Ces parents qui choisissent des formes de scolarité alternative pour les enfants : quelles visées pour leurs enfants ? 3/3

Le dernier volet de notre série de trois articles porte sur les motivations de ces parents à proposer une forme de scolarisation alternative à leurs enfants. En sociologie de l’éducation, trois types de visées sont distinguées : les visées expressives, les visées réflexives et les visées instrumentales. Les visées expressives se définissent « comme la recherche d’une éducation protégée, non standardisée et tournée vers l’intériorité. (…). Les parents qui adhèrent à l’idéal de la singularité souhaitent que l’enfant trouve sa voie » (Proboeuf, 2021, p. 212). Les visées réflexives font référence au développement intellectuel de l’enfant : les parents souhaitent un élargissement de l’horizon culturel, une ouverture sur l’apprentissage d’autres langues. Quant aux visées instrumentales, elles renvoient à l’idée d’une rentabilisation de la carrière enfantine.

Les visées expressives regroupent notamment certains parents qui aspirent à une meilleure reconnaissance des émotions. Pour eux, l’école traditionnelle ne porte pas une réelle attention aux émotions ressenties par leurs enfants. « Il s’agit de préserver l’enfant, d’éviter qu’il soit « déformé » par l’école. En effet, la forme scolaire et ses exercices, notamment par le contrôle du corps, ont été pensés pour limiter la spontanéité corporelle et langagière de l’enfant et ce dès le plus jeune âge (Montmasson-Michel, 2016) » (Proboeuf, 2021, p. 215). Pour ces parents, le cadre spatial a également son importance. Certains privilégient une école dans la nature, en forêt, qui favorise, à leurs yeux, le fait d’être « connecté à la nature ». Souvent, pour ces parents et dans ces contextes, l’affectivité entre l’enseignant.e et l’enfant occupe une place importante. Nous retrouvons ici l’idée d’école comme « seconde famille » pour reprendre les propos de Langouët et Léger. In fine, pour ces parents, il s’agit d’assouplir la forme scolaire pour éviter « du gavage de connaissance » ou encore du « rendement pédagogique » pour reprendre les propos utilisés par certains parents.

Les visées expressives comptent des parents qui craignent l’univers « hostile » de l’école. Pour ces individus, le choix d’une école alternative intervient pour protéger leur enfant face aux harcèlements ou à la violence scolaire par exemple. En définitive, pour ces parents, la motivation de scolariser les enfants hors des murs scolaires réside dans le fait d’offrir un cadre dans lequel l’élève peut grandir à son rythme tout en prêtant une attention particulière à l’expression de ses émotions : qu’il puisse se développer dans un cadre qui l’aide à « se révéler », à « révéler son talent » pour reprendre les propos de parents en somme.

D’autres parents souhaitent allier déplacements et scolarité : de nombreux parents motivés par des visées réflexives choisissent de parcourir le monde avec leurs enfants et se voient, de facto, contraints d’assurer une autre forme de scolarisation que celle traditionnelle. Pour ces individus, le voyage apparait comme un réel apport à l’instruction notamment par les découvertes que l’enfant peut faire. L’ouverture et l’apprentissage d’autres langues vont souvent de pair avec cette contrainte de voyage : mais pour ces parents, l’apprentissage d’une deuxième voire d’une troisième langue correspond aux visées réflexives qu’ils poursuivent. En résumé, « Les parents porteurs de visées réflexives ont à cœur de développer chez leurs enfants une autonomie qui leur permettra de se débrouiller dans leur vie future » (Proboeuf, 2021, p. 252).Une dimension importante pour les parents est d’équiper l’enfant d’un esprit critique ; un individu à même de réfléchir par lui-même, adulte en devenir.

Enfin, dernière visée : celle dite instrumentale. « La plupart des études ayant porté sur l’enseignement privé en France ont montré qu’il était mobilisé par les parents dans une visée instrumentale de maximisation d’un capital scolaire, passant bien souvent par une ségrégation si ce n’est sociale, au moins académique, c’est-à-dire portant sur le niveau scolaire des élèves (Ballion, 1982; Merle, 2012; Felouzis et. al 2015; van Zanten 2015) (Proboeuf, 2021, p. 258) »  Pour ces individus, il s’agit d’observer et sélectionner les jeunes et leurs potentiels de façon précoce afin qu’ils puissent les réinvestir une fois adulte. Par ailleurs, pour ces parents, il s’agit d’acquérir des compétences qui ne sont pas uniquement académiques, mais aussi intrapersonnelles, sociales ou encore émotionnelles ; composantes déterminantes dans la réussite future d’un individu. Ces parents mettent un point d’honneur à préparer les enfants à un monde flexible dans lequel ils risquent d’exercer plusieurs métiers. L’école doit donc les préparer à ces nouvelles contraintes. En somme, il s’agit d’une forme de rentabilisation de la carrière enfantine.

L’analyse par ces visées est particulièrement intéressante car, en plus de montrer la diversité des projets éducatifs des parents, elle permet de s’interroger sur la capacité de l’école traditionnelle à intégrer les différentes revendications des parents d’élèves. Car, en creux de ces observations, il y une critique de la forme scolaire telle qu’elle existe actuellement. Dès lors, il s’agit de s’interroger sur « l’agilité » de l’école, cette vieille institution. Dans quelle mesure est-il possible de faire évoluer la forme scolaire pour intégrer certaines revendications ?

Pour approfondir la thématique :

Bongrand, P., & Glasman, D. (2018). Instruction(s) en famille. Explorations sociologiques d’un phénomène émergent, Revue française de pédagogie, 205(4), 5-19.

