Leçon de vie n°8 : la famille de l’aviron dépasse les frontières

Cet article s’accompagne d’un podcast de 15min, récit de vie d’une rameuse globetrotteuse, à écouter en suivant ce lien !

Je peux me trouver à l’autre bout du monde, si je vois passer un bateau d’aviron, je me sens automatiquement à la maison.

Et je ne suis pas la seule. C’est le cas pour la plupart des rameurs. Pour nous, l’aviron est comme une grande famille, avec des cousins plus ou moins éloignés, disséminés aux quatre coins du globe.

Il y a cette idée qu’on peut à chaque instant pousser la porte d’un club d’aviron et y trouver « a home away from home ». Dans mon club d’aviron lausannois, nous avons accueilli des athlètes du monde entier. J’ai ramé aux côtés d’un Portugais, de quelques Canadiens, d’une Australienne (future championne olympique), de deux Angolais, d’Américains et d’une bonne poignée de Suisses allemands et de Français.

Mais qu’est-ce qui explique cette si romantique impression d’être connecté aux rameurs du monde entier ? J’y vois en tout cas 3 raisons :

La première est très pratique : l’aviron est un sport de niche, peu de personnes le pratiquent et entre les compétitions, les Erasmus, les réseaux sociaux, on finit toujours par « connaître quelqu’un qui connait quelqu’un ».

La deuxième raison tient de l’ambiance unique qui règne dans un club d’aviron. C’est comme l’odeur d’un plat familier qui nous ramène directement dans la maison de notre enfance. Mais là, on parle du bruit des rames que l’on pose sur le ponton, des bateaux rangés dans les hangars comme des chevaux dans une écurie, de l’odeur d’essence des bateaux à moteur…

Et finalement, il y a l’expérience partagée. Savoir que la personne en face connait le même genre de sensations, que cela soit l’adrénaline d’une course ou la sérénité d’un lac plat au lever du soleil.

Mais au-delà de l’impression, est-ce que tout cela se vérifie ? Est-ce que les rameurs sont pareil partout ? Est-ce que l’on est vraiment accueillie comme de la famille quand on débarque dans un club étranger ?

Pour répondre à ces questions : une histoire de vie. Pas la mienne, mais celle de mon ancienne co-équipière Jillian, rameuse entre la Suisse, les USA et la Hollande.

Je l’ai invité à raconter son expérience dans ce podcast de 15min: ” récit de vie d’une rameuse globetrotteuse” (https://soundcloud.com/juliette-jeannet/recit-de-vie-dune-rameuse-globetrotteuse/s-YminxyBlxxw)

Bonne écoute!

Vous aimez les podcasts ? Jillian a le sien sur la culture hollandaise et la nutrition : “A Dutch guide to healthy living” (https://thedutch.guide/)

Leçon de vie numéro 7 : Le sport nous rend fort… dans la tête

Au milieu de cette crise qui nous assigne encore, pour la plupart, à rester à la maison, la question du sport a fait couler beaucoup d’encre virtuelle. Si le grand sujet des premières semaines était l’annulation de grands rendez-vous (RIP Tokyo 2020), il a maintenant été remplacé par les vidéos « 30 minutes workout », les articles « 10 sports sans dangers à faire en solitaire » et les post Instagram #stayhomestayfit.

 

Il peut paraître indécent de travailler son « summer body » pendant que des gens tombent malades et que des professions entières montent au front.

Mais, dans mon expérience d’athlète, j’ai observé que le sport – qu’on parle de championnats du monde ou de vidéo « pour un ventre plat » – dépasse le futile ou le superficiel. Il nous rend résilient et apporte des pistes pour vivre et dépasser cette crise plus sereinement.

Le sport inculque une certaine routine, élément clef pour ne pas vivre trop mal son isolement. Mais surtout, il nous rend plus fort. Et ça, c’est valable en tout temps. Pendant et après le confinement. A long terme

 

C’est l’occasion par exemple de se maintenir en bonne santé. Paradoxalement. On connait les dégâts de la sédentarité et nous sommes en plein dedans (l’autre jour, la montre connectée de ma colocataire indiquait littéralement 35 pas de la journée). Mais il n’y a pas que la santé physique. Le sport est également un anti déprime reconnu.

