Lobbying en Suisse : un débat dans l’impasse

Comment renforcer la transparence du processus de formation de l’opinion de nos élus à Berne ? Telle est la question qui agite régulièrement le Parlement depuis bientôt dix ans. Elle devrait être traitée par le Conseil des Etats lors de la prochaine session d’hiver à l’occasion d’un débat sur une initiative du socialiste neuchâtelois Didier Berberat portant sur l’accès des professionnels de la défense d’intérêt – les lobbyistes – au Palais du Parlement à Berne.

Disons-le d’emblée, et c’est même l’un des arguments principaux évoqués par certains protagonistes de cette affaire, le lobbying ne se limite pas à une activité de contacts avec des élus à l’intérieur de la Salle des pas perdus lors de l’une des quatre sessions parlementaires annuelles. Il se pratique hors des sessions et également hors de l’enceinte parlementaire. En Suisse, les élus fédéraux sont facilement accessibles. Il est possible de les rencontrer lors de l’un des multiples événements organisés par les groupes d’intérêt, d’un séminaire, d’un repas ou encore à l’occasion d’une manifestation dans leur circonscription électorale. Par conséquent, la question de l’accès des lobbyistes au Parlement n’épuise de loin pas celle de l’activité du lobbying en général et n’en représente qu’une partie.

Elle a cependant une forte valeur symbolique et révèle les différentes positions sur le lobbying au sein du Parlement. Pour une très faible minorité, conduite par la conseillère nationale lucernoise Yvette Estermann et le conseiller aux Etats schaffhousois Thomas Minder, tous deux membres du groupe UDC et auteurs chacun d’une intervention parlementaire visant à exclure les lobbyistes du parlement, le lobbying est inutile. La proposition d’Yvette Estermann n’avait convaincu que 6% des élus… Il n’est pas étonnant que l’on retrouve cette minorité au sein d’un parti qui rejette les corps intermédiaires, et considère que les élus sont les mieux placés pour traduire les aspirations du peuple en actions politiques. Cette minorité est hermétique à la question de la transparence des décisions politiques, car elles ne devraient pas être influencées par d’autres acteurs que le peuple.

Essentiel à la politique et à la démocratie

Pour l’immense majorité des parlementaires fédéraux, le lobbying est un rouage essentiel de la formation de l’opinion des élus. Qu’ils soient de droite, du centre ou de gauche, ils sont nombreux à souscrire aux propos du libéral-radical d’Appenzell Rhodes-Extérieures Andrea Caroni lors du débat en 2014 au Conseil national sur son initiative parlementaire :

« Interessentvertretung und damit auch Lobbyismus gehören zur Politik und gehören zur Demockratie ».

Au Parlement, on lui trouve au moins deux vertus. Le lobbying permet de prendre

« le pouls et le sentiment d’une partie de l’opinion publique, des entreprises, des organisations politiques, économiques, culturelles ou environnementales du pays afin de savoir quelle est la bonne décision »

dixit le Conseiller aux Etats Berberat. Les élus doivent savoir si leurs décisions seront comprises et acceptées ou, au contraire, si elles seront refusées par la population et les acteurs qui font la Suisse. L’autre vertu du lobbying est, selon le libéral-radical neuchâtelois Raphaël Comte, d’expliquer les implications d’une décision ou d’une régulation sur un secteur donné :

« Comment légiférer correctement si l’on ne connait pas les conséquences de chaque loi sur la population, sur l’économie, sur l’environnement ? Les groupes d’intérêt sont donc des interlocuteurs importants pour les informations qu’ils nous fournissent et c’est le rôle des parlementaires de les écouter, tout en gardant son indépendance, en pesant le pour et le contre, car pour presque chaque sujet il y aura des groupements aux intérêts divergents ».

Ces groupes sont au bénéfice d’une expertise spécialisée que ne peuvent pas maîtriser des parlementaires généralistes et de milice.

L’accréditation des lobbyistes

L’accès des lobbyistes au Parlement est réglé par l’article 69 de la loi sur le Parlement. Il prévoit que

« tout député peut faire établir une carte d’accès pour deux personnes qui désirent, pour une durée déterminée, accéder aux parties non publiques du Palais du Parlement ».

