Controverses autour de la poignée de mains

Dans le vaste débat sur « l’islam en Suisse », s’il est une chose que l’on ne pourra pas faire, c’est bien d’accuser l’école secondaire de Therwil (BL) d’islamophobie. Rappel des faits : cet établissement scolaire a exempté deux adolescents de confession musulmane de serrer la main de leurs enseignantes. Motif : leur religion leur interdit de toucher des femmes qui ne seraient siennes. Une décision qui a le mérite de détonner, mais qui évidemment suscite débats et controverses.

 

La salutation comme mode de communication

Pourquoi se salue-t-on  au juste ? N’est-ce qu’une simple politesse ? Une coutume ? Non, c’est évidemment plus complexe. Saluer, c’est entrer en relation avec son vis-à-vis. C’est initier une communication avec celui ou celle que l’on rencontre. La salutation est la première forme de communication entre deux individus qui se rencontrent. Elle intervient parfois même avant l’échange des politesses usuelles (présentation nominative, question sur l’état de santé, etc.). Si la salutation est universelle, ses formes sont en revanche culturelles. En Suisse, on se sert la main ou on s’échange trois bises sur les joues. En France, ce sera deux bises, mais quatre à Paris. Dans certaines régions d’Amérique, on s’étreint à grands coups d’accolades. Au Moyen-Orient, on porte sa main droite vers son cœur et on s’incline légèrement vers l’avant. En Inde, c’est le namasté qui prédomine. Toutes ces salutations s’inscrivent dans un contexte, dans une histoire. Elles traduisent certains usages de l’espace et du corps.

 

La poignée de main : proximité et distance

La poignée de main imprime un contact physique. « Je te touche, tu es donc présent ici et maintenant pour entrer en discussion avec moi ». En même temps, l’écart entre les corps qu’impose le bras tendu définit à son tour la distance de confort entre les individus pour entrer en communication. Ni trop prêts, ni trop loin. Juste ce qu’il faut. La poignée de mains a aussi comme fonction de définir les limites physiques et spatiales entre lesquelles les interactions entre deux individus sont culturellement acceptées, quel que soit le degré de parenté ou de familiarité.

 

La poignée de main comme vecteur de valeurs

En se saluant, on témoigne aussi de certaines valeurs. La poignée de main incriminée dans ce débat ne fait pas exception. Serrer la main des personnes que l’on côtoie témoigne d’un respect réciproque, ou tout au moins d’une acceptation de l’autre dans son intégrité. Elle est aussi synonyme de confiance et surtout d’égalité. Pas juste une égalité de genre, j’insiste. Mais d’une égalité quel que soit « son origine, sa race, son sexe, son âge, sa langue, sa situation sociale, son mode de vie, ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique » (Art. Cst. 8, alinéa 2). Et c’est bien là un problème de cette dispense. Elle autorise une discrimination envers une partie du corps enseignant.

 

Discrimination de genre ou atteinte à la liberté religieuse ?

Les relations hommes-femmes et la mixité de l’espace social peuvent être marquées, voire conditionnées, par des convictions religieuses. Ce que je respecte. Cependant, la cohésion sociale passe par un effort réciproque de compréhension des codes culturels. Si je peux, cognitivement, comprendre que le refus d’un homme de me serrer la main puisse témoigner de son respect envers moi, j’estime que je suis aussi en droit d’attendre de cet homme qu’il comprenne que son refus puisse pour moi signifier qu’il ne me considère pas en tant qu’individu et que je puisse y voir non pas une marque de son estime, mais bien une discrimination envers ma condition de femme.

 

Pendant ce temps-là, à Rome…

La famille comme institution chrétienne

Depuis près de trois semaines, la curie romaine s’est réunie pour parler de la famille. Ce n’est pas de n’importe quelle famille dont ont débattu cardinaux et évêques du monde entier, mais bien de la famille telle qu’elle est pensée et conceptualisée dans le catholicisme romain. La famille, nous a-t-on rappelé, est la cellule de base de toute société. Elle se compose d’un homme et d’une femme unis devant Dieu par les liens indéfectibles du mariage. Un noyau auquel s’ajouteront – si Dieu le veut – des enfants. La famille est à la fois symbole et synonyme de fidélité, de solidarité et plus largement de stabilité. Mais la famille est aussi l’institution sociale créée pour légitimer la sexualité et garantir la filiation patriarcale des enfants.

Famille, sexualités et rôles de genre

Sociologiquement, la famille est complexe : elle peut évidemment reprendre la forme défendue dans le catholicisme, mais elle peut aussi être monoparentale, recomposée (donc avoir plus d’un homme et d’une femme comme figures de l’autorité) ou homosexuelle. Elle peut être une union libre, un pacs, un mariage civil ou religieux. Quelle que soit sa composition biologique, la famille témoigne aussi d’orientations et de pratiques sexuelles aussi bien que de (re)production de rôles de genre ! Des sujets sur lesquels évêques et cardinaux réfléchissent par deux fois avant de s’exprimer.

Où sont les femmes?

Les hommes d’Eglise se sont donc rencontrés pour parler de la famille. Des hommes et rien des hommes ont palabré sur des sujets touchant autant les femmes que les hommes. Certes des couples divorcés-remariés ont été écoutés. Est-ce à dire que la femme ne peut donc être entendue que si elle est accompagnée d’un homme ? Se questionner sur le statut et la position de la femme dans la famille, du respect de son corps et de sa sexualité seraient aussi des sujets sur lesquels l’Eglise (tant locale que mondiale) devrait porter son attention. Parler de la famille sans parler des femmes, parler de la famille en restant entre homme me dérange. Les églises se vident, les vocations sont en crise, les valeurs portées par l’Eglise s’effritent. Ne serait-il peut-être pas temps de réfléchir à la destinée de l’Eglise non plus qu’entre hommes, mais en incluant bien davantage les femmes?

