La science-fiction peut-elle être source d’Art ? (1/2)

La question en titre peut paraître surprenante a priori. Elle est évidente et ce, quel que soit le côté par lequel on l'aborde : soit on est convaincu que la science-fiction, culture populaire s'il en est, ne peut pas rivaliser avec les pratiques artistiques contemporaines, soit on pense, pour les initiés, que la science-fiction a donné lieu à de nombreuses oeuvres d'art. Ces deux points de vue semblent irréconciliables – et, souvent, ils le sont car aucun lieu de discussion ne se donne pour mission de débattre sur ce sujet.

Vous imaginez sûrement mieux la difficulité qu'il y a à diriger le "musée de la science-fiction" ! Est-ce que je présente du divertissement ou de l'Art ? Les artistes qui sont exposés à la Maison d'Ailleurs sont-ils de "vrais" artistes ou non ? Que disons-nous aux visiteurs sur eux-mêmes et sur le monde qui les entoure ?

Je ne veux pas ma lancer ici dans un laïus sur l'impossibilité de définir la Beauté en-soi : une oeuvre est toujours belle à travers un regard et un regard est toujours dépendant d'un certain contexte historique. Tout le monde le sait, mais on continue à entendre les mêmes inepties sur le fait que certains artistes – en général les dépressifs – sont de vrais artistes, alors que d'autres, en raison de leur bonhommie, ne le sont pas. J'exagère à peine, je vous promets !

Passons. Je veux me laisser guider par une analogie et, comme je suis un littéraire de formation, je vais prendre cette analogie dans cette activité créatrice. Un bon écrivain n'est pas seulement celui qui fait de jolies phrases – tout le monde en est capable – ni celui qui raconte de belles histoires – sinon les parents seraient les meilleurs écrivains du monde ! Non, un bon écrivain est celui qui utilise des mots déjà existants pour créer une langue originale (et, donc, une histoire originale, puisqu'une histoire est toujours produite par une langue). Un bon écrivain n'invente donc pas tout, mais invente une nouvelle manière de dire ce qui est (une manière que les lecteurs peuvent faire leur) : la littérature "parle" à l'homme, car l'homme se raconte avec des mots et la littérature est faite de mots.

Ceci étant accepté, comment peut-on comprendre l'Art de la science-fiction ("SF Art") ? Eh bien, un peu comme ça: le monde dans lequel nous vivons est constitué de mots et d'images qui, pour une partie d'entre eux, proviennent des sciences ("l'homme est pris dans un processus évolutif" par exemple) et des technologies ("nous avons tous un ordinateur", etc.). En ce sens, un artiste "SF" est un "écrivain" qui puise dans les mots déjà existants pour créer une langue singulière qui, tout comme son collègue littéraire, dit ce qui est, mais différemment que ses prédécesseurs : il nous permet de parler de notre vie, de notre condition humaine, de notre rapport aux sciences et aux technologies alors même que ces dernières façonnent nos vies. En ce sens, le "SF Art" nous offre une langue pour raconter notre vie de tous les jours et nos relations aux artefacts qui nous entourent : le mouvement "cyberpunk" représente notre dépendance aux technologies et le mouvement "steampunk", la tendance postmoderne à réinvestir nos imaginaires passés et à construire notre réalité sur ces mêmes imaginaires.

Le "SF Art" existe-t-il, donc ? Evidemment ! Mais pour le percevoir, il faut être sensible aux mots employés par les artistes-écrivains de science-fiction. Et c'est peut-être le plus grand paradoxe de notre temps : nous vivons dans un monde saturé de sciences et de technologies, mais nous semblons oublier que ces dernières, en définitive, ne sont que des "mots" pour définir qui nous sommes. Et il existe mille définitions de l'être humain… Le SF Art travaille sans cesse pour nous montrer la malléabilité de notre condition : sommes-nous des singes évolués ? des tissus d'informations ? Tout cela et rien de tout cela. Nous sommes ce que nous disons que nous sommes – et le SF Art a pour mission, comme tant d'autres courants esthétiques, de nous montrer comment nous pouvons renouveler notre façon de nous dire, c'est-à-dire comment nous pouvons nous inventer.

La deuxième partie de cette petite réflexion, que je vous livrerai dans quelques jours, évoquera le niveau "méta" de ce qui précède. En l'occurrence, un artiste peut certes s'emparer des "mots" offerts par les sciences et les technologies, mais il peut aussi, et surtout, s'emparer des "mots" évoqués par ses prédécesseurs : l'artiste retravaille les thématiques travaillées par ses pairs. Et, pour que cela soit aisé à comprendre, j'utiliserai une autre analogie : celle de la métaphore.

A bientôt, donc !

 

Marc Atallah

Marc Atallah est le Directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, et Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Il vient ici nous parler des frontières de plus en plus floues entre science et fiction.

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