Faire du sport renforce aussi la confiance. A titre personnel, l’aviron de compétition m’a beaucoup apporté à ce niveau. Quand votre bateau glisse à toute vitesse à la force de vos jambes, vous avez le sentiment de faire avancer pas mal d’autres choses dans votre vie. C’est assez primaire, d’accord. Mais pour moi qui suis petite et qui parait (beaucoup) plus jeune que mon âge, c’est un bon rempart contre ceux qui ne me prennent pas au sérieux. Vous ne me verrez pas faire des pompes devant mon interlocuteur ou me frapper le torse comme un gorille. Heureusement. Mais je me sens forte physiquement et je vais là où je veux.

La frustration également est monnaie courante dans le sport. Il m’est arrivé plus d’une fois d’être renvoyée à la maison après une sélection ratée. Le sentiment n’est pas particulièrement plaisant. Assis sur son canapé, sans perspective, sans motivation, on contemple sa propre immobilité dans le blanc des yeux. La seule solution est alors de remonter sur le vélo (au propre et au figuré). Se remettre en mouvement physiquement pour avancer dans sa tête et laisser, coup de pédale après coup de pédale, la phase de frustration derrière soi.

Pas de sport de compétition sans sa petite dose de stress, qu’il faut savoir gérer. Avant une course, il y a l’anxiété d’avoir mal ou d’être déçu qui s’installe dans le creux de l’estomac. Et là, le remède se trouve dans les petits rituels qui accompagnent le sport : Les cheveux attachés bien serrés, le choix du t-shirt confortable, le snack préféré glissé dans la poche, la musique motivante dans les oreilles (« The final countdooooooooooown »). A quoi sert tout ça ? Ces petits gestes anodins du quotidien apportent du réconfort par leur simplicité, par leur prévisibilité. Finalement, quand on se concentre sur ce que l’on peut maitriser dans le présent, le moment redouté se révèle toujours plus doux qu’anticipé.

Finalement, le sport permet une certaine maîtrise. On en revient à l’exemple du début : lorsque, sur l’eau, on a la capacité de faire avancer un bateau à la force de ses jambes, on se rend compte qu’on a la capacité de faire bouger les choses. Evidemment, je ne prétends pas que l’on puisse résoudre les problèmes du monde en brassant de l’eau avec une rame. Mais cet « empowerment » (à défaut de bonne traduction) de l’effort physique dépasse le domaine du sport. Atteindre de petits objectifs grâce à son corps nous montre que l’on est capable de beaucoup lorsqu’on le décide.

 

Avec tous ces exemples de compétition, je peux paraître élitiste. Mais si j’étais auparavant persuadée que cette force émanait de la performance, cette confiance des médailles, j’ai découvert en passant à un régime amateur que c’est loin d’être le cas.

Ce n’est pas par ce que je gagne des courses ou que je rame vite que je me sens forte. C’est par ce que je me bouge, tout simplement. Avant j’étais contente de mes 2heures de musculation, aujourd’hui je suis fière quand je fais un footing de 20min après une grosse journée.  Tous ces bienfaits du sport, ils sont toujours présents dans le sport du quotidien. Parce que l’important ce n’est pas d’être le plus rapide, la plus forte. C’est d’être capable de quelque chose. N’importe quoi. De pouvoir se dire : « faire 3 pompes / courir un marathon / m’accorder 15 minutes de stretching : j’y arrive ! ».

 

Le lien avec la situation actuelle n’est pas forcément évident. Pourtant, tout le monde a besoin d’évacuer le stress qui nous habite dans cette situation instable. Nous avons plus que jamais besoin de force mentale, pour rester à la maison ou pour en sortir. Beaucoup d’entre nous se sentent vulnérables, inutiles. On en vient à perdre confiance. A force de tourner en rond à la maison, les jours s’enchaînant, on finit dans l’apathie, l’impuissance.

Alors évidemment, ce n’est pas en développant des biceps que l’on va battre un virus.

Mais aussi bête que cela puisse paraître, faire des pompes peut nous rendre puissant face à la peur. Se lancer dans un « 30 jours de Yoga challenge » peut donner une bonne raison de se lever le matin. L’objectif d’améliorer son temps à la course à pied installe la perspective d’une petite victoire. Et développer un talent pour la corde à sauter, la zumba ou le tai chi a toutes les chances de casser la routine.

Donc poussons les meubles du salon, déroulons le tapis de sol et affrontons cette période d’incertitude parés de nos plus belles cuissettes.

