Michaël Foessel est philosophe et homme de gauche. Cela ne l’empêche pas de reprocher à une partie du camp écologiste, et plus largement de gauche, de trop culpabiliser les gens sur leurs comportements. Cette stigmatisation se fait au détriment d’une véritable prise de responsabilité collective qu’exigeraient des problématiques comme l’urgence climatique.
Comment en est-on arrivé à culpabiliser les individus ?
Dans un entretien donné à Laura Raim dans l’émission d’Arte Les idées larges [1], Michaël Foessel rappelle que cette tendance résulte de la division de la gauche sur la question du droit au plaisir, mais également de l’échec des politiques de gauche :
« L’échec historique de la gauche réformiste, redoublé évidemment de l’échec encore plus dramatique de la gauche communiste, a fait que puisqu’on a renoncé à transformer le monde, il nous reste quand même à changer notre vie. En attendant que cela change vraiment collectivement, il faut modifier nos pratiques, notre conception du plaisir, notre rapport au monde. Mais je dirais que cette manière de vouloir porter sur soi-même le poids de l’injustice du monde me paraît avoir davantage trait à la morale et même à la religion qu’au politique. En somme, faute d’être en mesure de s’en prendre aux causes profondes des inégalités, un certain militantisme s’est rabattu sur la stratégie moins ambitieuse de scruter notre éthique personnelle et de politiser tous nos petits gestes quotidiens. »
Aujourd’hui, on est loin du slogan « jouir sans entraves » de 68. Les entraves se trouvent désormais dans la nature et dans la contradiction générée par la société de consommation. Celle-ci crée des désirs infinis alors même que nous vivons dans un monde aux ressources limitées. Pire, l’assouvissement de ces désirs détruisent la possibilité de renouveler nombre de ces ressources.
Responsabiliser les individus pour se décharger de la responsabilité collective
Toutefois, pour Michaël Foessel, même s’il est nécessaire de repenser nos modes de consommation, la priorité ne devrait pas être de stigmatiser les petits luxes des gens, en particulier ceux des moins riches :
« Il est quand même difficile de s’adresser à des gens qui n’ont jamais fait la fête pour leur dire que la fête est finie ».
Bien sûr, la culpabilisation est un phénomène qui dépasse largement la gauche ou l’écologie. Mais que cela vienne de gauche ou de droite, responsabiliser les individus, c’est en même temps déresponsabiliser le champ du social et évidemment les politiques [2].
Et cela nous entraîne vers de véritables impasses. En Suisse, cela a par exemple été le cas lors du refus par le peuple de la Loi sur la réduction des émissions de gaz à effets de serre [3]. Quant à la France, l’introduction d’une taxe carbone uniforme sans prise en compte des inégalités de pouvoir d’achat a rapidement placé le pays dans une impasse politique.
La transition écologique nécessite une responsabilité partagée
Celles et ceux qui s’opposent à de telles mesures ne sont pas nécessairement en désaccord avec l’idée de faire face à l’urgence climatique. Mais ces personnes ne sont pas forcément d’accord sur les moyens proposés par les décideurs, ni que l’on décharge la responsabilité des politiques et des entreprises sur la responsabilité individuelle.
Peut-on par exemple décemment culpabiliser des femmes de ménage issues de l’immigration qui prennent l’avion pour rendre visite à leur famille ? Tout en laissant les compagnies aériennes être exemptes de TVA ou de taxe sur le carburant. En Suisse, le Parlement – à majorité de droite – a d’ailleurs récemment refusé que le Conseil fédéral s’engage au niveau international en faveur d’une taxe sur le kérosène [4].
Faire reposer le changement climatique uniquement sur les individus ne peut être que vécu comme injuste, en particulier par les plus modestes d’entre nous. Et il est compréhensible que certains s’y opposent fermement. Sans justice sociale, la transition écologique ne peut que faire face à une impasse politique. On ne l’évitera que si la responsabilité d’agir exigée par l’urgence climatique est également assumée par les politiques et les entreprises les plus polluantes [5].
🤔 Et vous, qu’en pensez-vous ? Répondre à l’urgence climatique relève-t-il de la responsabilité individuelle ou collective ? Donnez votre avis en commentaire👇
Sources
[1] Peut-on jouir dans un monde injuste ? Les Idées Larges, Arte, émission du 22 juin 2021. Voir aussi Foessel M. (2022). Quartier rouge. Le plaisir et la gauche. Paris : PUF.
[2] Pour la philosophe et psychanalyste Elsa Godart, le 21ème siècle serait celui de la culpabilité, une culpabilisation sociale qui pèsent avant tout sur les individus. Voir E. Godart (2021). En finir avec la culpabilisation sociale. Paris : Albin Michel.
[3] Le 13 juin 2021 le peuple suisse a voté sur la Loi fédérale du 25 septembre 2020 sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (loi sur le CO2). Elle a été refusée par 51,6% des votant·e·s et 21 cantons.
[4] Contrairement aux autres carburants d’origine fossile, le kérosène est exempté de taxe. Cette décision a été prise après la seconde guerre mondiale. L’aviation a gardé ce statut d’exception tant à Kyoto en 1997 et à Paris en 2015. Le régime actuel CORSIA porté par l’Organisation de l’aviation civile internationale vise à compenser (et non pas à limiter) les émissions et reste sur une base non contraignante jusqu’en 2027. En Suisse, une motion a été déposée par les Vert·e·s au Parlement pour que le Conseil fédéral s’engage en faveur d’une taxe sur le kérosène. Ce dernier a proposé de rejeter cette motion, ce qui a été fait par le Parlement en mai 2022.
[5] Voir par exemple l’article de C. Caddeo Ces 20 firmes responsables d’un tiers des émissions carbone mondiales depuis 1965. Le Temps, article du 10 octobre 2019.