Comment «Le Temps» a imaginé le podcast «Brise Glace»

En 2018, Le Temps a choisi de se lancer dans l’aventure du podcast. De quoi parle-t-on? Aujourd’hui, le podcast ne se définit plus seulement comme la réécoute d’émissions diffusées sur les ondes, mais comme une production à part entière, disponible gratuitement sur le web, à portée d’écran tactile sur les smartphones et enceintes connectées. Ces podcasts dits «natifs» sont imaginés par des équipes qui ont (bien souvent) très peu, voire pas, d’expérience radio et (bien souvent) très peu de moyens, choisissant malgré tout de miser sur le son pour proposer un contenu original. Dans ce post, on vous raconte pourquoi on croit en ce format, comment se sont opérés nos choix éditoriaux et les 1001 doutes et challenges qui nous réveillent encore la nuit.

Pour avoir un aperçu du résultat, cliquez ici:

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1. Un improbable engouement

L’explosion des podcasts ces dix dernières années aux Etats-Unis a largement contribué au lancement d’initiatives en Europe. Dès la fin des années 2000, les podcasts «natifs» s’y sont multipliés, affichant divers niveaux de qualité éditoriale et technique (Parmi les plus populaires WTF with Marc Maron ou Serial, le spin-off de l’émission américaine This American Life).

En France, Arte Radio avait pavé la voie de la voix dès 2002. Depuis quelques années, d’autres acteurs ont émergé: Slate a lancé Transfert en 2016. Les studios BoxSons, Nouvelles Ecoutes (qui produit notamment La Poudre) et Louie Media (au sein duquel deux ex de Slate produisent Entre) ont vu le jour.

Pourquoi cet engouement? D’une part, le fond séduit. Face à l’incessant déluge de contenus à lire et à visionner sur le web, le podcast natif est un Ovni: il offre une fenêtre authentique, parfois même maladroite, sur un univers dans lequel l’auditeur choisit activement de s’immerger pendant un temps relativement long (un des épisodes de La Poudre dure 1h20). Dans un monde lissé par les filtres Instagram et la mise en scène des corps, le podcast offre aussi un retour à la vulnérabilité et à l’émotion.

D’autre part, il y a la forme: le contenu est gratuit, disponible en accès libre pour quiconque possède une connexion internet et une paire d’écouteurs: les podcasts sont écoutés quand l’auditeur le décide et sont souvent des contenus détachés de l’actualité. Ils renouvellent le genre radiophonique en sortant des codes très construits des paquebots que sont NPR, Radio France ou la RTS.

Au Temps, c’est l’arrivée de nouveaux outils permettant de mesurer le nombre d’écoutes d’un fichier audio (ainsi qu’une intense campagne de lobbying à l’interne) qui a finalement convaincu la rédaction en chef de se lancer.

2. Un podcast, OK, mais sur quoi, comment, et à quelle fréquence?

Après un appel à idées lancé auprès de la rédaction, Virginie Nussbaum et moi-même avons proposé Brise Glace, un podcast qui ouvre une fenêtre sur les facettes encore taboues de notre quotidien. L’idée a été retenue parce qu’elle répondait à cinq critères clé:

  • un thème transversal qui ne dépend d’aucune rubrique particulière
  • un sujet comportant une dimension intime, allant dans le sens d’un podcast narratif
  • un ton original qui propose de trancher avec les propositions radiophoniques classiques
  • un format tenant sur une durée relativement longue (25-35 min)
  • un projet au budget réaliste

D’excellentes idées ont par ailleurs émané des différentes rubriques et pourraient faire l’objet de productions futures.

Brise Glace s’inscrit dans une ligne éditoriale volontariste et progressiste. Pour ses 20 ans, Le Temps a affiché sa volonté de s’engager pour des causes, parmi lesquelles figure l’égalité. En donnant la parole à celles et ceux qui acceptent de briser certains tabous, notamment liés aux genres, aux sexualités, au handicap et au deuil, qui minent encore notre société, ce podcast se veut un marchepied vers une réflexion non-binaire, transversale, menant à plus de tolérance et d’empathie envers ceux que l’opinion publique juge parfois sans avoir pris la peine d’écouter. Et aspirant donc, à travers la lutte contre les préjugés et les discriminations, à plus d’égalité.