Collom, E. (2005). The Ins and Outs of Homeschooling: The Determinants of Parental Motivations and Student Achievement, Education and Urban Society, 37(3), 307-335.

Green, C., & Hoover-Dempsey, K. (2007). Why Do Parents Homeschool? A Systematic Examination of Parental Involvement, Education and Urban Society, 39(2), 264-285.

Proboeuf, P. (2021). Aux frontières de l’école : les choix parentaux en matière d’instruction ʺalternativeʺ. Thèse de doctorat en sociologie. Institut d’études politiques de paris – Sciences Po.

Van Zanten, A. (2009). Choisir son école. Paris : Presses universitaires de France.

Ces parents qui choisissent des formes de scolarité alternative pour leurs enfants : Comment perçoivent-ils l’école ? 2/3

Voici le deuxième article ! Après s’être intéressés aux profils de parents qui décident de scolariser leurs enfants hors des murs traditionnels, nous traiterons ici de leur rapport à l’école. Pauline Proboeuf, dont le travail nous sert de fil conducteur, observe trois rapports différents à l’école :

  • Un rapport de confiance contrôlée
  • Une posture de co-éducation
  • Un rapport de méfiance

Les parents qui entretiennent un rapport de confiance contrôlée vont privilégier une scolarité alternative relativement brève pour leur enfant (18 mois en général). Cette catégorie de personnes englobe tant des individus qui ont eu de la facilité à l’école que des difficultés. Pour ces parents et comme l’affirme Pauline Proboeuf (2021) « Le choix d’une école alternative n’est alors pas motivé par un désir d’expérimenter une éducation et une instruction alternatives qui soient en phase avec les valeurs éducatives des parents, mais bien plutôt comme la dernière solution, l’école « refuge » (Ballion, 1982), aussi appelé « l’école de la dernière chance » (Legavre & Haag, 2019). » (p. 190).

Toujours dans un rapport de confiance mais dans une posture co-éducative, nous retrouvons des parents soucieux de co-construire l’éducation de leurs enfants en collaboration avec les professionnels de l’enseignement. Pour eux, il s’agit de trouver une institution dans laquelle ils se perçoivent comme davantage investis dans la mission d’enseignement et d’éducation de leur enfant.

Puis, il existe ces parents qui entretiennent un rapport de méfiance à l’institution. Tout d’abord, évoquons ces personnes pour qui « la façon de penser qu’inculque l’école aux enfants » dérange. Il s’agit ici des valeurs qui peuvent diverger entre l’école et les parents ; ces derniers reprochant un manque d’ouverture ou encore un format trop rigide. Par exemple, l’école traditionnelle, aux yeux de ces parents, ne prôneraient pas assez l’empathie ou encore la solidarité. A cheval sur les valeurs et l’apprentissage, certains parents critiquent les contenus enseignés notamment en histoire, sciences de la nature : les éléments enseignés entrent en conflit avec les croyances de certains individus.

Pour d’autres parents, ce sentiment de méfiance est davantage lié à la façon dont l’école permet l’apprentissage. Pour ces individus, l’école n’adopte pas les meilleures stratégies pour permettre un apprentissage efficace. En s’informant par divers canaux, ces parents critiquent la forme scolaire, à l’image de cet extrait d’une interviewée qui évoque d’autres modèles éducatifs :

 « A partir de ma troisième année de fac, j’ai découvert autre chose… Un autre modèle éducatif, parce que les Québécois n’ont pas la même relation à leurs profs, à leur confiance, enfin, à ce qu’ils font, l’approche par projet pour apprendre… Enfin, je trouve que nous, on apprend… En tout cas, en fac, j’apprenais vraiment très bêtement. » (Proboeuf, 2021, p.199).

Bien sûr, cette catégorie de parents méfiants regroupe aussi des individus qui remettent en question la légitimité de la notation. Au lieu d’évaluer réellement le niveau des élèves, le cadre serait posé en fonction d’éléments normatifs qui ne correspondent pas nécessairement au développement de l’enfant. Retirer son enfant de l’école permettrait ainsi de lui offrir un cadre qui respecterait davantage son développement.

La perception et la motivation à proposer une école différente que celle que connaisse la majorité des enfants sont extrêmement diverses. Il en va d’un conflit entre les valeurs familiales et celles défendues par l’école à une critique des méthodes d’apprentissage en place. Par ailleurs, il ne faut pas omettre de mentionner que certains parents retirent leurs enfants de façon provisoire avant de les réintégrer dans le système traditionnel. Cette stratégie, à leurs yeux, permet un meilleur développement de l’enfant durant une certaine période de vie. Et c’est précisément le dernier sujet qui va nous occuper dans deux semaines : les visées pour l’enfant seront au cœur du troisième article.

L’école à la maison : une explosion du phénomène dans certains cantons 1/3

Plusieurs médias nous informaient, lors de cette rentrée scolaire, d’une importante augmentation des cas d’élèves qui ne sont pas scolarisés à l’école mais à la maison ou au sein d’autres structures. Si j’ai déjà réagi à cette thématique dans ArcInfo, c’est l’opportunité ici de développer davantage le propos en mobilisant notamment quelques travaux de recherches sur le sujet, à commencer par celui de Pauline Probeouf qui a consacré sa thèse de doctorat à cette thématique. En réalité, les éléments présentés ici s’appuient essentiellement sur ce travail ; je donnerai quelques lectures possibles à l’issue du dernier article. Sans entrer davantage dans les détails à ce stade, le choix de scolariser son enfant à la maison est, en réalité, révélateur d’un certain rapport à l’école mais aussi d’une stratégie pour ses enfants.