Burqa, niqab et caetera

Ah… Le voile intégral… De quoi pourrait-on bien parler d’autre en période électorale que de voile intégral… Je me le demande. C’est un sujet brûlant d’actualité ! Un point central de la politique nationale suisse ! Un réel enjeu des relations de notre patrie avec ses partenaires économiques ! Oui, parlons de voile intégral. Ou plutôt polémiquons sur l’urgence pour « la cohésion nationale» et les « valeurs suisses » d’interdire constitutionnellement le voile intégral. Car la Constitution est le fondement de notre Etat de droit. Elle énonce et définit les droits fondamentaux des citoyens : la dignité humaine, l’égalité, le droit à la vie, à la protection, la liberté de conscience et de croyance, celle de s’associer, de se former et j’en passe. C’est sûr, interdire « la dissimulation du visage », soit-il celui d’une femme ou d’un hooligan, doit absolument figurer dans la Constitution.

Un voile qui dérange

Que l’on soit clair : je ne suis pas pour le port du voile intégral. C’est un usage vestimentaire qui suscite en moi gênes et interrogations : la femme sous ce voile est-elle vraiment ‘libre’ de le porter ? Est-ce vraiment son choix ? Ce voile intégral produit des interactions sociales qui m’inconfortent : ne pouvant lire les expressions du visage de celle avec qui je converse, j’essaie de décrypter les émotions dans son regard. La distance physique imprimée par sa tenue me suggère une distance symbolique à ne pas franchir. L’échange souffre ainsi d’un manque de proximité. Le lien social peine à se créer.

L’argument du respect

Oui, le voile intégral pose des questions. Notamment celles de la dignité de la femme qui le porte, du respect de ses droits fondamentaux. Mais soyons honnête : une interdiction du voile intégral permettra-t-elle vraiment un meilleur respect de celle-ci ? Une meilleure protection de ses droits ?

L’argument sécuritaireverhuellung-rechts-d

Des femmes sous le niqab, nous dit-on, aurait favorisé le trafic d’armes. D’autres auraient commis des attentats-suicides. Certes. Mais alors, en quoi la dissimulation de leur visage les empêchera-t-elle de camoufler sous leurs jupes cocktails molotofs et autres bombes à clous ? Interdisons alors aussi les soutanes, les kesas, les saris et tous les accessoires de mode amples et couvrant !

Une farce électorale 

Arrêtons de monter en épingle des problèmes qui n’en sont pas. Arrêtons de susciter l’insécurité en attisant les amalgames entre une femme intégralement voilée et la violence potentielle d’un hooligan. Et arrêtons de se moquer des électeurs surtout. En plus d’être malhonnêtes, ces stratégies électorales stigmatisent une partie de la population et font du tort à celles que les initiants prétendent vouloir défendre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Embrigadée

Tel est le titre de l’ouvrage de Valérie de Boisrolin. Ce livre, c’est un témoignage. Celui d’une mère dont la fille a quitté le domicile familial pour partir vivre en Syrie. Valérie de Boisrolin y raconte sa fille : son enfance, son insouciance, ses premières amours. Elle parle de leur complicité, de leur foyer, des décès qui ont les affectés. Elle retrace la « rencontre décisive » de Léa avec B., son « prince charmant », l’homme qui deviendra son mari et avec lequel elle partira s’établir en Syrie alors qu’elle n’a encore que 16 ans.

Mais quels signes avant-coureurs?

Embrigadee_CoverAu fil des pages, cette maman entraine le lecteur dans son désarroi : elle le confesse, elle n’a pas su lire les éventuels signes avant-coureurs du départ de Léa. Aurait-elle dû s’inquiéter lorsque sa fille a cessé de se maquiller ? Aurait-elle dû s’alarmer lorsque l’adolescente ne voulait plus que sa mère l’accompagne sur son lieu de travail ? Valérie de Boisrolin le regrette : elle aurait peut-être dû accorder plus de crédit au chemin spirituel que Léa avait adopté. Inversement, elle n’aurait peut-être pas due s’opposer si sévèrement à la relation amoureuse de sa fille, mais plutôt l’accompagner dans cette liaison et lui permettre de réaliser par elle-même la rupture familiale que lui proposait son prétendant.

Un périple à double facette

Sans colère, mais avec une pointe d’amertume, Valérie de Boisrolin raconte le périple biographique et judiciaire que traverse sa famille ; la culpabilité qu’elle ressent dans ses relations avec les autorités ; la solitude qui l’habite jusqu’au jour où elle réalise que leur histoire n’est pas unique : d’autres familles, de tout milieu social, de toute origine, de toute région sont aussi happées dans la tourmente par le départ d’un enfant, d’une sœur ou d’un frère.

Dans son récit, Valérie de Boisrolin ne condamne personne. Elle ne s’atermoie pas non plus sur son sort. Par son témoignage, elle met en revanche en lumière comment la juxtaposition de rencontres fortuites, d’expériences inopinées et de blessures émotionnelles peuvent faire basculer une personne et sa famille dans un univers parallèle.

Et en Suisse?

Une lecture sans concession qui interpelle sur le regard porté sur et le soutien apporté aux familles victimes d’un départ en Syrie. Un témoignage sincère qui devrait interroger en Suisse aussi les acteurs institutionnels et religieux sur leurs modalités d’accompagnements de ces familles victimes je le répète, et non coupables, du départ de l’un des leurs. Valérie de Boisrolin a elle choisi de se “battre pour sa fille” et de fonder une association d’entre-aide pour les parents “Malgré eux”.

 

Valérie de Boisrolin (2015) Embrigadée. Paris, L’Express, Presse de la Cité.