Cachez ce sein que je ne saurais voir

Enfant, la majeure partie de mes vacances estivales se passaient sur les plages de Marseille. Telles des madeleines de Proust reviennent à ma mémoire les odeurs de crème solaire sur nos peaux, les cris du vendeur de chouchous – délicieuses cacahuètes pralinées – et l’horizon azur à perte de vue.

Dans le paysage de mes souvenirs se dessinent également les torses dénudés des femmes qui surveillaient de loin leurs enfants tout en papotant entre elles. La nudité de leur poitrine était assumée.

Mais était-ce si difficile d’assumer ce qui était alors considéré comme la norme de l’époque ?

Dans les années 1970, trois quarts des Français étaient favorables au bronzage seins nus 1. Mai 68 était passé par là. Au milieu des années 1980, 43% des Françaises pratiquaient le topless. Contre une femme sur cinq aujourd’hui.

Et ce chiffre paraît excessif quand on déambule sur les plages romandes. À l’exception bien sûr de l’espace réservé aux femmes aux bains des Pâquis.

Un retour de la pudeur ?

Dans une société où le corps des femmes est exhibé pour vendre tout et n’importe quoi, de la voiture au parfum en passant par le papier à cigarette, il semble pour le moins curieux que les femmes n’optent pas pour le topless sur la plage.

Ceci est toutefois moins incongru qu’il n’y paraît. La première raison avancée par les femmes est celle de la santé. Les rayons du soleil sur des parties plus fines telles que les mamelons peuvent en effet entraîner de graves maladies.

Pourtant, les femmes sont des millions à braver les lois de la probabilité en fumant malgré les contre-indications et à s’étaler quantité de produits chimiques en espérant s’embellir, mincir ou rajeunir. Alors pourquoi renonceraient-elles à au plaisir de la caresse du soleil sur leurs seins ?

La réponse est à chercher dans les regards que les autres porteraient sur leur torse nu, regards qu’elles sont nombreuses à avoir intériorisés. La crainte du regard concupiscent des hommes se mêle à celle de ne pas avoir les seins assez beaux pour les exposer aux yeux de toutes et tous.

À l’heure de l’omniprésence des réseaux sociaux et de la surexposition de corps “parfaits” – mais surtout retouchés –, le sein nu doit correspondre à des canons de beauté très précis : “la définition du “beau sein”, acceptable par tous, est en fait très restrictive. Il faut non seulement qu’il soit haut et ferme, jeune de préférence, mais aussi relativement discret pour ne pas accrocher le regard” 2.

Et si le topless était interdit ?

En faisant des recherches pour cet article, j’ai été stupéfaite d’apprendre qu’à Genève, il était interdit de dénuder ses seins pour la baignade…mais que cela était autorisé sur les rives.

En vertu de ce règlement pour le moins absurde et qui datait de 19273, quelques femmes ont été interpelées par des agents municipaux et ont parfois fait l’objet de propos culpabilisant : “Il y a des enfants dans les parages, vous allez les traumatiser, vous devriez avoir honte”.

La plage : un champ de bataille de plus de l’égalité

Cette honte est partagé par près d’un quart des Françaises qui ont peur d’être jugées comme des femmes indécentes si elles choisissaient le monokini4. Mais la notion d’indécence en la matière n’est que pure construction sociale.

Pour preuve, d’aucun serait surpris de savoir qu’entre la Renaissance et le XIXème siècle, la nudité des jambes, des chevilles ou des épaules était estimée comme plus osée que celle des seins. Inspiré par la redécouverte de l’Antiquité, exposer ses seins était alors considéré par l’aristocratie comme une marque de prestige marquant sa richesse et sa position sociale.

Pour les personnes qui voient aujourd’hui de l’indécence à être torse nue sur la plage, que penser alors de cette mode masculine qui consiste à mouler ses parties génitales pour un effet beach boy do Brazil pour le moins suggestif ? Inégalité, quand tu nous tiens !

Alors que, sur le sable, les hommes restent libres de se vêtir et se dévêtir comme il leur semble – à l’exception, tout comme les femmes, de leurs parties génitales – le corps des femmes est soumis à d’incessantes injonctions. Il doit être épilé et couvert. Mais pas trop non plus. En témoigne le débat public sur le port du burkini.

Et si on se disait que le jour où on passera autant de temps et d’énergie à commenter l’épilation, les maillots et les pectoraux des hommes, alors on pourra rouvrir un débat public sur les pratiques des femmes sur nos plages ?

 

1. Enquête de l’institut d’études opinion et marketing en France et à l’international (Ifop)  pour VieHealthy.com réalisée par questionnaire en 2019 auprès d’un échantillon de 5 000 femmes, représentatif de la population féminine âgée de 18 ans et plus résidant en Italie, en Espagne, en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Cette étude n’a pas été reproduite en Suisse mais on peut s’attendre à des chiffres similaires.

2. Corps de femmes regards d’hommes. Sociologie des seins nus par Jean-Claude Kaufmann.

3. Règlement abrogé en 2017.

4. Ifop 2019.

Laure Kaeser

Docteure en socioéconomie et insatiable observatrice de la société depuis plus de 30 ans, Laure Kaeser retranscrit sur son blog ce que ses lectures, rencontres et réflexions lui ont apporté.

2 réponses à “Cachez ce sein que je ne saurais voir

  1. Merci pour l’article! Intéressant d’observer le changement des mœurs ces dernières années concernant l’exposition des seins féminins dans l’espace public.
    Si les sondages montrent que les femmes ont peur d’etre jugées indécentes en se découvrant les seins, n’est-il pas plutôt prétexte, dans une certaine mesure, pour se soustraire aux regards jugeants des autres (hommes et femmes) lorsque la poitrine est mal assumée? Faute très certainement au bombardage d’images de femmes aux corps et seins dit “parfaits” que la publicité et les médias véhiculent largement.
    De la même façon, un homme qui ne correspond pas à la “norme” d’esthetique du corps du monde occidental d’aujourd’hui, ne sera-t-il pas aussi frileux d’exhiber son torse poilue, peu musclé ou pâle?
    En fait, je trouve intéressant de réfléchir à ce qui nous conditionne psychologiquement et nous fait adopter certains comportments en société. La soumission de nos corps aux regards des autres peut devenir emprisonnant. Ne devrions-nous pas (re)apprendre à moins considérer le regard des autres et à plus écouter nos envies de se dénuder partiellement ou non en public? Cela passe, va sans dire, par une acceptation totale de sa propre image corporelle.

  2. Je ferai un parallèle avec la mini-jupe. Dans les années 60 porter une mini-jupe était une forme de lutte pour la libération du corps féminin enfermé depuis des siècles. Aujourd’hui cette libération du corps féminin est acquise. Le corps féminin dévêtu du militantisme libérateur n’est plus qu’un objet de séduction. Aussi les femmes ne porteront une mini-jupe que dans une démarche de séduction consciente.

    Il y a des femmes qui prétendent être nue sans aucune démarche érotique. Est-ce possible ? Peut-on se libérer de l’enfermement érotique ? Dans un groupe de nudistes oui. Par le phénomène de l’habitude au bout d’un moment le corps d’une femme n’est plus érotique pour un homme. C’est la fréquence, la répétition qui crée l’habitude. Donc mesdames si vous voulez gouter à la liberté comme vos mères dans les années 70 soyez nombreuses tous les jours de l’été sur les plages à être seins nus.

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