Sa forme participe aussi à cette ligne éditoriale: dans notre boîte à outils de formats disponibles, le podcast est le mieux adapté à l’émotion, que Le Temps choisit de laisser se déployer sur plusieurs dizaines de minutes.

En matière de fréquence, un épisode toutes les deux semaines nous paraissait un objectif réaliste compte tenu des moyens alloués à ce projet: l’équivalent d’un poste à 30% sur 4 mois (Virginie Nussbaum – ci-dessous – à 10% et moi-même à 20%, de décembre 2017 à avril 2018 inclus) et un budget de 5000 francs. Le projet a été conçu sans sponsors, et s’il vise une monétisation future, l’accent a été mis sur une minimisation des coûts.

 

3. Quelle identité, quelles voix pour Brise Glace?

L’idée de Brise Glace, «un podcast qui s’intéresse à tout ce qu’on n’ose ni dire, ni demander aux gens qui nous entourent», comporte deux facettes d’un même tabou: d’une part ce que les gens n’osent pas évoquer de peur d’être ostracisés, d’autre part les questions que soulève ce tabou, qui sont encore rarement posées mais gagneraient à l’être afin de mieux nous comprendre les uns les autres.

Trois difficultés ont émergé: d’une part, compte tenu du bassin de population romand et de la possibilité d’être reconnu par sa voix, il n’est pas évident de trouver des personnes prêtes à parler de sujets très personnels. Ensuite, le choix des sujets doit être rigoureux pour éviter un côté «freak show». Enfin s’est posée la question des intervenants qui acceptaient de participer à Brise Glace mais qui avaient déjà été interviewés par d’autres médias, notamment radiophoniques: devait-on les exclure? Le format de Brise Glace suffisait-il à nous démarquer? Réponse: oui.

Nous partions avec quelques certitudes: se munir de deux micros plutôt que d’un seul, pour rendre la conversation plus naturelle; l’importance d’une belle identité visuelle, et celle d’une grammaire sonore à inventer; enfin, le montage-mixage devait impérativement être délégué, la rédaction en chef n’ayant pu aménager nos emplois du temps pour nous former à monter nous-mêmes les épisodes. Quelques professionnels du secteur en France et en Suisse ont pu nous donner quelques conseils précis, mais nous nous sommes rapidement rendu compte que chaque situation est unique et qu’il allait juste falloir essayer, quitte à nous planter. L’amour du risque (tant qu’il ne coûte pas trop cher) est bien l’un des piliers du Temps.

4. L’art du système D

L’amour du risque a pris une nouvelle dimension en réalisant, après une formation à la prise de son de quatre heures, que le meilleur son était enregistré juste devant le placard de mon propre salon, littéralement entre deux manteaux. Nous avons donc pris le parti de faire venir les interviewés chez moi et de les enregistrer à moitié dans le placard – on notera la portée symbolico-métaphorique de la situation.

Ce dont nous disposions au premier enregistrement:

  • un zoom H5 et un casque (à nos frais pour ne dépendre de personne en termes de matériel et ne pas grever le budget prévu de 5000 francs)
  • un pied de micro
  • deux micros (dont un prêté)
  • deux câbles (prêtés)
  • beaucoup de naïveté
  • un placard
  • un chat sympa nommé Crapouillou qui séduit les invités mais crache ses poumons toutes les heures, ce qui s’entend parfois au casque
  • des voisins malheureusement fans de chant lyrique

(On en est toujours là).

 

Une fois les premiers entretiens enregistrés (une heure d’enregistrement par épisode environ) est venu le moment du montage-mixage et des choix, parfois difficiles, qu’il implique. Pour ce faire, nous nous sommes associées à un monteur indépendant.