 

Cet article fait partie de la série : Les leçons de vie que m’a apporté l’aviron. Si vous voulez commencer par le début de la série, RDV sur le premier article : https://blogs.letemps.ch/juliette-jeannet/2019/01/10/laviron-mon-ecole-de-vie/

Aviron, leçon de vie n°6 : être sportif d’élite ne demande pas de sacrifice.

// Pour enrichir le sujet, Podcast à écouter après la lecture : mon interview de Frédérique Rol, rameuse d’élite : https://soundcloud.com/juliette-jeannet/aviron-delite-et-sacrifies/s-5pAo4//

Je suis une grande spécialiste du FOMO. Fear Of Missing Out en bon français. Cette idée que quoique l’on fasse, il y a quelque chose de plus intéressant que l’on est en train de louper.

Entre mes 17 et 19 ans, j’ai participé à trois championnats du monde et ai atteint la septième place des moins de 23 ans. Beaucoup d’entraînements, donc, et un terrain spécialement fertile pour le FOMO, surtout en tant qu’adolescent/jeune adulte : je pourrais être en train de me prendre mes premières cuites au lieu d’aller me coucher à 22 heures tapantes. Je pourrais profiter de grasses matinées au lieu d’être sur l’eau à l’aube. Je pourrais partir en road trip en Espagne au lieu de passer l’été en stage d’entraînement.

Ce sentiment – occasionnel – de frustration est alimenté par une incompréhension de l’entourage face à un mode de vie de sportif. Parce que, quand on est jeune, ce n’est pas ce qu’on est censé faire. On est censé « profiter », pas s’entraîner. L’image type de la jeunesse véhiculée par les séries ou les réseaux sociaux, c’est une jeunesse libre, insouciante et légère.

C’est alors toujours les mêmes remarques qui reviennent :  tu n’en as pas marre de faire tous ces sacrifices ? De sacrifier tes études, de sacrifier tes relations, de sacrifier ta famille ?

Cette idée de sacrifice, elle revient systématiquement.

Je me souviens un jour d’avoir dit à mon coach : « j’ai du plaisir cette saison, même si c’est quand-même difficile de sacrifier sa vie sociale. » Sa réponse : « C’est vrai, retrouver tous les jours quinze personnes de ton âge avec qui tu partages une passion, avec qui tu fais des projets, avec qui tu finis par passer le reste de ton temps libre, même en dehors du club… c’est vrai, on ne peut pas appeler ça une vie sociale !»

Parce que, quand on parle de sacrifices, il y a la dimension de ce que l’on « sacrifie », mais aussi de pour quoi on le « sacrifie ».

Dans mon cas, on ne parle pas de médailles (elles sont éphémères) ou de gloire (il n’y en a pas), mais d’un vrai mode de vie où les soirées de beuverie loupées (mais rattrapées sur le tard), les matinées glaciales sur l’eau ou les vacances à Sarnen (canton d’Obwald) deviennent finalement de formidables souvenirs de jeunesse de par l’indépendance acquise et l’intensité des moments partagés dans un club d’aviron.

Et il est même des jours – quelques années plus tard – où, morose à son bureau et réfléchissant aux tracas quotidiens, on se dit : « est-ce que le vrai sacrifice n’était pas de quitter les sensations de cette vie-là ? »

 

//Podcast pour enrichir le sujet : mon interview de Frédérique Rol, rameuse d’élite//

Il y a ceux qui ont goûté quelques années au sport d’élite, mais en arrêtant relativement tôt (à 19 ans en ce qui me concerne) et ceux qui continuent jusqu’à y consacrer une partie majeure de leur vie.

Parmi eux, mon ancienne co-équipière de club, Frédérique Rol, qui appartient à l’équipe nationale depuis 2011 et qui s’entraîne pour une qualification aux JO de Tokyo. Son quotidien : 6 jours par semaines au centre national, 30 heures d’entraînements hebdomadaires et une vie qui gravitent autour des jeux olympiques 2020.

Est-ce que toi, Fred, tu as l’impression de devoir faire des sacrifices ? Podcast à écouter sur : https://soundcloud.com/juliette-jeannet/aviron-delite-et-sacrifies/s-5pAo4

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Cet article fait partie de la série : Les leçons de vie que m’a apporté l’aviron. Si vous voulez commencer par le début de la série, RDV sur le premier article : https://blogs.letemps.ch/juliette-jeannet/2019/01/10/laviron-mon-ecole-de-vie/
Photo: ©Arnaud Bertsch

 

Aviron, leçon de vie n°5 : La tradition est changeante – fille dans un sport de mecs

« L’aviron, c’est un peu un sport de mec, non ? »

Il y a un mois, c’était la grève des femmes.

