Réformer en éducation, l’exercice impossible ?

Difficile aujourd’hui de faire état du nombre de kilomètres linéaires de livres au sein des bibliothèques universitaires traitant des réformes tant il est important. Par-delà le nombre d’ouvrages, la thématique des réformes traverse une quantité de champs disciplinaires considérable : sociologie, sciences politiques, sciences de l’éducation, sciences du changement, etc. Depuis des décennies, les auteurs et autrices ont travaillé à comprendre plus finement les mécanismes à l’œuvre dans un contexte de réforme. Bien que les réformes peuvent concerner tous les sujets de société, nous concentrerons notre propos à discuter des réformes en éducation ; plus particulièrement la place et les enjeux de la mise en œuvre dans une réforme éducative.

Durant le siècle passé, les chercheurs et chercheuses distinguaient trois étapes d’une réforme : sa conception, sa mise en œuvre et ses effets. Ses trois étapes étaient, d’un point de vue intellectuel et analytique, clairement balisées et définies dans le temps. Or, depuis quelques années, la recherche rompt avec cette approche dite séquentielle et linéaire. Non, une réforme n’est pas une succession d’étapes clairement délimitées. L’analyse de ses effets ne peut pas être pensée sans intégrer la mise en œuvre de la réforme. Aussi, la conception de la réforme ne peut pas être envisagée sans des considérations relatives à sa mise en œuvre. Par ailleurs, en plus d’un abandon de l’approche séquentielle, une réforme est à l’image du développement d’un humain : dynamique, non linéaire, surprenant. Plusieurs recherches ont montré que ce séquençage des étapes était très souvent dynamique. Autrement dit, une étape peut en précéder ou en devancer une autre, ce au gré de la nature des réformes et de leur caractère unique. Aujourd’hui, nous abandonnons le terme « d’étapes » au profit de « dimensions » qui renvoient plus fidèlement au caractère poreux des frontières de ces concepts.

Ce court aperçu historique de l’analyse des politiques publiques renseigne aussi sur la posture des politiques. Pendant des années – et c’est parfois encore le cas – les politiques concevaient les personnes de terrain comme exécutrices de la pensée politique et de la réforme. Dit de façon différente, les agents de terrain étaient perçus comme des individus qui mettaient en œuvre la réforme sans user de leur marge de manœuvre. Nous ne pouvons pas omettre de mentionner ici l’étude de Lipsky et les marges de manœuvre des street-level bureaucrats. L’auteur est venu montrer que tant les policiers ou les guichetiers détiennent une réelle marge de manœuvre dans l’application des règles : ils les réinterprètent en fonction des intérêts et contraintes qui sont les leurs au quotidien. Nous parlons ici de pouvoir discrétionnaire qui se définit, selon Dubois comme « le pouvoir reconnu de l’administration d’agir en se fondant sur sa propre appréciation, au-delà donc d’une simple application des règles ».

En éducation, les règles sont relativement similaires. En effet, le corps enseignant détient une importante autonomie au sein de sa classe. Certes, s’il a relativement peu de marge de manœuvre sur des éléments structurels (salaires, horaires, définition des priorités politiques, etc.), il détient un pouvoir et une autonomie au sein de sa classe absolument considérable. En ce sens, si l’enseignant n’adhère pas à une réforme, curriculaire mais aussi structurelle, il peut mettre en place des stratégies pour empêcher la mise en œuvre de la réforme au sein de sa classe, ce en fonction de convictions pédagogiques, divers intérêts ou contraintes institutionnelles.

Force est de constater que le corps enseignant est souvent accusé de personnel privilégié ou faisant preuve de profonde résistance au changement. Il s’agit de dépasser ces accusations absolument stériles qui n’apportent rien au débat. Je ne crois pas ici au raisonnement binaire qui consiste à classer un individu comme « résistant » ou « adhérent ». Les mécanismes à l’œuvre sont extrêmement complexes et cette catégorisation n’est qu’un reflet erroné de la réalité. En fonctions d’intérêts, de valeurs ou de considérations structurelles, les enseignants adoptent certains aspects d’une réforme tout en laissant une partie de la nouvelle politique de côté. Nous gagnerons à comprendre plus finement les stratégies des acteurs et leurs motivations plutôt que de nous satisfaire de les classer dans deux catégories.

Pour mieux saisir les difficultés de mise en œuvre d’une réforme et de l’atteinte des objectifs prévus initialement, nous parlons aujourd’hui d’incrémentalisme pragmatique (Pons, 2020) qui aboutit, in fine, au changement. L’incrémentalisme pragmatique se définit, selon Pons, comme « un processus décisionnel marqué par une succession de changements graduels en contexte de rationalité limitée (…). L’idée majeure est que, face à une situation complexe, les décideurs publiques ont rarement les capacités ou les ressources leur permettant de considérer de façon systémique les objectifs globaux des politiques en question (…). Ces décideurs procèdent alors à une succession d’ajustements de l’existant ». Certaines personnes parleraient d’une politique des petits pas.