Qui prendrait les commandes éditoriales? Comment éviter de perdre des heures en cas de désaccord sur ce qu’il fallait garder/déplacer, tout cela restant évidemment très subjectif? Il a été convenu que nous fournirions au monteur un tableau d’édition timé pour dessiner les grandes lignes de l’entretien, et qu’il affinerait par la suite ce choix pour livrer une version finale. C’est lui également qui nous a proposé des options de génériques pour Brise Glace.

Parallèlement, nous avons sollicité l’illustrateur Gredin (Mathieu Bureau de son vrai nom) pour la réalisation du logo et des illustrations. Pour la mise en valeur du podcast sur le site et les réseaux sociaux, il nous semblait important de s’accorder le «luxe» d’une illustration par épisode.

5. Et maintenant, on en fait quoi?

Début avril, quatre mois après avoir décidé de lancer ce podcast, nous avions en main le premier épisode, le logo et la première illustration de Brise Glace. Fixer une date de lancement officiel nous imposant une certaine discipline, notre choix s’est porté sur le jeudi 3 mai. Il était crucial pour nous d’avoir un trailer et trois épisodes prêts deux semaines avant le lancement, afin d’être certaines de pouvoir suivre le rythme d’un épisode tous les quinze jours.

Sur quelles plateformes le télécharger, et comment? Spotify? Sound Cloud? iTunes? Art19? Pippa? Megaphone? Youtube? Deezer? Nous avons choisi de faire appel à Pippa, une société de diffusion de podcasts. Son service client, son interface et la possibilité de collecter et analyser les données d’écoute ont fait la différence. Ce service est payant (env. 15 francs par mois).

Faire un podcast, c’est bien, le rendre accessible, c’est mieux. Quelle visibilité donner à Brise Glace sur le site du Temps? Devait-on intégrer le podcast à l’onglet «multimédia» ou lui offrir un onglet propre? Fallait-il en parler dans le journal print? Chaque pas vers le lancement a amené son lot de questions, auxquelles nous avons, comme toutes les autres, répondu plus ou moins à l’aveugle. Nous avons tenu à une page web dédiée accessible depuis le site Letemps.ch, et une opération spéciale liée aux podcasts en général et à Brise Glace en particulier aura lieu dans le journal papier le 5 mai.

Quant aux réseaux sociaux, deux stratégies se sont dessinées, justifiées toutes les deux. D’une part le choix de diffuser Brise Glace uniquement sous l’égide des réseaux du Temps (Facebook, Instagram, Twitter) pour éviter une dispersion de la marque et gagner du temps. D’autre part, miser, en plus des canaux du Temps, sur des comptes propres à Brise Glace, pour conquérir les auditeurs désintéressés par Le Temps et la Suisse en général (c’est un scandale, nous sommes tous d’accord là dessus) mais amateurs de podcasts. Parce que ces gens existent, et notamment sur Twitter, nous avons opté pour un compte propre à Brise Glace. Nous sommes bien conscientes du fait que cette communauté francophone-twittophile-fans-de-podcasts est très, très limitée, mais nous souhaitions malgré tout exister sur cette plateforme.

Personne ne sait si notre passion pour les podcasts gagnera nos lecteurs/auditeurs et si Brise Glace trouvera son public. Quoi qu’il arrive, nous sommes convaincues de l’importance de l’écoute, sur un temps long, de ceux qu’on entend encore trop peu et qui ont malgré tout des choses à dire. D’une part parce que cela va à l’encontre de la consommation médiatique frénétique qui caractérise notre époque, d’autre part parce que leur discours remet en question nos certitudes et préjugés, nous faisant avancer en tant que société.

Comment écouter des podcasts:

  • Sur ordinateur Mac ou iOS, vous pourrez chercher Brise Glace directement iTunes vous y abonner.
  • Sur iPhone, l’application Podcasts est déjà intégrée: vous pouvez directement y chercher Brise Glace podcast
  • Sur Android vous pouvez l’écouter sur SoundCloud ou télécharger des émissions sur les applications Podcast Addict ou Pocket casts, par exemple.
  • En vous rendant sur la page www.letemps.ch/podcast pour l’écouter en streaming