Et parmi les revendications : Arrêter d’enfermer les femmes (et les hommes !) dans des rôles prédéfinis. Mattéo fera du foot et Emma de la danse. Luca sera fort et rapide, Emilie gracieuse et svelte.

Le sport est peut-être le domaine où le discours « ça c’est pour les filles, ça c’est pour les garçons » est le plus flagrant. Les thématiques de genres – différences d’ordre biologique, prédispositions à la compétitivité, à la coopération, etc. – que l’on retrouve complexifiées dans le reste de la société y ressortent de manière plus « primaire », plus « animale ». *

Malheureusement, je n’ai ni l’expertise, ni les données pour vous sortir une analyse des rapports de genres dans la pratique sportive de l’aviron.

Par contre, en tant que fille dans un sport traditionnellement masculin, j’ai quelques histoires à raconter.

« Mais l’aviron, ça va te faire des gros bras, non ? »

La tradition, justement, elle m’a été racontée par mon grand-père, rameur olympique (1960 et 1964) pour la Tchécoslovaquie. Il a toujours été question de jeunes hommes universitaires, de gentlemen en vestons assortis, d’un esprit un peu mousquetaire (« un pour tous et tous pour un !»). L’image du long bateau en bois sur lequel huit mâles puissants galèrent à l’unisson sous les cris du barreur, grognent, suent, repoussent leurs limites pour passer les premiers la ligne d’arrivée.

Pas très féminin tout ça…

1960 Rome Olympics gold medal 4-man coxless gold medal crew–L-R: John Sayre, Rusty Wailes, Ted Nash, Dan Ayrault (Source: https://www.flickr.com/photos/thehappyrower)

Et pourtant, en Tchécoslovaquie déjà, mon arrière-grand-mère ramait en jupe. Quand mon grand-père a débarqué en Suisse en 1970, il s’est employé à développer, entre autre, l’aviron féminin qui était quasiment inexistant. En 1973, une course (de démonstration) a été autorisée pour la première fois aux championnats suisses et en 1974 ont été introduits les premiers championnats du monde féminins.

Bien-évidemment, les réticences étaient nombreuses.

« Ce n’est pas très esthétique, une fille sur un bateau ! »

« elles ne risquent pas de se faire mal ?! »

« bon, tant qu’on juge leur grâce et leur technique plutôt que leur force… ».

Mais les choses avaient déjà commencé à changer.

30 ans plus tard (seulement 30 ans !), j’ai commencé moi-même à ramer. Et très honnêtement, je me suis toujours sentie aussi légitime que n’importe qui sur un bateau. Ce que l’entraîneur attendait de nous et ce que l’on valorisait était pareil chez les filles et les garçons : pousser sur les jambes, s’entraîner dur, donner tout ce que l’on a. Plus question de privilégier la grâce à la vitesse. Cloques sur les mains, squatts pour faire gonfler les cuisses, longs entraînements ; les filles et les garçons à la même enseigne !

Mais c’est là que ça coince.

Parce que les diktats esthétiques, eux, n’ont pas reçu le mémo. Et il est difficile de ne pas entendre les voix – réelles ou dans sa tête, d’ailleurs – qui se permettent des petites remarques :

« Mieux vaut ne pas attirer l’attention sur tes mains en mettant des bagues, non ?! »

« Ce short avec ces cuisses, tu oublies »

« Met un top pour aller sur l’eau, sinon c’est marques de bronzage assuré !»

«Tu n’es pas gênée de te montrer toute rouge et transpirante ? ».

Petites remarques réservées aux filles, évidemment.

Au fond, les rameuses acceptent souvent, avec plus ou moins de complexes, ce que l’aviron implique sur le physique. Mais est-ce qu’il y en a que ça poussent à ne jamais commencer ? Ou est-ce qu’un sport aussi musculeux n’entre même pas en ligne de compte ?

Aujourd’hui, il y a toujours moins de filles que de garçons qui s’inscrivent à l’aviron chaque année.