Très concrètement, cette thématique fera l’objet de trois articles ; le deuxième et troisième paraitront dans deux et quatre semaines. Le deuxième portera davantage sur les motivations parentales alors que le dernier s’intéressera aux différentes aspirations éducatives des parents pour l’enfant. Le premier, celui-ci, traite du profil des parents qui décident de retirer leur enfant des institutions publiques traditionnelles.

Coup de projecteur sur le parcours des parents

S’intéresser aux enfants qui suivent une scolarité hors des murs scolaires nécessite forcément de questionner les parcours scolaires des parents. Il s’agit ici d’emblée de tordre le cou à certaines idées bien ancrées et discours trop simplistes : comme l’affirme Pauline Proboeuf « La réussite scolaire n’implique pas forcément une adhésion forte à l’école et il ne suffit pas d’avoir connu une expérience négative à l’école et dans la famille pour avoir un lien distendu avec la forme scolaire » (p. 165). Car oui, il existe une pluralité de profils de parents. Tout d’abord, ces parents qui étaient des élèves « moyens » comme nous l’entendons souvent. Ils ont un souvenir mitigé de l’école avec, dans certaines situations, un sentiment d’ennui lors de l’expérience scolaire. Pourtant, ces élèves n’ont pas nécessairement de mauvais résultats scolaires. Reprenons un exemple issu du travail de Pauline Proboeuf. Les propos qui suivent émanent d’une personne interviewée dans le cadre de la thèse de Pauline Proboeuf ; cette personne promeut une scolarisation hors des murs traditionnels pour son enfant. Elle évoque donc son parcours :

« On m’a toujours dit que j’étais bon en maths, tu vois. Et maintenant je pense toujours que je suis bon en maths, et pas bon en français ou quoi. Et ça m’a bloqué. J’ai l’impression que… j’aimerais bien savoir parler anglais ! Mais dans ma tête y’a une case qui me dit : “Bah non ! Tu ne peux pas ! C’est dur quand tu es adulte et puis tu as toujours été nul en langues, on te l’a toujours dit, donc tu vas galérer, n’essaie même pas !” » (Proboeuf, 2021, p. 166).

Il y a également ces autres individus pour qui l’école s’apparentait à un long et douloureux chemin de croix. Souvent, il s’agit de personnes qui cumulent des difficultés sociales aux difficultés scolaires ; ces situations se soldent par des formes de décrochage scolaire. Pour ces individus, les parcours difficiles ont laissé une trace, bien souvent indélébile. C’est le cas de Christophe, qui dit « avoir détesté » le collège qu’il a fréquenté.

« Il [Christophe] a enchaîné, à partir [de 8-9 ans], de nombreux redoublements jusqu’à devenir trop âgé par rapport aux autres élèves : le « décalage est trop important par rapport à la culture de la classe ». Il est donc déscolarisé pendant quelque temps. Les relations avec ses parents deviennent très tendues, notamment avec son père qui utilise régulièrement des termes rabaissants. » (Proboeuf, 2021, p. 173).

Enfin, il y a évidemment les élèves qui sont généralement qualifiés de bons, même très bons. Il s’agit de parents qui avaient un très bon rapport à l’école qui étaient qualifiés de « brillants » par certaines personnes. Pauline Proboeuf évoque le cas d’une personne qui a brillamment réussi sa scolarité et a échoué, dans le contexte français, à entrer dans une « grande école ». Plus tard, elle décidera de se réorienter pour devenir enseignante. Malgré cette orientation professionnelle, elle décide quand même de faire suivre une scolarité alternative à ses enfants. La personne évoque ce que ses camarades vivaient :

 « C’est là que je me suis rappelée que des copains avaient des « nul » en rouge sur leur cahier alors que moi j’avais des « excellent ». C’est là que je me suis souvenue des humiliations verbales ou physiques en classe de mauvais élèves, et je suis tombée de haut, désenchantée » (Proboeuf, 2021, p. 178).

Nous n’avons pas évoqué ici les raisons qui ont poussé ces individus à opter pour l’instruction de leurs enfants hors des murs scolaires ; cet élément fera l’objet de l’article qui paraitra dans 2 semaines. Il est aujourd’hui intéressant de constater qu’il n’y a pas qu’un profil de parents qui sortent leurs enfants de l’école traditionnelle. Même si chaque catégorie a, généralement, ses propres motivations pour entrer dans une telle démarche, il s’agit de faire le constat que l’école, telle qu’elle est organisée, pensée et conduite semblent tellement dysfonctionnelle pour certains parents qu’ils préfèrent les retirer de l’école traditionnelle. Plus que d’interdire le « homeschooling » ou les formes alternatives, l’école publique a sans doute beaucoup à gagner d’essayer de comprendre, en détail, le profil des parents de ces élèves.

Dans deux semaines, nous travaillerons à mieux saisir la façon dont ces parents perçoivent l’école traditionnelle. Les perceptions sont-elles tout aussi variées que les profils ?

Se former durant le travail de thèse : indispensable !

Chères lectrices, chers lecteurs,

Je me permets de vous proposer un texte un peu différent des derniers ! Après quatre années passées au sein d’une commission qui a notamment pour tâche d’accorder des budgets pour la formation des doctorantes et doctorants, j’ai adressé un courrier à mes pairs. En réalité, je le publie sur ce blog parce qu’il est le reflet d’une vision et d’un avis sur la formation doctorale.