Le souhait de tout politique est sans doute de constater que sa réforme est réussie et qu’elle porte les fruits escomptés. En préambule, nous nous demandions si réformer en éducation était un exercice impossible ? Or, plutôt que de chercher l’adhésion de l’ensemble des acteurs éducatifs – par ailleurs impossible – une réforme réussie ne se définit-elle pas avant tout comme la mobilisation du plus grand nombre pour un projet défini collectivement ; ce en restant conscients qu’à l’image d’un mur composé de multiples pierres, un changement profond intervient bien souvent uniquement après de multiples réformes ?

Ce texte prend appui et les citations sont tirées de :

Coburn, C. E. (2004). Beyond Decoupling: Rethinking the Relationship between the Institiutional Environnement and the Classroom. Sociology of Education, 77(3), 211-244.

Datnow, A., & Park, V. (2009). Conceptualizing Policy Implementation: Large-Scale Reform in an Era of Complexity. In G. Sykes, B. Schneider, & D. N. Plank (Éds.), Handbook of Education Policy (p. 348-361). New York : Routledge.

Dubois, V. (2012). Le rôle des street-level bureaucrats dans la conduite de l’action publique en France. Halshs-00660673.

Dupriez, V. (2015). Peut-on réformer l’école ? Bruxelles : De Boeck.

Enthoven, S., Letor, C. & Dupriez, V. (2015). Réformes pédagogiques et autonomie professionnelle : un couple en tension. Revue française de pédagogie, 192, 95-108.

Lessard, C. & Carpentier, A. (2015). Politiques éducatives : la mise en oeuvre. Paris : Presses Universitaires de France.

Pons, X. (2020). Qu’est-ce qu’une réforme éducative réussie ? Une réflexion sociologique. Revue internationale d’éducation Sèvres, 83, 33-43.

Kilian Winz

Kilian Winz-Wirth est assistant doctorant et mène une thèse dans le domaine de la sociologie des systèmes éducatifs à l’Université de Genève. Il a été élu comme représentant des doctorants à la Commission de Coordination et de Gestion de la Conférence Universitaire de Suisse Occidentale de 2018 à 2020 avant d’être réélu pour un deuxième mandant en 2020. Il s’engage aussi en politique en reprenant la présidence de la Commission école et formation du PSN.

3 réponses à “Réformer en éducation, l’exercice impossible ?

  1. «le pouvoir reconnu (…) d’agir en se fondant sur sa propre appréciation, au-delà donc d’une simple application des règles»

    Quand on sait faire, on fait.
    Quand on ne sait pas faire, on enseigne.
    Quand on ne sait pas enseigner, on fait de la pédagogie.

    Toutes les réformes du monde n’y changeront rien.

    1. Monsieur

      Vous nous ressassez cet adage éculé. Parfait. Poussons donc le syllogisme jusqu’à l’absurde sur un exemple bien plus tangible à toutes et tous en ce moment: l’actuelle pandémie. Songeons à toutes celles et ceux qui de près ou de loin s’y occupent. J’observe: personne ne sait y faire ( je parle d3 la pandémie pas de l’état de santé de tel ou telle). Donc tous auraient meilleur temps d’enseigner. Et la, les résultats ne sont pas meilleurs. Il ne reste plus à tout ce beau monde que de se muer en pédagogues. Certains s’y mettent, d’autres s’obstinent à enseigner, de toutes parts se font entendre des voix qui nous font la leçon. Mais pas tous n’ont accès à la parole. Le plus grande partie se résigne à faire quand même, et pour les plus lucides sinon à faire semblant de faire, du moins à agir, par expédiant, puisqu’on ne peut pas rester les bras croisés.

      Bref, on fait quand même, on enseigne nonobstant, tandis que moi, en vous écrivant ceci, je me suis fait didacticiel, c’est-a-dire quasiment pédagogue.

      Francois Conne

  2. Une réforme est mieux appliquée si elle est comprises et d’autant moins si elle est idéologique ou issue de théories. Ce qui veut dire, réformer, c’est avancer à pas “compris”.
    J’ajoute, tant qu’on s’abstient d’étudier l’anthropologie sur la population concernée, les réformes ont peu de chance d’être bonnes.

    Si on prend l’école avec de bons, moyens, mauvais élèves, la classe parfaite où tout le monde trouve sa place ne peut pas exister. Un élève moyen peut être motivé pour s’accrocher aux meilleurs, mais il peut aussi se démotiver de voir son travail pas récompensé par ses efforts, voir il peut s’abstenir de poser des questions aux profs par crainte du ridicule.
    Dans ce cas, pour une réforme, c’est bien la somme des fonctionnements individuels du cerveau de chaque élève qui fera d’une réforme, une réussite ou pas. Quant à l’aspect apprentissage, certains enregistrent mieux avec le son, d’autres à la lecture ou la vue, c’est aussi une question de cerveau.

    Toutes réformes qui ignorent les spécificités du cerveau humain, sont voué à l’échec ou au mieux, à une petite amélioration.

    En résumé, ce ne sont pas les meilleures intentions qui font les meilleures réformes, mais les réformes qui sont adaptés à l’animal humain dans sa diversité.

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