Et demain, est-ce que l’aviron cessera d’être un sport de mec ? C’est déjà le cas aux Etats-Unis, où l’aviron féminin reçoit plus de financement des universités que l’aviron masculin. Aux jeux olympiques de 2020 à Tokyo, pour la première fois, il y aura autant de rameuses que de rameurs qui s’aligneront au départ, même si le nombre de compétitrices dans le monde n’égale pas encore le nombre de compétiteurs.

Comme les barrières psychologiques et les habitudes prennent forcément du temps à tomber la responsabilité des organismes sportifs entre en jeu : abattre les barrières structurelles et prêcher par l’exemple. Avec les médias, elles ont le pouvoir d’envoyer le bon message aux petites filles :

« Vous avez aussi votre place dans un club, sur un bateau, dans une salle de musculation, sur la première marche du podium ».

Et non, faire du sport ne vous ne rendra pas moins féminine.

Comme dans la société, il reste plusieurs combats à mener dans le monde de l’aviron et du sport en général (plus grande représentativité des femmes, revenus égaux, visibilité dans les médias, etc). Mais un bon bout de chemin a déjà été parcouru entre 1976 (première rameuse aux JO) et 2020 (parité homme-femme).

Les femmes ne sont plus jugées sur leur grâce, mais bien sur leur force, leur volonté, leur technique.

Comme la société, l’aviron évolue et il emporte certaines traditions dans son sillage.

 

*Sur le sujet, super intéressant:

Un Podcast “Pourquoi le sport reste encore un truc de mec”: https://www.binge.audio/pourquoi-le-sport-reste-encore-un-truc-de-mecs/)

Un article sur le soutien des athlètes femmes au moment de la maternité : https://www.nytimes.com/2019/05/22/opinion/allyson-felix-pregnancy-nike.html

Aviron, leçon de vie n°4 : voir sa vie comme un programme d’entraînement

La réponse à la question : « Combien d’entraînements par semaine ? » provoque bien souvent un haussement de sourcil étonné et une petite moue dubitative. « Comment tu fais tes calculs pour avoir un nombre d’entraînements plus grand que le nombre de jours ? ». Et bien tu joues au tetris et tu trouves la place de caser plusieurs entraînements dans la même journée.

C’est effectivement le lot des jeunes rameurs de haut niveau que de jongler entre vie « normale » et les nombreuses sorties sur l’eau, les joggings, les séances de musculation, d’ergomètre et les aller-retours avec le centre d’entraînement de l’équipe suisse (Sarnen, 3h30 de transport jusqu’à une campagne Obwaldienne à la Heidi). Cumulées, on se retrouve à près de 16 heures de sport par semaine, réparties sur 9 à 10 entraînements.

A l’époque où ce programme était mon programme, j’ai assez vite assimilé que pour ne pas sacrifier ce que j’avais en dehors de l’aviron, il me fallait miser à fond sur deux plans : Efficacité et organisation (trop de temps passé du côté suisse-allemand, ça laisse peut-être des traces). Même si la plupart de l’équipe avait la chance de bénéficier d’un programme sport-étude, les devoirs étaient souvent faits en 30 minutes au club d’aviron et les fêtes prévues bien à l’avance pour éviter les week-ends de régate. C’était une adolescence de sacs préparés en 30 secondes (entraînement du matin), de cheveux mouillés en cours (entraînement de midi) et de repas à 21h00 (entraînement du soir). Mais une adolescence heureuse.

Un jour, l’aviron cesse d’être une priorité et on débarque dans la « vie normale », voire dans la vie d’étudiant (encore plus brutal, le choc). La déformation « professionnelle » du sportif d’élite se fait bien sentir : on continue à organiser ses semaines à la minute près, à prévoir une activité pour chaque instant de libre, à équilibrer les moments intenses et les moments de repos, à travailler peu mais efficacement. Pour moi, le plus grand changement a consisté à sortir des cours et à être confrontée à des propositions spontanées du type : « et si on allait boire une bière ?! » sans l’avoir prévu à l’avance. Il m’a fallu un bon moment d’adaptation avant de répondre « Je n’ai rien de prévu, donc go ! ».

Cette habitude de l’organisation et de l’efficacité fait maintenant partie de ma personnalité. Elle a des inconvénients comme des avantages.