Je vous laisse donc prendre connaissance de cette brève missive ci-dessous. Vous la retrouver aussi ici.

A très vite !

Mes biens chères collègues doctorantes et chers collègues doctorants,

Vous m’avez élu une première fois en 2018 pour vous représenter à la Commission de coordination et de gestion de la CUSO avant de me réélire en 2020 pour un second mandat. Étant donné que je m’apprête à achever ma thèse cet été, je ne me représenterai pas aux prochaines élections. C’est ici l’occasion de vous laisser un petit mot pour vous témoigner, avant tout, de la reconnaissance qui est la mienne pour ces quatre années à défendre nos intérêts.

Ces quatre années ont été marquées par une pression constante sur les budgets dédiés à la formation doctorale. Cette situation est assez singulière dans la mesure où la demande en formation est inversement proportionnelle aux budgets à disposition. En effet, nous avons été nombreuses et nombreux à marquer notre attachement à nos programmes doctoraux ou au programme transversal; attachement révélé par la quantité importante d’inscriptions récoltées chaque année. Grâce à notre voix consultative au sein de la Commission, nous sommes parvenus à trouver des solutions intéressantes pour maintenir au mieux les standards de formation. L’excellente collaboration avec les vice-recteurs et rectrices, sensibles à la nécessité et l’importance de proposer une formation doctorale de qualité a permis de tracer un joli chemin fait de compromis et de solutions pragmatiques.

Chères doctorantes et chers doctorants, ces quatre années m’ont fait prendre conscience que la formation « tout au long de la thèse » doit, en réalité, être une priorité pour chacune et chacun d’entre nous. Toujours pris par la nécessité de devoir préparer le prochain cours et l’obligation de finir un chapitre d’écriture ou la lecture d’un article avant la semaine prochaine, nous devons sans doute garder à l’esprit que la formation doctorale apparait comme un investissement sur le long terme. Ce n’est un secret pour personne : nous sommes dans une situation de contrat précaire. L’immense majorité d’entre nous ne poursuivra pas dans la voie académique. Se former tout au long de son cursus universitaire permet de réduire la probabilité de rencontrer des difficultés à trouver de l’emploi une fois les applaudissements de la soutenance retombés. De surcroît, pris dans un travail aussi passionnant que solitaire, les journées de formation sont l’occasion d’échanger, de partager ses difficultés et de créer un réseau. En bref, c’est une opportunité de se rendre compte que nous sommes moins seul.es et que les difficultés sont partagées par toutes et tous.

Enfin, je terminerai ces quelques mots en nous rappelant, qu’au sein d’un milieu universitaire ultra-concurrentiel, la solidarité entre doctorants et doctorantes prend pleinement sens. Toutes et tous, autant que nous soyons, traversons de violentes phases d’incertitude. Plutôt que d’alimenter cette concurrence institutionnalisée, nous avons beaucoup à gagner de cultiver un esprit d’entre-aide et de bienveillance. En plus de la formation tout au long du doctorat qui représente le premier bâton du/de la pèlerin, l’entre-aide couplée à la bienveillance est sans doute le deuxième bâton qui nous permet de parvenir à la fin du long chemin qu’est le doctorat.

Avec tout mon courage et ma considération,

Kilian

Si lire était simple, ça se saurait…et notre monde serait différent !

Deux éléments ont été les déclencheurs de ce billet de blog. Le premier émane d’une observation que j’ai faite depuis quelques mois : je m’étonne d’entendre certaines personnes s’alarmer que nombre de nos concitoyennes et concitoyens « n’arrivent pas » (pour reprendre leurs termes) à décortiquer l’information, et, plus encore, le vrai du faux ! Outre cette observation, c’est aussi une discussion avec un ami qui a contribué à faire germer la réflexion : ce dernier s’inquiétait de constater que son père n’était pas à même de distinguer les faits objectifs des thèses complotistes dans le cadre du Covid-19, et que son canal privilégié d’informations était un réseau social bien connu dont la maison-mère a récemment été rebaptisée. Cet ami s’émouvait de voir son père perdre son temps sur des sites « obscurs » pour reprendre ses propos.

Partant de ces deux éléments, je me suis mis à écrire ces quelques lignes avec, je dois vous l’avouer, des doigts quelque peu tremblants au moment de pianoter sur mon clavier : je les anticipe déjà les réactions trop virulentes des personnes qui auront simplement lu le premier paragraphe sans même aller plus loin. Ces réactions font partie du jeu parait-il, allons-y !

Tant l’observation que la discussion m’ont rappelé une chose qu’il est nécessaire de marteler ici : lire une information, la comprendre et poser sur elle un regard critique sont des activités qui font appel à de réelles compétences et ne sont pas des évidences. Je le mentionnais déjà en 2020 dans un autre média, 24% des élèves âgés de 15 ans n’ont pas les compétences minimales à partir desquelles on peut participer effectivement et de façon fructueuse à la vie courante. Si cette définition émane de l’OCDE, et je nous invite ici à dépasser la critique du néo-libéralisme souvent associée à ces organisations, la réalité derrière est glaçante : une partie importante de nos concitoyennes et concitoyens n’a pas les outils, au sortir de l’école obligatoire, pour comprendre un texte que beaucoup d’entre nous décriront comme « simple » tel qu’un formulaire administratif ou un mode d’emploi.

