots : suite au texte Seduction of the Innocent (1954) du psychiatre Fredric Wertham accusant les comic books de conduire la jeunesse à la criminalité, les éditeurs de comics ont édicté des règles de composition strictes. Un comic book ne devait pas représenter de sexualité ou d'homosexualité, le bien devait toujours l'emporter sur le mal, les figures de l'autorité ne pouvaient être critiquées… Un code de censure, donc. Or, comment interpréter, dans Watchmen, la réaction de Laurie lorsqu'elle voit sa mère – l'ancienne "Spectre Soyeux" – feuilleter un comics pornographique des années pré-CC? Et comment comprendre ce qu'il est arrivé aux super-héros des années 1940 sans cet épisode du CC ? "Fantôme" s'est repenti et converti au catholicisme, "La Silhouette" a été tuée en raison de son homosexualité et "L'Homme-Insecte" a été interné en raison de son alcoolisme et de sa maladie mentale : Alan Moore met en scène, au sein même de son intrigue, l'histoire du comic book avant 1954 et montre comment ces bandes dessinées représentaient en fait les travers américains – ceux-là mêmes qui les ont condamnées. En ce sens, Moore montre que ce ne sont pas les comics qui conduisaient à la criminalité, mais la décadence américaine qui conduisait aux comics

Une fois cette grille de lecture adoptée, Watchmen gagne en densité : l'articulation de ces niveaux de lecture rend ce comics fascinant. Il en gagne même le titre de "chef-d'oeuvre" du SF Art. La science-fiction – et toutes les esthétiques qui en dérivent – ne peut être considérée comme de l'Art si on refuse d'en connaître les formes, les motifs, les oeuvres, l'histoire. Mais dès que ces derniers font partie du bagage intellectuel du curieux, alors s'ouvre un champ artistique exceptionnel – et j'espère sincèrement, avec mes quelques exemples, vous avoir donné envie de vous plonger dans un mouvement artistique peu connu et dont la dénomination (SF Art) ne fait même pas consensus. Tout comme les Watchmen réfléchissent la société américaine qui les a vus naître et les êtres humains qui y vivaient, devrait-on chercher dans les productions de la science-fiction non l'apologie d'un futur fantasmé, mais l'image déformée qu'elles ne cessent d'offrir à notre regard de notre monde et… de nous-mêmes.

Marc Atallah

Marc Atallah est le Directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, et Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Il vient ici nous parler des frontières de plus en plus floues entre science et fiction.

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