“Sous l’amour de la nature, la haine des hommes” ?

Cet article a été rédigé par Arcadie, un collectif d’étudiants en durabilité de l’Université de Lausanne qui cherche à promouvoir la pensée écologique auprès de la société civile.

En 1990, l’intellectuel français Marcel Gauchet fait parler de lui avec son article “Sous l’amour de la nature, la haine des hommes” dans lequel il fustige la pensée écologique. La défense de “l’environnement” serait un antihumanisme primaire, porté soit par des experts radicaux, soit par des activistes marginaux ou farfelus. Depuis lors, cette vision méprisante de l’écologie militante a largement été réfutée. Bien plus, il semble que le mouvement de la “Grève pour le Climat” initié par une partie de la jeunesse mondiale, notamment lors de la mobilisation massive du 15 mars dernier (avec plus de 2’000 manifestations dans plus de 125 pays), témoigne d’un retournement de situation. L’amour de l’humain traduit un amour de la nature bien spécifique ; un amour nécessaire, un impératif climatique.

“Et un, et deux, et trois degrés, c’est un crime contre l’humanité !”

Scandé dans les rues par des jeunes, inquiets de faire partie des potentielles victimes de la débâcle climatique actuelle, ce slogan mène à deux constatations importantes. Premièrement, le défi soulevé par l’urgence climatique est un enjeu générationnel, car se sont bien les générations futures que l’on cherchait à protéger hier qui se retrouvent dans la rue aujourd’hui. Deuxièmement, c’est le principe même de la dignité humaine qui est en jeu et que ces générations cherchent à défendre contre les conséquences catastrophiques du réchauffement climatique.

La dignité humaine  ? La valeur propre de l’humain, ce qui confère aux individus leur humanité. Elle est la condition de possibilité des droits humains. Ceux-ci ont été proclamés afin de garantir son inviolabilité. Or, les effets du réchauffement climatique, dont notamment la montée des océans (disponibilité en eau douce ou encore exodes climatiques), la perturbation de la production alimentaire ou encore l’inhabitabilité de certaines régions du globe (vagues de chaleur, sécheresses, inondations, etc.), menacent les droits humains fondamentaux tels que les droits à la vie, à la santé, à l’alimentation et au logement.

L’environnementalisme comme condition de l’humanisme

Pourtant, une mauvaise foi crasse pourrait nous faire accroire qu’il s’agit d’une énième revendication de jeunes pour une cause quelconque, la cause du moment, celle qui est à la mode puisque de nombreuses personnalités (à commencer par des YouTubers qui jouissent d’une notoriété importante auprès de cette génération) se sont emparées de cet enjeu. C’est cette même mauvaise foi qui nous ferait dire qu’il faut que “jeunesse se passe”, qu’il est bien normal d’être révolté et “idéaliste” à cet âge, et qui nous conduirait à affirmer, avec l’aide de Churchill : “celui qui [ne fait pas la grève pour le climat] à 20 ans est sans cœur, mais celui qui [la fait] à quarante ans est sans cervelle“. En somme : “ça passera“, et le sens des réalités et des responsabilités concrètes leur viendra à l’âge adulte…

Néanmoins, en portant à bout de bras des slogans évocateurs, provocateurs et alarmants tels que “Pas de Nature, pas de Futur” ou encore “Pourquoi aller à l’école si je n’ai pas d’avenir ?“, la jeunesse mondiale semble avoir compris une chose essentielle qui paraît échapper encore à une grande partie de la population. Ce qui leur garantit la possibilité de vivre une vie pleinement humaine, une vie dans laquelle ils peuvent subvenir à leurs besoins essentiels, s’épanouir et se réaliser, une vie qui fait sens — c’est bien la stabilité des conditions écologiques et climatiques qui ont caractérisé les 10’000 dernières années et qui sont désormais menacées par notre extractivisme, notre consumérisme et notre productivisme. Autrement dit, “l’environnement” n’est pas cette extériorité qui nous fournit un cadre de vie, c’est bien plus la condition de possibilité de la dignité humaine ; pas de droits humains ni de justice sociale sans la garantie d’un environnement sain.