En amont de la capacité à lire se cachent de véritables enjeux sociaux. Béatrice Finet, dans son introduction au numéro Former le lecteur. Des enjeux pédagogiques, sociaux et politiques de la revue Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ere nouvelle, affirme très justement que : « Condorcet, dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique, rappelait que la première cause de rapports non démocratiques entre les hommes était due au fait que certains avaient accès au savoir quand d’autres en étaient tenus éloignés et il dénonçait sa confiscation par certains. Il estimait que, pour que l’égalité proclamée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen soit effective, il fallait proposer à tous les citoyens un accès à l’instruction, et permettre, entre autres choses, à tous de savoir lire. »

Plutôt que de porter des jugements hâtifs sur certaines pratiques de lecture ou certains avis, est-ce que nous ne gagnerions pas collectivement à nous interroger sur la capacité de notre système à réellement offrir des outils de compréhension du monde à toutes et tous et, le cas-échant, brûler notre énergie à essayer de trouver des solutions. Répondre à ces problématiques en trouvant des solutions nous permettra sans doute de tendre vers une société plus apaisée ; nous avons tout à gagner. Autrement dit, avant de s’émouvoir de l’incapacité de nos voisines et nos voisins à adopter une posture critique sur l’information, demandons-nous déjà si ces personnes sont capables de comprendre un texte et, dans quelle mesure, le système ne leur octroie pas les outils nécessaires pour entrer dans une pensée complexe. Plutôt que de se fâcher contre votre oncle ou tante au prochain diner de famille, fâchez-vous avez lui ou elle contre un système qui échoue à faire diminuer les inégalités de compétence en lecture.

Les parents à l’école : bienvenus mais pas trop ?

La thématique de la place des parents dans le milieu scolaire est centrale : le nombre de sociologues ou spécialistes de l’éducation ayant travaillé sur le sujet en est la démonstration. Si, de prime abord, les rapports école-famille semblent aller de soi, les problématiques sous-jacentes sont extrêmement nombreuses avec des enjeux tout à fait complexes. Comme l’observe Francine Best, autrice bien connue dans le champ de l’éducation, l’organisation des familles est dictée par le rythme scolaire. Autrement dit « le rythme quotidien et annuel de toute famille dépend de la structuration des rythmes scolaires : vacances, congés, etc. » Cette temporalité contraignante pose les jalons d’un rapport qui, dans certaines circonstances, peut s’avérer compliqué. Les quelques lignes de cet article prennent largement appui sur un numéro intitulé « Parents « gêneurs » ou « acteurs » : la place difficile des parents dans l’école » de la revue Administration & Education. Nous discuterons ici le rôle et la place attendus des parents dans l’école avant d’observer la composante des devoirs dans le rapport entre ces deux entités. Relevons que divers angles d’analyse sont possibles : ils feront l’objet d’autres articles.

Le rôle et la place des parents

Affirmée plus ou moins explicitement par l’institution, la participation du parent est attendue dans le projet scolaire de l’enfant. A titre d’exemple, les professionnels de l’éducation attendent une présence et une aide des parents lorsque l’enfant fait ses devoirs ou encore une forme de collaboration particulièrement étroite lorsque l’élève est en difficulté scolaire. Nous pourrions aller jusqu’à écrire que, selon certains chercheurs, il y a une attente de coéducation[1]. Ces attentes ont, en creux, la réussite de l’élève. Mais il s’agit de se poser une question : la participation des parents entraine-t-elle forcément la réussite scolaire de leur enfant ?

Les résultats de recherche montrent que les enfants des parents les plus investis dans les diverses associations de parents ou dans le fonctionnement scolaire ont de meilleurs résultats. Or, ce n’est pas tant l’engagement des parents qui a des conséquences sur la scolarité de leur enfant, mais bien l’appartenance socio-économique de ces derniers. Comme l’évoquait Gombert, les parents engagés dans les instances scolaires appartiennent, de manière générale, à la classe moyenne ou supérieure. Dans cette même perspective, les études mettent en exergue que les cadres scolaires ou directions d’établissement ont tendance à s’orienter davantage vers les parents n’appartenant pas aux classes populaires.

Si l’idée est d’intégrer les parents dans le projet éducatif de l’élève, il s’agit de ne pas omettre que tous les parents n’ont pas les mêmes ressources stratégiques et parfois, sous couvert de coéducation, c’est bien davantage un contrôle parental qui se met en place. Une même demande de participation raisonne différemment auprès du parent, ce en fonction de son rapport à l’école, sa façon de percevoir le monde scolaire ou encore l’histoire qui est la sienne. Ici, nous venons questionner l’injonction à la participation du parent lorsqu’elle vise davantage le contrôle parental plutôt que le projet de réussite de l’élève. Dit autrement : s’immiscer dans l’organisation familiale est-il toujours judicieux ? N’y a-t-il pas ici avant tout une trace de contrôle des pratiques familiales ?

Les devoirs, ce lien, parfois le seul, si ambigu

Elément souvent omniprésent dans la scolarité des élèves, les devoirs demeurent une focale intéressante dans l’analyse des rapports école-famille. Bien que les réunions de parents auraient pu faire l’objet ici d’une discussion, nous arrêtons notre choix sur les devoirs, composante scolaire si répandue.