Dans la pratique, ces deux autorisations sont accordées en principe pour la durée de la législature à des membres de la famille, à des assistants parlementaires, à des invités ou à des lobbyistes. La liste des personnes accréditées est publique (Accrédités par les conseillers nationaux / Accrédités par les conseillers aux Etats).

Au moment de l’adoption de la nouvelle Loi sur le Parlement en 2001, cette forme d’accréditation était déjà contestée mais c’est surtout à partir de 2009, avec l’initiative parlementaire « Lobbying au Palais fédéral. Transparence » de la socialiste thurgovienne Edith Graf-Litscher, que le débat a repris de plus belle !

Régulation administrative vs régulation politique

Les Chambres, dans leur majorité, sont divisées sur cette question. Pour le Conseil national, ce système est insatisfaisant et doit être remplacé alors que le Conseil des Etats est favorable au statu quo. La chambre du peuple plaide pour une régulation administrative, fondée sur des critères objectifs, de l’attribution des accès aux lobbyistes, alors que celle des cantons veut maintenir une régulation politique et conserver cette compétence aux élus.

Les tenants d’une régulation administrative veulent clarifier la nature de la relation entre les élus et les lobbyistes. Avec le système actuel, il se crée un lien de dépendance entre ces derniers qui génère au sein de l’opinion publique des soupçons malsains de connivence. L’accès au Parlement est uniquement possible par l’intermédiaire d’un élu, alors qu’il ne contrôle pas l’activité du lobbyiste qui rencontre d’autres députés au sein et hors du Parlement.

Lobbyistes et journalistes : même légitimité

Une régulation satisfaisante doit être trouvée car les lobbyistes, au même titre que les journalistes « concourent, selon Didier Berberat, à ce que le débat démocratique se déroule et à ce que les parlementaires puissent se faire une idée sur un certain nombre de sujets », et l’accès des journalistes au Palais du Parlement est régulé par une voie administrative. Dans la mesure où ces deux professions sont, du point de vue du processus de l’élaboration législative, au bénéfice de la même légitimité, leurs représentants doivent être également reconnus par les autorités.

Sortir de la semi-clandestinité

Pour les représentants d’intérêt, cette situation est également très insatisfaisante. Forcés de demeurer dans l’ombre d’un élu pour accéder au Parlement, leur activité n’est pas reconnue comme une contribution au bon fonctionnement des institutions d’une démocratie. Alors même que les lobbyistes demandent notamment par la voix de leur association professionnelle, la Société suisse des public affairs, depuis bientôt vingt ans davantage de transparence, ils sont contraints d’agir de manière quasi clandestine sans pouvoir assumer ouvertement leur activité. Cette reconnaissance n’intéresse pas les élus comme l’a récemment admis la commission spécialisée du Conseil des Etats en l’excluant des objectifs à poursuivre dans le cas d’une règlementation du lobbying au Parlement. La revalorisation de ce statut ne passera à l’évidence pas par le Parlement ! Sur le plan pratique, ce système est également insatisfaisant : il contraint les représentants des groupes d’intérêt, en chaque début de législature, à « quémander » auprès des élus une telle autorisation, ce que d’aucuns qualifient de « Badge-Basars », alors qu’elle est utile, voire, dans certains cas, nécessaire, pour l’accomplissement d’une activité reconnue par la Constitution fédérale !

Limiter le nombre de lobbyistes

Une majorité des conseillers aux Etats ne l’entend pas de cette oreille et défend une régulation politique, via les élus eux-mêmes, de l’accès au Parlement. Un argument a souvent été évoqué: il y a trop de lobbyistes dans l’enceinte du Parlement qui occupent les places de travail dans les antichambres des salles des conseils, en particulier de celle des Etats (Pour une visite du Palais du Parlement), voire qui occupent abusivement des places dans l’un de ses deux cafés! Les antichambres du Conseil des Etats n’étant pas particulièrement grandes, on peut comprendre la gêne occasionnée par une forte présence de personnes dans cet espace. Cet argument trivial a perdu de sa pertinence depuis qu’ont été prises en 2012 des mesures pour y limiter l’accès des lobbyistes et donc pour libérer des places pour les élus.