S’il est vrai que les premières conséquences flagrantes et violentes du réchauffement climatique sont relativement éloignées de notre quotidien et touchent d’abord des populations marginalisées par la dynamique néolibérale — bien que certains événements météorologiques ponctuels et localisés (hivers anormalement doux, sécheresses extrêmes, incendies ou autres pics de pollution) viennent nous rappeler la dure réalité des changements à venir —, la perspective d’un destin partagé avec ceux qui vivent déjà les effets des dégradations écologiques pousse la jeunesse à conclure à l’exigence de faire front commun.

En temps de guerre, comme en temps de crise, les nécessités qui s’imposent et l’énergie du désespoir qu’elles engendrent accélèrent le passage à “l’âge de raison” et conduisent à l’engagement. Dans cette histoire, on peut se demander qui sont les adolescents bercés d’illusion et d’idéalisme et qui sont les adultes prenant la mesure de leurs responsabilités.

“On n’en veut pas de la politique des petits pas !”

Les responsabilités qui surgissent de cette prise de conscience face à la catastrophe appellent indubitablement à forger des transitions écologiques sérieuses et rigoureuses. En effet, dans l’imaginaire collectif, la “transition écologique” se voit souvent assimilée au développement durable dont on ne peut plus se satisfaire. Il est donc question ici d’être à la hauteur du défi : “On n’en veut pas de la politique des petits pas !“, pouvait-on lire sur de nombreuses banderoles le 15 mars dernier. Une politique des grands pas exigerait alors de réinsérer nos activités dans les limites de la biosphères, dont les ressources matérielles sont objectivement épuisables (et bientôt épuisées). Il semble indéniable que ce projet réclame le passage vers une forme de sobriété volontaire.

Dès lors, c’est l’interprétation même des droits humains (et non les principes qu’ils défendent) qu’il nous faut repenser à l’aune des défis écologiques et climatiques. Pourquoi, dites-vous ? Car les droits fondamentaux issus de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme sont lus avec les lunettes de la modernité occidentale de manière individualiste (le droit à un environnement sain ainsi que le droit à l’autodétermination des peuples font partie des rares droits fondamentaux ayant une dimension collective ; ceux-ci marquent d’ailleurs un tournant considérable dans la conception moderne du droit).

Les droits humains à l’aune de la crise environnementale

Au sein de nos démocraties, le sujet humain y est souverain et proclame une liberté devenue individuelle, infinie et inviolable. Le voilà passé avant la collectivité, et comme l’insinue ce fameux lieu commun proféré par les politiques libéraux : “Ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui.” Or, faut-il expliciter l’ambiguïté que suppose une liberté de faire virtuellement infinie en l’absence d’autrui (l’autre humain, l’État, et la Nature…) ? Ce sont bien les droits des individus humains qui sont garantis par la Déclaration. Mais leur universalité est problématique : l’exercice de ces libertés est conditionné à l’exploitation d’autrui et de la nature ; par définition donc, ces libertés ne peuvent se proclamer que pour une partie privilégiée de l’humanité. Dès lors, force est de constater que la dignité humaine subit des assauts de tous les côtés. Ainsi, l’interprétation individualiste des droits humains échoue à garantir l’inviolabilité de la dignité humaine.

Qui plus est, dans nos social-démocraties occidentales, interpréter ce que représente vivre, être en bonne santé, s’alimenter ou se loger est une décision de l’ordre de la sphère privée. Une sphère qui, reconnaissons-le, est influencée et soumise à notre mode de vie moderne de consommation, de production, de progrès, de quête de richesses et d’accumulation de biens matériels éphémères. Un mode de vie qui semble ne reconnaître aucune limite et débouche sur des conditions écologiques et sociales délétères, de sorte que la dignité d’une grande partie de la population mondiale est délaissée. Que faire lorsqu’une interprétation collective des droits humains et des libertés, ou leur délimitation à un impératif écologique englobant, sont des options trop souvent appréhendées comme liberticides ?

Ma liberté peut-elle commencer avec celle d’autrui ?

En effet, l’autolimitation, devenue indispensable, que suppose l’écologie politique est encore perçue comme inégalitaire, antisociale et potentiellement autoritaire. L’enjeu est donc de concevoir une manière de garantir le respect de la dignité humaine — le respect de la personne — face à la double menace que représentent d’une part la détérioration des conditions écologiques et, d’autre part, les politiques restreignant (même indirectement) les libertés fondamentales. Celles-ci font d’ailleurs le plus souvent porter le poids d’une “transition énergétique” technocratique aux plus défavorisés (à l’image de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques introduit par le gouvernement d’Édouard Philippe en France et qui a déclenché la “crise” des gilets jaunes), raison pour laquelle il ne faut pas désencastrer la question sociale de la question écologique.