Comme le mentionne Kus, « à travers les devoirs, les parents espèrent ainsi influer sur le destin scolaire de leurs enfants ». Si les devoirs semblent être une pratique ordinaire, d’importants enjeux ont cours pourtant. Loin d’un idéal selon lequel l’enfant travaillerait de façon autonome, les devoirs sont davantage un lieu : d’énervements parentaux, de tensions entre les enfants et les parents, de travail à essayer de comprendre les attentes enseignantes. Les devoirs sont aussi le moment des réinterprétations de la consigne enseignante ; pour preuve, cet extrait issu de la recherche de Kakpo mobilisée par Kus :

« Une élève de 5e qui doit à la maison lire un passage de roman travaillé en classe, avec sans doute pour l’enseignant des objectifs concernant la connaissance et la compréhension de la trame de l’histoire, se voit imposer par sa tante qui l’aide dans ses devoirs, non seulement de lire à voix haute, mais également de prononcer en lisant tous les « e » muets. Dans l’esprit de la tante, il s’agit d’anticiper sur une tâche de dictée où l’enseignant ne va pas prononcer les lettres muettes, en faisant mémoriser l’orthographe des mots à sa nièce. » (p. 77).

En plus d’être un probable lieu de tension entre individus d’une même famille, les devoirs jouent de façon déterminante un rôle dans la production d’inégalités scolaires. Compte tenu de ces éléments, ne faut-il pas percevoir le lien parents-école autrement que par les devoirs ou la traditionnelle séance de parents ?

Des parents sous pression et une relation à dépassionner

Ce partenariat institutionnel n’a rien d’évident ; il est en effet composé de fortes attentes tant chez les parents que du côté scolaire. Comme le mentionnent Mathias Millet et Daniel Thin, « les familles qui, en raison de leurs conditions d’existence ou pour se prémunir des interventions institutionnelles, ne se conforment pas aux attentes institutionnelles, par exemple en ne se rendant pas aux rendez-vous ou en se contentant d’un acquiescement poli non suivi d’effets, font l’objet d’une suspicion institutionnelle qui conduit à leur stigmatisation. »

Aujourd’hui, il faut faire le constat d’un partenariat structurellement asymétrique avec des professionnels détenant une posture d’expert de par leur formation mais aussi par le vocabulaire souvent utilisé. Bien souvent, les professionnels déplorent un manque de transparence ou une opacité des familles et s’étonnent de la réticence des parents à collaborer avec l’institution. Plutôt que d’utiliser ces éléments pour confirmer un jugement – souvent négatif – de l’élève, ne s’agit-il pas d’interroger la posture institutionnelle teintée de violence symbolique ?

Affaire à suivre…

Bibliographie

Bisson-Vaivre, C. & Kherroubi, M. (2017). Parents « gêneurs » ou « acteurs »: La place difficile des parents dans l’école. Administration & Éducation, 1(1), 5-8.

Kus, S. (2017). Les devoirs à la maison, un révélateur des contradictions du système éducatif ?. Administration & Éducation, 1(1), 75-79.

Millet, M. & Thin, D. (2017). Ni gêneurs, ni partenaires, mais sous pression institutionnelle: Les familles d’élèves en ruptures scolaires. Administration & Éducation, 1(1), 81-85.

 

Pour approfondir le sujet :

Scalambrin, L. & Ogay, T. (2014). “Votre enfant dans ma classe”. Quel partenariat parents-enseignante à l’issue du premier entretien ?. Éducation et sociétés, 2(2), 23-38.

Delay, C. (2014). Classe populaires et devenir scolaire enfantin : un rapport ambivalent ? Le cas de la Suisse romande. Revue française de pédagogie, 188.

Conus, X. (2021). Lorsque l’entrée dans le monde scolaire se heurte aux modèles d’enfant et de parents attendus. Recherche en éducation, 44.

 

 

[1] La coéducation est ici entendue comme l’articulation des différentes instances participant à la socialisation des enfants depuis leur naissance (parents, institutions, médias, professionnels, associations etc. selon Neyrand)

Réformer en éducation, l’exercice impossible ?

Difficile aujourd’hui de faire état du nombre de kilomètres linéaires de livres au sein des bibliothèques universitaires traitant des réformes tant il est important. Par-delà le nombre d’ouvrages, la thématique des réformes traverse une quantité de champs disciplinaires considérable : sociologie, sciences politiques, sciences de l’éducation, sciences du changement, etc. Depuis des décennies, les auteurs et autrices ont travaillé à comprendre plus finement les mécanismes à l’œuvre dans un contexte de réforme. Bien que les réformes peuvent concerner tous les sujets de société, nous concentrerons notre propos à discuter des réformes en éducation ; plus particulièrement la place et les enjeux de la mise en œuvre dans une réforme éducative.

Durant le siècle passé, les chercheurs et chercheuses distinguaient trois étapes d’une réforme : sa conception, sa mise en œuvre et ses effets. Ses trois étapes étaient, d’un point de vue intellectuel et analytique, clairement balisées et définies dans le temps. Or, depuis quelques années, la recherche rompt avec cette approche dite séquentielle et linéaire. Non, une réforme n’est pas une succession d’étapes clairement délimitées. L’analyse de ses effets ne peut pas être pensée sans intégrer la mise en œuvre de la réforme. Aussi, la conception de la réforme ne peut pas être envisagée sans des considérations relatives à sa mise en œuvre. Par ailleurs, en plus d’un abandon de l’approche séquentielle, une réforme est à l’image du développement d’un humain : dynamique, non linéaire, surprenant. Plusieurs recherches ont montré que ce séquençage des étapes était très souvent dynamique. Autrement dit, une étape peut en précéder ou en devancer une autre, ce au gré de la nature des réformes et de leur caractère unique. Aujourd’hui, nous abandonnons le terme « d’étapes » au profit de « dimensions » qui renvoient plus fidèlement au caractère poreux des frontières de ces concepts.

