“Sous l’amour de la nature, la haine des hommes” ?

Cet article a été rédigé par Arcadie, un collectif d’étudiants en durabilité de l’Université de Lausanne qui cherche à promouvoir la pensée écologique auprès de la société civile.

En 1990, l’intellectuel français Marcel Gauchet fait parler de lui avec son article “Sous l’amour de la nature, la haine des hommes” dans lequel il fustige la pensée écologique. La défense de “l’environnement” serait un antihumanisme primaire, porté soit par des experts radicaux, soit par des activistes marginaux ou farfelus. Depuis lors, cette vision méprisante de l’écologie militante a largement été réfutée. Bien plus, il semble que le mouvement de la “Grève pour le Climat” initié par une partie de la jeunesse mondiale, notamment lors de la mobilisation massive du 15 mars dernier (avec plus de 2’000 manifestations dans plus de 125 pays), témoigne d’un retournement de situation. L’amour de l’humain traduit un amour de la nature bien spécifique ; un amour nécessaire, un impératif climatique.

“Et un, et deux, et trois degrés, c’est un crime contre l’humanité !”

Scandé dans les rues par des jeunes, inquiets de faire partie des potentielles victimes de la débâcle climatique actuelle, ce slogan mène à deux constatations importantes. Premièrement, le défi soulevé par l’urgence climatique est un enjeu générationnel, car se sont bien les générations futures que l’on cherchait à protéger hier qui se retrouvent dans la rue aujourd’hui. Deuxièmement, c’est le principe même de la dignité humaine qui est en jeu et que ces générations cherchent à défendre contre les conséquences catastrophiques du réchauffement climatique.

La dignité humaine  ? La valeur propre de l’humain, ce qui confère aux individus leur humanité. Elle est la condition de possibilité des droits humains. Ceux-ci ont été proclamés afin de garantir son inviolabilité. Or, les effets du réchauffement climatique, dont notamment la montée des océans (disponibilité en eau douce ou encore exodes climatiques), la perturbation de la production alimentaire ou encore l’inhabitabilité de certaines régions du globe (vagues de chaleur, sécheresses, inondations, etc.), menacent les droits humains fondamentaux tels que les droits à la vie, à la santé, à l’alimentation et au logement.

L’environnementalisme comme condition de l’humanisme

Pourtant, une mauvaise foi crasse pourrait nous faire accroire qu’il s’agit d’une énième revendication de jeunes pour une cause quelconque, la cause du moment, celle qui est à la mode puisque de nombreuses personnalités (à commencer par des YouTubers qui jouissent d’une notoriété importante auprès de cette génération) se sont emparées de cet enjeu. C’est cette même mauvaise foi qui nous ferait dire qu’il faut que “jeunesse se passe”, qu’il est bien normal d’être révolté et “idéaliste” à cet âge, et qui nous conduirait à affirmer, avec l’aide de Churchill : “celui qui [ne fait pas la grève pour le climat] à 20 ans est sans cœur, mais celui qui [la fait] à quarante ans est sans cervelle“. En somme : “ça passera“, et le sens des réalités et des responsabilités concrètes leur viendra à l’âge adulte…

Néanmoins, en portant à bout de bras des slogans évocateurs, provocateurs et alarmants tels que “Pas de Nature, pas de Futur” ou encore “Pourquoi aller à l’école si je n’ai pas d’avenir ?“, la jeunesse mondiale semble avoir compris une chose essentielle qui paraît échapper encore à une grande partie de la population. Ce qui leur garantit la possibilité de vivre une vie pleinement humaine, une vie dans laquelle ils peuvent subvenir à leurs besoins essentiels, s’épanouir et se réaliser, une vie qui fait sens — c’est bien la stabilité des conditions écologiques et climatiques qui ont caractérisé les 10’000 dernières années et qui sont désormais menacées par notre extractivisme, notre consumérisme et notre productivisme. Autrement dit, “l’environnement” n’est pas cette extériorité qui nous fournit un cadre de vie, c’est bien plus la condition de possibilité de la dignité humaine ; pas de droits humains ni de justice sociale sans la garantie d’un environnement sain.

S’il est vrai que les premières conséquences flagrantes et violentes du réchauffement climatique sont relativement éloignées de notre quotidien et touchent d’abord des populations marginalisées par la dynamique néolibérale — bien que certains événements météorologiques ponctuels et localisés (hivers anormalement doux, sécheresses extrêmes, incendies ou autres pics de pollution) viennent nous rappeler la dure réalité des changements à venir —, la perspective d’un destin partagé avec ceux qui vivent déjà les effets des dégradations écologiques pousse la jeunesse à conclure à l’exigence de faire front commun.

En temps de guerre, comme en temps de crise, les nécessités qui s’imposent et l’énergie du désespoir qu’elles engendrent accélèrent le passage à “l’âge de raison” et conduisent à l’engagement. Dans cette histoire, on peut se demander qui sont les adolescents bercés d’illusion et d’idéalisme et qui sont les adultes prenant la mesure de leurs responsabilités.

