En septembre 2022, le Rectorat de l’Université de Genève a décidé de changer le nom du bâtiment Uni Carl Vogt situé au boulevard éponyme. Cette décision controversée permet à votre serviteur de découvrir les diverses facettes de l’œuvre de Carl Vogt au-delà de son héritage raciste et misogyne.
Ce premier chapitre se concentre l’évolution de l’Homme vue par Carl Vogt et par Charles Darwin. Malgré de notables différences, les deux naturalistes partagent leurs vues sur l’évolution humaine, les différences entre races humaines et la supériorité de l’homme blanc.
Situation historique de Carl Vogt
Pour situer le personnage, August Christoph Carl Vogt est né en 1817 en Prusse et le fils du professeur de médecine libéral Philipp Friedrich Wilhelm Vogt (1789-1861) et de sa femme Louise Folle. Médecin et naturaliste du XIXe siècle Carl Vogt est connu pour sa défense du matérialisme et de l’évolution de Charles Darwin, créateur et premier recteur de l’Université de Genève remplaçant l’ancienne Académie mais aussi propagateur de thèses racistes et sexistes. Vogt est mort à Plainpalais (Genève) en 1895.
L’ouvrage de Vogt de 1865 sur l’Homme est à la fois la première œuvre grand public sur l’anthropologie darwinienne et extrêmement choquant par ses positions racistes et sexistes
Carl Vogt âgé de 47 ans, alors professeur de zoologie à l’Académie de Genève et Président de l’Institut Genevois, publie en 1865 un ouvrage grand public intitulé « Leçons sur l’homme, sa place dans la création et dans l’histoire de la terre ». En 16 chapitres tirés de cours publics en 1862 et 1864, Carl Vogt y développe des leçons d’anatomie comparée entre les diverses «races » humaines et des singes. Vogt y défend la théorie polygéniste qui est l’hypothèse d’une humanité aux origines diverses et aux « races » diverses. Vogt fait des « Noirs » et d’autres « races » dites « primitives » comme les Aborigènes d’Australie les intermédiaires entre l’homme blanc et le singe » comme le résume un Mémoire de Master en 2020 de l’Institut de Hautes études internationales et du développement à Genève.
Cet ouvrage de 600 pages (édition française de 1865) fut le premier livre de vulgarisation d’anthropologie darwinienne et il contient aussi (liste non exclusive) des chapitres de neuro-anatomie (4e leçon) et de sciences naturelles avec l’hérédité et la fécondités des hybrides (14e leçon), la légende d’Adam, l’origine des hommes et son expansion géographique (15e leçon), et une 16e et dernière leçon sur l’origine de la diversité des formes de vie dont la cellule, la forme élémentaire et la théorie de l’évolution (darwinisme).
Dans les dernières pages des Leçons sur l’homme (pages 627 et 628), de manière étonnante et prémonitoire, Carl Vogt décrit un mélange des populations humaines suite à la globalisation du monde aboutissant à une homogénéisation de l’espèce humaine : « Par le travail incessant de son cerveau, l’homme s’élève peu à peu de son état de barbarie ; dans les autres souches, races ou espèces, il finit par reconnaître ses frères, il se mélange et croise entre eux. Les innombrables races mixtes (humaines) remplissent peu à peu les intervalles qui existaient auparavant entre les types primitivement si opposés entre eux, et malgré la constance des caractères, malgré la résistance que les races primitives opposent au changement, elles finissent par être lentement ramenées à l’unité par la voie de la fusion ».
En gardant en tête la 14e leçon, le lecteur attentif voit que selon Vogt ces mélanges entre populations liés à la globalisation ne seraient pas tous identiques : les Blancs deviendraient stériles à force de vivre sous les tropiques sauf à se mélanger, les Noirs ne pourraient pas se mélanger aux Blancs pour cause d’infécondité, les Juifs pouvant s’adapter à la vie dans les deux hémisphères pourraient garder leur propre identité sans se mélanger et les mélanges entre Hispaniques et Amérindiens seraient extraordinairement féconds ! Vogt finit son ouvrage avec une dernière page anticléricale et antireligieuse contre les pasteurs s’opposant aux matérialistes et aux Darwinistes. En toute dernière phrase des 600 pages, Vogt conclut pour ses amis « qu’il vaut mieux être un singe perfectionné qu’un Adam dégénéré.».