Ces enjeux appellent une reconsidération des notions de droits fondamentaux et de libertés individuelles afin que celles-ci embrassent une dimension plus collective et inclusive, de surcroît dans une temporalité adaptée aux effets à long terme des dégradations environnementales. Vaste programme ? C’est pourtant ce à quoi s’attelle ardemment le champ du droit de l’environnement, où il est notamment question de reconnaître la qualité de sujet de droit à la nature et d’intégrer le non-humain au domaine juridique : bien-être et droits des animaux, introduction des notions de “préjudice écologique” et d’”écocide”, statut de personnalité juridique pour certaines entités naturelles, ou encore l’élaboration des Déclaration des droits de la Terre-Mère et Déclaration universelle des droits de l’humanité.

Toute la question est de savoir si nous pourrions continuer à y parvenir ensemble, volontairement et politiquement, ou si la nécessité nous imposera un gouvernement autoritaire ; une “tyrannie écologique”.

L’étranger, le réfugié, l’autre

Des dealers vendent de la drogue à proximité des préaux des écoles lausannoises, des élèves sont dispensés de serrer la main de leur enseignante dans le canton de Bâle-Campagne, des femmes sont victimes d’agressions sexuelles durant la soirée du Nouvel An à Cologne, des quartiers entiers de villes en Europe sont devenus des zones de non-droit. Ces récents faits divers ont mis l’opinion publique en émoi et l’emballement médiatique qu’ils ont suscité nous rappellent que nos sociétés vivent actuellement une période de grave crise identitaire et morale.

Le coupable idéal

Partout le même coupable est pointé du doigt – l’étranger, le réfugié, l’autre. Ces noms ne sont même plus employés au pluriel tant certains partis au pouvoir, médias et individus amalgament quotidiennement les origines, le vécu et les raisons qui poussent ces populations à fuir leur pays à la recherche d’un avenir meilleur. L’autre, c’est celui qui profite des prestations sociales offertes par son pays hôte. L’autre, c’est celui qui envahit son pays d’accueil pour y réunir sa famille – trop – nombreuse. L’autre, c’est celui qui vole le travail des natifs déjà exposés à un chômage de masse. L’autre, c’est celui qui impose ses us et coutumes, ses traditions et sa religion.

Peu importe si la récente recrudescence de réfugiés en Europe a un lien direct avec l’éclatement de conflits internationaux ou que le continent compte moins de 7% de ressortissants étrangers sur son territoire, ces préjugés sont tenaces et gagnent en notoriété auprès d’une population qui voit en l’autre le coupable idéal, la victime expiatoire.

Le repli identitaire

Prenant pour cible les réfugiés qui affluent sur leurs territoires, des mouvements populistes fleurissent un peu partout en Europe. Hongrois, allemands ou italiens, ces mouvements font de la lutte contre l’immigration leur fonds de commerce et exploitent sciemment le sentiment d’impuissance ressenti par la population face aux grands défis qui l’accablent. Le repli national a ainsi pris l’ascendant sur l’ouverture promue par plusieurs pays européens au début de la crise migratoire, accentuant par la même occasion le climat de méfiance et d’hostilité à l’égard de l’autre. De nouveaux discours identitaires surgissent, cristallisant le débat public autour d’identités nationales mystifiées et de valeurs occidentales présumées, dont l’intolérance, l’exclusion, le repli sur soi et la non-assistance semblent être, selon ses défenseurs, des principes fondamentaux.