“On n’en veut pas de la politique des petits pas !”

Les responsabilités qui surgissent de cette prise de conscience face à la catastrophe appellent indubitablement à forger des transitions écologiques sérieuses et rigoureuses. En effet, dans l’imaginaire collectif, la “transition écologique” se voit souvent assimilée au développement durable dont on ne peut plus se satisfaire. Il est donc question ici d’être à la hauteur du défi : “On n’en veut pas de la politique des petits pas !“, pouvait-on lire sur de nombreuses banderoles le 15 mars dernier. Une politique des grands pas exigerait alors de réinsérer nos activités dans les limites de la biosphères, dont les ressources matérielles sont objectivement épuisables (et bientôt épuisées). Il semble indéniable que ce projet réclame le passage vers une forme de sobriété volontaire.

Dès lors, c’est l’interprétation même des droits humains (et non les principes qu’ils défendent) qu’il nous faut repenser à l’aune des défis écologiques et climatiques. Pourquoi, dites-vous ? Car les droits fondamentaux issus de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme sont lus avec les lunettes de la modernité occidentale de manière individualiste (le droit à un environnement sain ainsi que le droit à l’autodétermination des peuples font partie des rares droits fondamentaux ayant une dimension collective ; ceux-ci marquent d’ailleurs un tournant considérable dans la conception moderne du droit).

Les droits humains à l’aune de la crise environnementale

Au sein de nos démocraties, le sujet humain y est souverain et proclame une liberté devenue individuelle, infinie et inviolable. Le voilà passé avant la collectivité, et comme l’insinue ce fameux lieu commun proféré par les politiques libéraux : “Ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui.” Or, faut-il expliciter l’ambiguïté que suppose une liberté de faire virtuellement infinie en l’absence d’autrui (l’autre humain, l’État, et la Nature…) ? Ce sont bien les droits des individus humains qui sont garantis par la Déclaration. Mais leur universalité est problématique : l’exercice de ces libertés est conditionné à l’exploitation d’autrui et de la nature ; par définition donc, ces libertés ne peuvent se proclamer que pour une partie privilégiée de l’humanité. Dès lors, force est de constater que la dignité humaine subit des assauts de tous les côtés. Ainsi, l’interprétation individualiste des droits humains échoue à garantir l’inviolabilité de la dignité humaine.

Qui plus est, dans nos social-démocraties occidentales, interpréter ce que représente vivre, être en bonne santé, s’alimenter ou se loger est une décision de l’ordre de la sphère privée. Une sphère qui, reconnaissons-le, est influencée et soumise à notre mode de vie moderne de consommation, de production, de progrès, de quête de richesses et d’accumulation de biens matériels éphémères. Un mode de vie qui semble ne reconnaître aucune limite et débouche sur des conditions écologiques et sociales délétères, de sorte que la dignité d’une grande partie de la population mondiale est délaissée. Que faire lorsqu’une interprétation collective des droits humains et des libertés, ou leur délimitation à un impératif écologique englobant, sont des options trop souvent appréhendées comme liberticides ?

Ma liberté peut-elle commencer avec celle d’autrui ?

En effet, l’autolimitation, devenue indispensable, que suppose l’écologie politique est encore perçue comme inégalitaire, antisociale et potentiellement autoritaire. L’enjeu est donc de concevoir une manière de garantir le respect de la dignité humaine — le respect de la personne — face à la double menace que représentent d’une part la détérioration des conditions écologiques et, d’autre part, les politiques restreignant (même indirectement) les libertés fondamentales. Celles-ci font d’ailleurs le plus souvent porter le poids d’une “transition énergétique” technocratique aux plus défavorisés (à l’image de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques introduit par le gouvernement d’Édouard Philippe en France et qui a déclenché la “crise” des gilets jaunes), raison pour laquelle il ne faut pas désencastrer la question sociale de la question écologique.

Ces enjeux appellent une reconsidération des notions de droits fondamentaux et de libertés individuelles afin que celles-ci embrassent une dimension plus collective et inclusive, de surcroît dans une temporalité adaptée aux effets à long terme des dégradations environnementales. Vaste programme ? C’est pourtant ce à quoi s’attelle ardemment le champ du droit de l’environnement, où il est notamment question de reconnaître la qualité de sujet de droit à la nature et d’intégrer le non-humain au domaine juridique : bien-être et droits des animaux, introduction des notions de “préjudice écologique” et d’”écocide”, statut de personnalité juridique pour certaines entités naturelles, ou encore l’élaboration des Déclaration des droits de la Terre-Mère et Déclaration universelle des droits de l’humanité.

Toute la question est de savoir si nous pourrions continuer à y parvenir ensemble, volontairement et politiquement, ou si la nécessité nous imposera un gouvernement autoritaire ; une “tyrannie écologique”.