Ce résumé et ces analyses montrent que l’ouvrage de Vogt est entaché de sexisme, de poncifs coloniaux et négrophobes sur des bases de racisme scientifique qui faisait consensus à l’époque. Dans un élan de pédagogie populaire, il a popularisé à la fois la théorie de l’évolution et le racisme scientifique. Le succès de ces Leçons de Vogt fut important avec des traductions en 8 langues et une reconnaissance internationale.
La promotion de la théorie de l’évolution dans la population était un enjeu d’importance en 1865 au contraire de l’inégalité des « races humaines ». A l’aune de notre époque, la condamnation de ce racisme scientifique mérite une mise en contexte historique (contextualisation) comme l’annonce de l’Université de Genève du 29 septembre 2022 le mentionne explicitement. En plus du contexte historique, la portée de cette « science » raciste doit être comparée avec l’importance du reste de l’œuvre de Vogt.
Charles Darwin écrit en 1859 « L’Origine des espèces » puis en 1871 “The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex” (l’évolution de l’Homme et la sélection par la reproduction sexuée)
En 1859, Charles Darwin publie « l’Origine des Espèces », ouvrage grand publique qui est la base de la biologie évolutive. Au départ de cet ouvrage clé est le tour du monde débuté en 1831 par Darwin comme naturaliste avec l’Expédition Beagle. Le périple du Beagle dura 5 ans et permit à Darwin de voir des fossiles au Brésil, de « misérables sauvages » en Terre de Feu, la diversité des tortues de Galapagos et les diverses situations des peuples indigènes (Tahitiens, Maoris et Aborigènes de Tasmanie). Dès 1837, Darwin a une idée claire de la proximité des espèces entre elles, leur évolution et de la sélection naturelle. Après une longue maturation, Darwin publie « L’Origine des Espèces » en 1859 qui est un succès immédiat au Royaume Uni et des éditions étrangères et traductions dès 1860.
En 1860 déjà, Darwin expliquait que sa théorie de l’évolution s’appliquait aussi à l’Homme sans l’avoir détaillé dans son livre sur l’évolution. Douze ans plus tard, Darwin publia «The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex » en 1871, 6 ans après l’ouvrage d’anthropologie darwinienne par Vogt. L’ouvrage de Darwin y décrit en presque 700 pages l’évolution humaine, les différences entre les races humaines et les sexes, le rôle dominant de la femme dans la sélection sexuelle et les implications sociétales de la théorie de l’évolution.
Dans l’introduction de The Descent of Man (2e édition page 1), Darwin cite l’éminent naturaliste Carl Vogt qui constate en 1869 le consensus parmi les naturalistes en faveur de la théorie de l’évolution et de l’abandon du créationnisme. L’enjeu pour Darwin était alors la question du moteur ou des moteurs de l’évolution. Darwin promouvait la théorie de la sélection naturelle par la reproduction sexuée.
Darwin démontre l’évolution de l’homme à partir d’une forme de vie préexistante inférieure grâce à l’anatomie comparée (chapitre 1). Il note la proximité anatomique entre l’homme et les singes hominidés, mais aussi les différences comme la pilosité réduite et le faible odorat. Tout en notant l’odorat nettement plus développé chez les « races de couleur foncée » que les « races blanches et civilisées…ce qui n’empêche pas les Esquimaux de dormir dans une atmosphère des plus fétide ni la plupart des sauvages de manger de la viande avariée » (pages 17-18).