Ce court aperçu historique de l’analyse des politiques publiques renseigne aussi sur la posture des politiques. Pendant des années – et c’est parfois encore le cas – les politiques concevaient les personnes de terrain comme exécutrices de la pensée politique et de la réforme. Dit de façon différente, les agents de terrain étaient perçus comme des individus qui mettaient en œuvre la réforme sans user de leur marge de manœuvre. Nous ne pouvons pas omettre de mentionner ici l’étude de Lipsky et les marges de manœuvre des street-level bureaucrats. L’auteur est venu montrer que tant les policiers ou les guichetiers détiennent une réelle marge de manœuvre dans l’application des règles : ils les réinterprètent en fonction des intérêts et contraintes qui sont les leurs au quotidien. Nous parlons ici de pouvoir discrétionnaire qui se définit, selon Dubois comme « le pouvoir reconnu de l’administration d’agir en se fondant sur sa propre appréciation, au-delà donc d’une simple application des règles ».

En éducation, les règles sont relativement similaires. En effet, le corps enseignant détient une importante autonomie au sein de sa classe. Certes, s’il a relativement peu de marge de manœuvre sur des éléments structurels (salaires, horaires, définition des priorités politiques, etc.), il détient un pouvoir et une autonomie au sein de sa classe absolument considérable. En ce sens, si l’enseignant n’adhère pas à une réforme, curriculaire mais aussi structurelle, il peut mettre en place des stratégies pour empêcher la mise en œuvre de la réforme au sein de sa classe, ce en fonction de convictions pédagogiques, divers intérêts ou contraintes institutionnelles.

Force est de constater que le corps enseignant est souvent accusé de personnel privilégié ou faisant preuve de profonde résistance au changement. Il s’agit de dépasser ces accusations absolument stériles qui n’apportent rien au débat. Je ne crois pas ici au raisonnement binaire qui consiste à classer un individu comme « résistant » ou « adhérent ». Les mécanismes à l’œuvre sont extrêmement complexes et cette catégorisation n’est qu’un reflet erroné de la réalité. En fonctions d’intérêts, de valeurs ou de considérations structurelles, les enseignants adoptent certains aspects d’une réforme tout en laissant une partie de la nouvelle politique de côté. Nous gagnerons à comprendre plus finement les stratégies des acteurs et leurs motivations plutôt que de nous satisfaire de les classer dans deux catégories.

Pour mieux saisir les difficultés de mise en œuvre d’une réforme et de l’atteinte des objectifs prévus initialement, nous parlons aujourd’hui d’incrémentalisme pragmatique (Pons, 2020) qui aboutit, in fine, au changement. L’incrémentalisme pragmatique se définit, selon Pons, comme « un processus décisionnel marqué par une succession de changements graduels en contexte de rationalité limitée (…). L’idée majeure est que, face à une situation complexe, les décideurs publiques ont rarement les capacités ou les ressources leur permettant de considérer de façon systémique les objectifs globaux des politiques en question (…). Ces décideurs procèdent alors à une succession d’ajustements de l’existant ». Certaines personnes parleraient d’une politique des petits pas.

Le souhait de tout politique est sans doute de constater que sa réforme est réussie et qu’elle porte les fruits escomptés. En préambule, nous nous demandions si réformer en éducation était un exercice impossible ? Or, plutôt que de chercher l’adhésion de l’ensemble des acteurs éducatifs – par ailleurs impossible – une réforme réussie ne se définit-elle pas avant tout comme la mobilisation du plus grand nombre pour un projet défini collectivement ; ce en restant conscients qu’à l’image d’un mur composé de multiples pierres, un changement profond intervient bien souvent uniquement après de multiples réformes ?

Ce texte prend appui et les citations sont tirées de :

Coburn, C. E. (2004). Beyond Decoupling: Rethinking the Relationship between the Institiutional Environnement and the Classroom. Sociology of Education, 77(3), 211-244.

Datnow, A., & Park, V. (2009). Conceptualizing Policy Implementation: Large-Scale Reform in an Era of Complexity. In G. Sykes, B. Schneider, & D. N. Plank (Éds.), Handbook of Education Policy (p. 348-361). New York : Routledge.

Dubois, V. (2012). Le rôle des street-level bureaucrats dans la conduite de l’action publique en France. Halshs-00660673.

Dupriez, V. (2015). Peut-on réformer l’école ? Bruxelles : De Boeck.

Enthoven, S., Letor, C. & Dupriez, V. (2015). Réformes pédagogiques et autonomie professionnelle : un couple en tension. Revue française de pédagogie, 192, 95-108.

Lessard, C. & Carpentier, A. (2015). Politiques éducatives : la mise en oeuvre. Paris : Presses Universitaires de France.

Pons, X. (2020). Qu’est-ce qu’une réforme éducative réussie ? Une réflexion sociologique. Revue internationale d’éducation Sèvres, 83, 33-43.

Le mythe de la notation objective

Depuis longtemps, les évaluations scolaires sont sanctionnées par une notation qui peut prendre différentes formes, ce en fonction de diverses caractéristiques (âge des élèves, lieu dans lequel l’évaluation se tient, pratiques internes au collège, etc.) Système largement répandu qui semble bien ancré, l’évaluation par la note peut sembler fiable, incorruptible et objective. Alors que les chercheurs et chercheuses travaillent depuis des dizaines d’années sur ces thématiques, l’envers du décor est tout autre. Ici, nous venons questionner l’objectivité de la notation scolaire à la lumière des écrits scientifiques et travaillerons à proposer quelques éléments permettant d’atténuer les effets délétères d’une pratique enracinée.