Un deuxième frein à un accès des lobbyistes au Parlement porte sur la définition des critères pour l’autoriser. Ils devront être suffisamment larges pour ne pas exclure un groupe d’intérêt en particulier. Quels critères retenir ? La reconnaissance inscrite dans la loi d’une organisation (soit les associations faîtières de l’économie : économiesuisse, USAM, UPS, USP, ASB, USS, SSEC et travail.suisse) et exclure les autres ? Le nombre d’employés d’un secteur ? Sa contribution au PIB ? La capacité référendaire d’une organisation ? Faut-il opérer une distinction entre lobbyistes rémunérés et militants bénévoles défendant une cause particulière ? Entre lobbyistes travaillant sur mandat et ceux employés par un groupe d’intérêt ? Le débat sur les critères n’a jamais eu lieu au Parlement mais, pour les tenants d’une régulation administrative, la pratique de parlements à l’étranger qui ont établi des critères pour régler l’accès des lobbyistes à leur enceinte, pourrait être une source d’inspiration.

Cette régulation générerait une surcharge administrative coûteuse et inutile, arguent aussi ses opposants, car cette activité n’aurait pas l’influence sur les législateurs que certains, dans les médias et l’opinion publique, lui attribuent. De plus, le lobbying se pratique largement en dehors de l’enceinte parlementaire. Le dispositif administratif nécessaire à la mise en application d’une régulation du lobbying au sein du parlement ne pourrait tout simplement pas atteindre ses objectifs.

Une question de concurrence ?

Existerait-il d’autres raisons moins explicites pour justifier ce refus d’accorder un statut aux lobbyistes ? L’une d’elles pourrait se nicher dans les propos du conseiller aux Etats UDC thurgovien Roland Eberle :

« Wenn ich eine persönliche Rangordnung der “Lobbyisten” erstelle, so nehmen wir Parlamentarier den ersten Rang ein. Gegen 2000 Mandate (…) vereinigen die 246 Parlamentarierinnen und Parlamentarier auf sich (…). Im dritten Rang wären dann die offiziellen Lobbyisten, über die wir jetzt diskutieren ».

Dans la mesure où les parlementaires se considèrent eux-mêmes comme des lobbyistes, on peut se demander si certains ne voient pas les représentants d’intérêt « officiels » comme des concurrents dont il s’agirait de limiter l’action. Un système d’accréditation objectif permettrait justement de discréditer cette hypothèse en clarifiant les rôles des uns et des autres qui sont évidemment bien différents.

En près de dix ans, le débat sur l’accréditation des lobbyistes, que nous suivons depuis le début, n’a hélas pas évolué d’un iota et, compte tenu de la dernière prise de position du 11 octobre 2018 de la commission spécialisée du Conseil des Etats, il ne devrait connaître aucune inflexion. Les fronts n’ont pas changé : une majorité du Conseil national est favorable à une régulation administrative, donc une approche plus transparente, alors qu’une majorité de sénateurs lui est opposée. Cette dernière n’a d’ailleurs pas hésité au cours du débat sur la dernière initiative Berberat à recourir à toutes sortes de mesures dilatoires pour botter en touche et éluder le débat au point même d’irriter certains sénateurs. Compte tenu de notre système de bicaméralisme parfait, peu de progrès sont à prévoir dans un avenir immédiat.

Lionel Ricou

Lionel Ricou, politologue de formation, est actif dans le domaine des affaires publiques, de la défense d’intérêt et du lobbying depuis plus de 12 ans tant au niveau national que cantonal. Il est le fondateur du cabinet Access Public affairs & Communications et est responsable du module «Affaires publiques» du DAS RP Digitales de l’Université de Genève.

Une réponse à “Lobbying en Suisse : un débat dans l’impasse

  1. Ce n’est pas le lobbyisme qui pose problème, mais l’éthique franchement discutable qui agit et manipule parfois en arrière plan.

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