Longue tradition d’accueil

Pourtant, ces mêmes personnes préfèrent oublier que l’Europe tout comme la Suisse se sont construites grâce aux vagues successives de migrants qui sont venus trouver refuge sur leurs territoires. Que cela soit les Européens eux-mêmes après la Seconde Guerre mondiale, les Sud-américains et les boat-people dans les années 1970, ou encore les populations des Balkans lors des guerres de Yougoslavie, l’Europe a accueilli et protégé des millions de ressortissants étrangers. En Suisse, le brassage culturel est tout aussi important. En effet, ce ne sont pas moins de 2 millions d’étrangers qui sont installés en Suisse, représentant près d’un quart de sa population. Bien que plus de 80% d’entre eux proviennent de pays européens, la Suisse accueille également d’importantes populations issues des pays d’ex-Yougoslavie, d’Asie et d’Afrique. Ces différentes nationalités constituent indéniablement la richesse culturelle de notre pays qui compte plus de dix communautés religieuses, qui parle couramment près de quinze langues et qui accueille plus de 190 nationalités différentes sur son territoire. Le flux migratoire a également contribué à notre économie en permettant de satisfaire la demande de main-d’œuvre qualifiée et en réduisant le chômage, participant ainsi à la hausse du PIB annuel depuis 2002. Malgré les clichés, l’expérience de la migration en Suisse est donc quotidienne, constante et bénéfique.

La cohabitation des différentes communautés n’en demeure pas moins compliquée et les défis sont nombreux. Une récente enquête de l’Office fédéral de la statistique relève ainsi qu’un tiers des sondés se sentent dérangés par la présence de personnes perçues comme différentes, alors que 27% d’entre eux se considèrent comme victimes de discrimination ou de violence. Dans un tel contexte, comment favoriser l’intégration des réfugiés dans un pays reconnu comme très conservateur par ces derniers et dont la difficulté à comprendre les règles implicites complique leur vie au quotidien ?

Réponses locales à l’intégration

Face à l’incapacité des gouvernements à s’accorder sur l’instauration de mesures communes et audacieuses, des citoyens s’engagent localement pour accueillir ces populations d’exilés sur notre territoire et leur permettre un nouveau départ. Les cantons du Valais et des Grisons proposent par exemple des projets alliant cours de langue intensifs, formations professionnelles et accompagnement individuel. L’association Alma à Lausanne utilise le kick-boxing comme espace d’expression et de rencontre pour soutenir les jeunes migrants dans leur quotidien. Le projet théâtral Babel 2.0 a permis à des réfugiés de monter un spectacle à Genève afin de questionner le grand public sur leur condition de vie. Le projet 1 set de + à table du Service social international permet à des requérants mineurs et des jeunes adultes du foyer de l’Etoile à Genève de tisser des liens avec des familles suisses. Le projet IRIS de la Fondation Act On Your Future, quant à lui, a offert une formation de base en audiovisuel à des jeunes adultes réfugiés pour leur permettre de réaliser des courts-métrages sur leur parcours d’intégration qui ont été présentés cette année au FIFDH à Genève.

Professionnelles, sportives ou culturelles, nombreuses sont les initiatives qui cherchent à donner une place aux réfugiés dans notre société. Des acteurs cantonaux, institutionnels et associatifs mais aussi de simples citoyens répondent ainsi à leur manière au défi migratoire, préférant s’opposer au discours anxiogène, à la menace sécuritaire et au repli identitaire.

Alors que l’Aquarius attend toujours de trouver un pavillon pour continuer sa mission humanitaire, des dizaines de milliers de citoyens ont envahi les rues de Berlin pour manifester contre le racisme et l’extrême-droite. Comme une réponse face à l’inaction des gouvernements, pour contrer l’onde de choc populiste qui déstabilise nos démocraties. Car dans cette crise migratoire se joue le fondement même des valeurs sur lesquelles reposent nos sociétés : la tolérance, le pluralisme, la solidarité, la dignité humaine et l’assistance à autrui.

Au final, ne sommes-nous pas tous « l’autre » de quelqu’un ?

La mort programmée des partis politiques traditionnels?

Les partis politiques ont depuis toujours eu une place prépondérante dans la gestion des affaires publiques. Lieu de rassemblement de citoyens mus par des principes, valeurs et vision du monde communs, cette organisation est un des éléments fondamentaux de notre système démocratique pluraliste. Participant à la construction de notre identité morale et politique, le parti remplit deux fonctions principales : celle de représentant du peuple auprès du gouvernement, et celle de la conquête et de l’exercice du pouvoir. En Europe, ce dernier est partagé depuis plusieurs dizaines d’années en alternance entre des forces sociales-démocrates et libérales-conservateurs. Or, l’émergence de nouveaux partis contestataires lors des dernières échéances électorales a fragilisé leur mainmise sur l’échiquier politique. Cette tendance qui se généralise à travers toute l’Europe confirme ainsi l’avènement d’un phénomène marquant : la caducité des partis politiques traditionnels.