Darwin discute de développement de l’intelligence et des facultés morales depuis le début de l’humanité par le processus de sélection naturelle (chapitre 5). Darwin décrit les temps primordiaux où les tribus avec le plus grand nombre d’hommes (sexe masculin) avec plus de talent et d’armes supplantent et absorbent les autres tribus (page 128). « A notre époque, les nations civilisées supplantent partout les nations barbares…par leurs savoirs qui résultent de leur intelligence. Il est donc très probable que chez l’humain, les facultés intellectuelles ont été principalement et graduellement améliorées par la sélection naturelle » (page 128). Les capacités sociales, de transmission du savoir, de sympathie, de loyautés, d’altruisme (comme combattant) et des vertus sont décrites comme clé pour la prévalence des tribus qui les pratiquent (pages 131-132).
Le fameux darwinisme social est initié par Darwin lui-même qui compare la sélection naturelle parmi les sauvages et celle dans les sociétés civilisées. Chez les sauvages, les faibles sont vite éliminés tandis que « nous autres, hommes civilisés, faisons tout notre possible pour arrêter le processus d’élimination ; nous construisons des asiles pour les imbéciles, les mutilés et les malades; nous instituons des lois sur les pauvres ; et nos médecins déploient leur plus grande habileté pour sauver la vie de chacun jusqu’au dernier moment ». Darwin discute de l’impact négatif d’une sélection réduite dans les nations civilisées (la propagation des personnes faibles), et d’un éventuel manque de soins et supports aux plus faibles («un bénéfice contingent, avec un mal présent écrasant »). Darwin conclut « nous devons donc supporter les effets indubitablement mauvais des faibles qui survivent et propagent leur espèce » (chapitre 5, pages 133-134).
Au chapitre 7, Darwin investigue la valeur des différences entre les races humaines et s’interroge sur l’existence d’espèces humaines différentes. Si Darwin note bien l’immense variabilité individuelle (page 26), il note aussi les indubitables différences entre les races humaines au niveau morphologique, susceptibilité aux maladies, émotionnel et partiellement en facultés intellectuelle (pages 27 et 167). Sur des observations de fertilité conservée après croisement de races humains et de découvertes archéologiques d’outils similaires dans le monde, Darwin conclut que toutes les races humaines sont de la même espèce et partagent la même origine avec un ancêtre unique. Darwin rejette l’idée de créations séparées comme d’espèces humaines séparées avec des évolutions parallèles depuis des espèces de singes différentes. Dans la section sur l’extinction de races humaines (page 181), Darwin offre la description de la quasi-extinction des Tasmaniens aborigènes et les réductions des populations aborigènes du Queensland (Australie) comme des Maoris. Darwin constate l’inévitable compétition entre tribus ou races avec la suprématie des nations civilisées sur les barbares (page 182). Finalement, pour expliquer l’apparition des différences entre races humaines, Darwin propose la sélection par reproduction sexuée (page 192), sujet qui occupe les 2 tiers de l’ouvrage.
La comparaison des écrits de Vogt et Darwin montre des vues divergentes sur l’origine de l’Homme et les « Noirs »
Première différence, Darwin a clairement tranché sur l’origine de l’espèce humaine avec une thèse « monogénique » soit une espèce ancestrale unique issue d’un groupe d’individus. Au contraire Vogt a penché pour une origine humaine avec une thèse « polygénique » soit des évolutions parallèles à partir de singes différents. Au XIXe siècle, la dérive des continents n’était pas connue ni l’effet de la Grande Glaciation sur le niveau des mers. La thèse « polygénique » n’était alors pas absurde. L’avancement de l’anthropologie a clairement validé la thèse d’un ancêtre unique venant d’Afrique pour tous les hominidés découverts à ce jour.
Seconde différence, Darwin voit l’apparition de divergences continuelles entre les races humaines et les compétitions entre elles. Il décrit les cas bien réels d’extinction de races humaines passées ou présentes comme celles des Tasmaniens. C’est l’arbre de l’évolution avec la mort de certaines branches. Au contraire, Vogt évoque une convergence des races humaines par effet de la globalisation.