La docimologie est l’étude statistique des notes. Dans ce domaine, les chercheurs et chercheuses ont observé qu’une même copie obtenait une notation variable selon les correcteurs et correctrices. Directeur de l’Unité de recherche pour le pilotage des systèmes pédagogiques, Bruno Suchaut a mené une étude sur la notation des élèves au bac français et il s’avère qu’une même copie peut recueillir un 8 par le correcteur 1 et un 18 par le correcteur 2 (1 étant la moins bonne note, 20 la meilleure). Si l’étude a été menée dans le système français, nous pouvons légitimement penser que les résultats seraient les mêmes en Suisse. Dès lors, une question se pose : comment expliquer de telles différences ?

Nous devons garder à l’esprit qu’une correction se fait « sous influence » comme le dit le sociologue Pierre Merle, avec des biais sociaux de notation. Pour reprendre ses propos, nous définissons cette expression comme « des erreurs systématiques de notation liées aux informations dont disposent les correcteurs sur les auteurs des copies ». Concrètement, nous percevons diverses manifestations que Pierre Merle évoque :

  • « Les élèves redoublants sont notés plus sévèrement que les autres élèves de la même classe. Il en est de même des élèves « en retard » qui ne sont pas redoublants ». Inversement, savoir que l’auteur de la copie est brillant aboutit à une notation plus élevée.
  • Les enfants de cadres supérieurs sont mieux notés en classe que les enfants des autres milieux.

S’il s’agit-là de phénomènes liés aux caractéristiques des élèves et faisant référence aux stéréotypes scolaires et sociaux qui influencent les correcteurs et correctrices, nous mentionnons aussi des biais liés à l’exercice stricto sensu de la correction ; nous pensons par exemple à l’ordre des copies corrigées et au temps de correction. Comme le souligne Bruno Suchaut, « les enseignants n’ont pas la même constance dans leur évaluation en termes d’indulgence ou de sévérité ». La correction d’une copie dépend d’une part de la qualité des précédentes et d’autre part de la fatigue emmagasinée par le correcteur ou la correctrice. Finalement, nous ne devons pas omettre de garder à l’esprit que les personnes correctrices véhiculent une image par la notation. Que penserait la direction d’établissement d’une classe dans laquelle 75% des élèves sont constamment notés insuffisants ? Inversement, comment les autres enseignants d’un établissement percevraient une classe dans laquelle l’ensemble des résultats se situe entre 5.5 et 6 (6 étant la meilleure note) ? Comme le disent Leclercq et ses collègues, « il s’agit souvent pour l’enseignant de présenter une image de sa classe qui satisfasse au mieux ces personnes extérieures ».

Quelles alternatives pour une notation plus objective ?

Des alternatives existent, mais toutes ne sont pas adaptées à tous les milieux. Par exemple, la préservation de l’anonymat scolaire et social de l’élève durant la scolarité obligatoire est une utopie ; mesure tout à fait réalisable dans le contexte universitaire par exemple. Si cette mesure est impossible à mettre en œuvre dans les premiers niveaux, une sensibilisation des biais de notation auprès des enseignants serait une première étape.

Toujours à l’école obligatoire, nous savons que les notes les plus basses peuvent être source de décrochage scolaire. Plutôt que de vouloir viser l’égalité de traitement à tout prix, ne faudrait-il pas abandonner l’usage des notes excessivement basses, source de démotivation et synonyme d’échec pour les élèves ? L’alternative serait d’essayer de percevoir le travail fourni et parier sur ce cercle vertueux : « notes encourageantes – motivation et apprentissages – bonne note ! » Dans cette optique, il s’agit de se rappeler, en tant que correcteur, que « l’élève n’est pas une performance qu’il faut évaluer, mais une intelligence qu’il faut construire » comme le résume Pierre Merle.

Finalement, mentionnons que les correcteurs et correctrices peuvent agir sur la fréquence des contrôles et leur contenu. Préférer de petites évaluations régulières au test occasionnel qui vient vérifier l’apprentissage d’une quantité de matières importante. Plutôt que de procéder uniquement à des évaluations sommatives, proposer des tests formatifs qui permettent à l’élève de se situer dans le processus d’apprentissage. Enfin, nous retenons la possibilité de varier la nature des évaluations : orales, écrites, questions fermées, questions ouvertes, en gardant à l’esprit que le démarrage d’un travail écrit avec des questions dites « faciles » permet d’aider les élèves plus en difficulté.

Osons discuter des formes d’évaluation

Nous nous en sommes aperçus, le sujet est complexe et multidimensionnel en plus d’être polarisant et souvent tabou. Les réformes liées à l’évaluation et la notation se sont souvent soldées par des débats passionnés et parfois irrationnels entre les différents acteurs et actrices de l’éducation. Aujourd’hui, force est de constater que le système présente d’importantes limites et que nous faisons face à un mythe d’une notation objective. Osons rediscuter certains éléments et (ré)ouvrir le débat.

Ce texte prend appui et les citations sont tirées de :

Merle, P. (2012). L’évaluation par les notes : quelle fiabilité et quelles réformes ? La découverte, 12(2). 218-230.

Suchaut, B. (2008). La loterie des notes au bac : un réexamen de l’arbitraire de la notation des élèves. Disponible avec ce lien : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00260958/file/08005.pdf

Leclercq, D., Nicaise, J. et Demeuse, M. (2004). Docimologie critique : des difficultés de noter des copies et d’attribuer des notes aux élèves. Disponible avec ce lien :https://hal.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/844778/filename/P6_chapitre_4_Docimologie.pdf