Les nouveaux partis contestataires

L’exemple le plus récent demeure le succès fulgurant d’En Marche ! (devenu La République En Marche !) lancé par Emmanuel Macron qui le vit prendre les rênes de l’Etat français 13 mois seulement après avoir créé son mouvement. S’opposant au clivage traditionnel gauche-droite, la REM prône une posture progressiste pro-européenne conciliant mondialisation et modernisation de la vie politique française. Tirant profit d’un fort capital sympathie grâce à son utilisation intensive des réseaux sociaux et au jeune âge de son fringant dirigeant, la REM a su fédérer un électorat jeune, mobile et avide d’un renouvellement de la classe politique.

Ce succès n’est pas un cas isolé. Podemos en Espagne, le Mouvement 5 étoiles en Italie, Syriza en Grèce ou encore le Parti pirate en Islande sont parvenus, avec plus ou moins de réussite, à s’imposer comme acteurs majeurs de la vie politique de leur pays. Se nourrissant de la colère des populations, ces nouveaux venus ont pour points communs d’être principalement issus de la société civile, d’avoir peu d’expérience en politique et de revendiquer une reconfiguration du système actuel. Face à une caste politique qui soutient peu ou prou un même programme, ces mouvements ont su également répondre aux nouvelles formes d’engagement citoyen qui se développent en dehors des partis traditionnels, tels que Nuit debout en France ou le mouvement des Indignés en Espagne.

Les raisons du déclin 

Trois raisons sont à l’origine de ce phénomène. Un problème de confiance tout d’abord. Embourbés dans des affaires de corruption en tout genre et défendant leurs intérêts personnels au détriment du bien commun, les partis traditionnels sont discrédités. Leurs représentants sont repliés sur eux-mêmes et déconnectés des préoccupations du citoyen qui ne se reconnaît plus dans leurs actions et dans les valeurs qu’ils défendent.

Un problème de communication ensuite. L’apparition d’Internet et des nouvelles technologies a bouleversé les moyens de communication traditionnels qui liaient auparavant les partis à leur base électorale. La prépondérance des réseaux sociaux et la spontanéité de l’information ont drastiquement changé toute stratégie de communication, forçant les représentants à utiliser de nouveaux outils et à modifier leur langage pour rendre accessible au plus grand nombre leur message.

Un problème d’innovation finalement. Basés sur un modèle social dépassé et une structure organisationnelle sclérosée, les partis traditionnels n’arrivent plus à mobiliser leurs électeurs aux aspirations multiples. Ils sont incapables de proposer des solutions innovantes aux défis majeurs de notre temps – économiques, sociaux, environnementaux et technologiques –, craignant entre autres de perdre leur assise politique. L’instauration de modèles économiques conciliant rendement financier avec impact social et environnemental pour contrer la dégradation des ressources naturelles, l’intégration des réfugiés dans le tissu socio-économique local pour répondre à la crise migratoire européenne, ou encore la création de nouveaux emplois et l’apprentissage de nouvelles compétences pour mitiger les effets de la robotisation croissante, tels sont des exemples d’initiatives qui pourraient répondre aux nombreux enjeux de notre époque.

Bien que l’apparition de partis « antisystèmes » ne va pas jusqu’à remettre en cause l’existence même des régimes représentatifs actuels, cette tendance est amenée à se renforcer. Ainsi, ce n’est qu’en réformant leurs manières de faire, de dire et de penser la politique que les partis traditionnels pourront endiguer leur déclin et rassembler à nouveau la population autour d’un projet commun porteur d’espoir.

Le défi de l’abstentionnisme

Avec les nombreuses échéances électorales qui marquent le paysage politique en ce début d’année 2017, un mot occupe les devants de la scène médiatique : l’abstentionnisme. Tantôt décrié comme le mal de nos démocraties contemporaines, tantôt érigé en acte politique, l’abstentionnisme est un défi auquel sont confrontés bon nombre de pays occidentaux. A chaque nouvelle élection, son niveau est fébrilement scruté et analysé par de nombreux commentateurs de la scène politique. Baromètre de l’opinion publique, ce dernier atteste du degré d’adhésion de la population aux représentants politiques et à leurs actions. Le vote tient ainsi une place centrale dans notre système politique. Il permet à l’individu, à travers son bulletin, d’exprimer sa citoyenneté et de participer au bon fonctionnement de la collectivité.