Le prix Nobel de médecine en 2022 a été attribué à Svante Pääbo pour l’étude génétique d’hominidés disparus (Néandertal et Denisovan) qui ont contribué aux patrimoines génétiques humains en Europe, Asie et Mélanésie. Au début des études génétiques archéologiques, l’incessante divergence des races (ou sous-espèces) était la vision acceptée dans une logique darwinienne : aucun ADN Néandertal ne se trouvait dans l’ADN humain moderne. Les découvertes récentes de Pääbo confirment à la fois la thèse « monogénique » de Darwin et –dans une certaine mesure- la vision de l’unification humaine de Vogt.
Une troisième différence en Vogt et Darwin concerne leur opinion sur les peuples « noirs » africains et australiens (Aborigènes). Vogt décrit des croisements infertiles à terme avec la race blanche et une infériorité de la race « noire ». Darwin ne mentionne pas de tels poncifs négrophobes.
Mais Vogt et Darwin s’accordent sur la supériorité des blancs masculins et sont des « libéraux »
Vogt et Darwin sont tous deux des personnages de leur siècle et partagent des visions d’inégalité entre les races et les sexes. Vogt utilise les différences morphologiques et soi-disant d’intelligences entre les races et les sexes. Darwin décrit les différences morales entre les sauvages et les civilisés et utilise la théorie de la sélection par la reproduction sexuée pour justifier la position sociale des femmes.
Si les idées inégalitaristes de Vogt avec les descriptions d’infériorité des Noirs et des femmes sont évidentes à nos yeux du XXIe siècle, celles de Darwin sont plus subtiles avec les termes de sauvages systématiquement appliqués aux personnes de couleur et de nations civilisées aux pays occidentaux. Par ailleurs, Darwin applique le rôle de moteur d’avancement évolutif du genre humain aux hommes tandis que les femmes en sont réduites au choix du meilleur partenaire pour l’évolution.
Vogt et Darwin étaient les deux fermement opposés à l’esclavage. Par ses voyages, Darwin a été convaincu de l’intelligence de personnes de couleur tel Jemmy Button, un indigène de la Terre de Feu qui devint une célébrité en Angleterre. Dans leurs inclinaisons libérales, Darwin n’a jamais soutenu une forme de coercition ou autoritarisme pour l’eugénisme social et Vogt a promu l’éducation pour tous et l’entrée des femmes à l’Université de Genève.
L’impact des écrits d’anthropologie de Vogt et de Darwin
La théorie de l’évolution et celles reliés à l’anthropologie et la sélection naturel ont eu un impact énorme sur l’histoire des sciences et notre compréhension actuelle de la biologie et de la médecine. Pour ne citer qu’un exemple, la biodiversité ne saurait être étudiée, comprise et protégée dans l’apport de la biologie évolutive. Les apports positifs théories de Darwin et leur promotion par Vogt ne peuvent et ne doivent pas être oubliés.
Pour autant, les sévères préjudices apportés par Vogt et Darwin ne doivent pas être ignorés. Ainsi le « darwinisme social » a été conceptualisé par Darwin qui reprit les idées d’eugénisme par son cousin Francis Galton. Darwin a aussi donné un verni scientifique à la soi-disant supériorité du génie des nations occidentales. Vogt a clairement propagé des idées racistes avec l’infériorité des « races noires » (négrophobie) et misogynie.
Le racisme scientifique et les idées inégalitaristes du XIXe siècle ont été le terreau pour des politiques racistes au XIXe siècle (Australie et autres) et les horreurs du XXe siècle avec des génocides, le nazisme et les politiques de stérilisation des pauvres et retardés dans de nombreux pays dont les Etats-Unis.
Pour conclure, Darwin et Vogt ont été des acteurs clés de l’histoire de l’anthropologie, nous devons nous souvenir des aspects positifs comme négatifs de leur héritage.
Note :
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– Les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique pour faciliter la lisibilité du texte. L’information présentée s’applique à tous les individus indépendamment de leur sexe et leur genre à moins que le contexte ne l’indique autrement