Le malaise démocratique

La récente montée du populisme et les dérives autoritaires qui sévissent en Europe et ailleurs nous obligent à questionner notre modèle électoral. Force est de constater que l’abstentionnisme est symptomatique d’un certain malaise de nos démocraties occidentales qui n’arrivent plus à rassembler le peuple autour de ses représentants, de ses projets et de ses valeurs. Doit-on comprendre cet acte comme un désintérêt du citoyen pour la chose publique, comme une défiance à l’égard des institutions politiques, ou comme la volonté de voir le retour d’un état fort dirigé par un leader charismatique ?

Le projet démocratique est indéniablement en crise. Une crise de confiance tout d’abord des citoyens à l’égard des représentants politiques qui ne tiennent pas leurs engagements électoraux et qui semblent privilégier leur intérêt personnel au détriment de l’intérêt général. Une crise de la représentativité ensuite d’une élite politique de plus en plus éloignée des préoccupations du peuple et qui voit le poids croissant de lobbies privés influencer l’agenda politique. Une crise structurelle aussi d’un système politique basé sur un clivage gauche-droite dépassé qui ne répond plus aux enjeux de notre époque. Une crise idéologique finalement du citoyen devenu électeur-consommateur qui privilégie son intérêt individuel au détriment du bien commun et qui ne se sent plus porté par les idées véhiculées par les partis.

Généralisation et progression de l’abstention 

Dans un tel contexte, l’abstention se généralise. En Suisse, le taux de participation aux élections fédérales se situe entre 42% et 48%, avec une forte disparité en fonction des objets soumis au vote. La participation y est bien inférieure à celle des autres démocraties européennes qui attirent en moyenne 66% de citoyens vers les urnes lors de leurs élections législatives. En outre, la progression du taux d’abstention dans les démocraties occidentales inquiète. En effet, ces dernières enregistrent une baisse d’environ 5.5% de la participation électorale entre 1945 et 1999, la Suisse enregistrant même une chute de 34.7% sur cette même période, alors que des facteurs tels que la hausse du niveau d’instruction ou la croissance de la classe moyenne ne parviennent pas à stopper cette évolution.

Ce constat concerne avant tout les jeunes générations qui sont les premières à bouder les urnes. Avec un taux moyen de 32% lors des élections au Conseil national de 2015, la participation des jeunes aux scrutins électoraux est inférieure à celle des autres catégories d’âge. Bien que les raisons poussant les jeunes en Suisse à s’abstenir soient diverses, certaines d’entre elles méritent une attention particulière. Nous pouvons ici citer la fatigue électorale du peuple qui est appelé aux urnes tous les trois ou quatre mois sur des sujets très variés, la difficulté à comprendre les objets soumis au vote, ou encore un sentiment d’impuissance face aux nombreux défis de notre époque.

Nouvelles formes d’engagement politique 

L’abstention peut également revêtir un sens tout autre pour certains citoyens qui en font usage. Le nombre croissant d’individus de toute obédience politique appelant à s’abstenir lors des prochaines élections présidentielles en France pour exprimer leur mécontentement à l’égard des classes politiques en est un parfait exemple. Cependant, la conséquence d’une telle abstention pourrait favoriser l’élection du candidat populiste dont l’électorat se mobilise plus facilement. Sachant cela, comment alors justifier l’abstention ? Il n’en demeure pas moins que cet acte, tout comme le vote, devient ici l’expression d’un droit qui devrait être reconnu comme tel par notre système politique : un acte libre entrepris par des citoyens responsables et non comme le signe d’un quelconque déficit démocratique.

Ainsi, le vote à lui seul ne peut plus contenir toutes les formes d’engagement politique qui se sont multipliées ces dernières années, comme l’attestent les associations soutenant des causes humanitaires ou environnementales qui voient augmenter leur nombre d’adhérents. Ces nouvelles actions collectives témoignent de l’avènement d’un nouveau type de citoyenneté, questionnant nos conceptions du vivre ensemble et du bien commun au fondement même de nos démocraties participatives. Que cela soit au travers de ces initiatives ou de l’utilisation de l’abstention pour exprimer un mécontentement, notre système démocratique se doit donc de redéfinir les modalités de participation politique pour permettre à ses institutions de se rapprocher des citoyens et de les rassembler à nouveau autour des idéaux qui l’animent.