Les moins :

Le manque de spontanéité. L’exemple de la bière se décline dans de multiples cas de figure. Je m’étais d’ailleurs fait la fâcheuse réputation de l’amie qu’il faut réserver 1 mois à l’avance.
La peur du vide, aussi. Être organisée permet de remplir chaque instant et le jour où un rendez-vous tombe à l’eau, on est déstabilisé par le temps à disposition.
Les plus :
Les journées semblent avoir plus d’heures. Et avec plus d’heures à disposition, on peut, dans le désordre, garder contact avec ses amis de l’école secondaires, s’engager pour la protection des grenouilles ou encore découvrir le roller derby.
En plus de cela, en pensant sa semaine de façon globale, on peut tendre au bon équilibre : réserver des moments pour ses amis, d’autres pour son couple, prendre le temps de se poser ou encore se motiver à faire du sport. Bref, augmenter au maximum les moments qui rendent la vie belle et réduire ceux qui la plombent.
C’est ma conviction : la pensée « programme d’entraînement » me permet de mener une vie intense et bien remplie, d’être active et de réaliser mes projets et mes désirs. Mais je m’entraîne aussi à souffler, voire à m’ennuyer. Je sais désormais planifier…des moments de spontanéité pour pouvoir aller boire des bières à l’improviste. Contradictoire ? On ne se refait jamais complétement.
Cet article fait partie de la série : Les leçons de vie que m’a apporté l’aviron. Si vous voulez commencer par le début de la série, RDV sur le premier article : https://blogs.letemps.ch/juliette-jeannet/2019/01/10/laviron-mon-ecole-de-vie/
Photo: ©Arnaud Bertsch

Aviron, leçon de vie n°3 : Les amitiés nées dans la sueur vivent à jamais

Tout comme la famille, un club d’aviron t’apporte des amis que tu ne choisis pas. Et, tout comme la famille, ces amis restent pour la vie.

De mon expérience en tout cas, les relations tissées au sein du club d’aviron sont particulièrement solides. Même plusieurs années après avoir arrêté de ramer, je ne compte pas le nombre d’anciens co-équipiers qui se mettent en collocation, qui traversent des continents pour des retrouvailles, qui se rassemblent tous les vendredis pour Koh Lanta (pas de jugements) ou, même, qui se marient.

Mais qu’est-ce qui rend ces relations si fortes ? A mon avis, trois explications principales :

  • La première est tout simplement le temps passé ensemble. L’aviron est un sport qui exige beaucoup d’entraînements et après un certain nombre d’heures de cohabitation, on a, au fond, pas vraiment le choix de s’aimer ou pas. On finit par rire aux mêmes blagues que l’autre, à s’approprier ses habitudes bizarres et à s’intéresser à son quotidien le plus basique.
  • Un deuxième facteur est de voir son coéquipier dans tous ses états : transpirant et grognant sur la machine à ramer à côté de soi ; complétement nu dans la douche ; ronflant toute la nuit pendant un stage d’entraînement, etc. Quand on a plus rien à cacher, comment ne pas faire totalement confiance ?
  • Et finalement, troisième élément : l’intensité des moments partagés. L’euphorie de la ligne d’arrivée, la frustration de l’entraînement décevant, l’excitation de l’esprit d’équipe, l’inébranlable certitude que l’autre s’investit autant que soi… Quand on traverse ensemble tant d’émotions qui prennent aux tripes, une complicité solide est inévitable.

Naissent alors des amitiés non seulement pérennes, mais également de nature particulière. Les barrières tombent complétement et l’on se retrouve à passer tout son temps ensemble, à tutoyer les parents les uns des autres, à ne plus avoir aucune retenue. L’une des légendes urbaines qui circulait dans mon club en est un bon exemple : il était question d’un bateau de huit rameuses et une barreuse qui s’entraînaient pour les championnats américains et qui, au moment de la pause, se passaient une éponge pour pisser dessus, l’essorer dans l’eau, et la passer à la co-équipière de derrière. Est-ce que l’on peut imaginer plus grande intimité ? (Dans ce cas précis, est-ce que l’on veut imaginer plus grande intimité ?)

Qu’en est-il de « l’après aviron » ? Il est clair qu’au moment où l’on cesse de s’entraîner, certaines amitiés gardent leur intensité et d’autres se détendent inévitablement. Mais il reste toujours ce sentiment d’appartenir à une communauté (qui peut parfois faire une peu secte, vue de l’extérieur) où tout le monde se connaît et s’entraide à l’occasion (mobiliser ses amis rameurs pour un déménagement, par exemple, c’est pratique).

En tout cas, j’ai personnellement hérité de tout cela l’envie et le besoin de m’entourer d’une sorte de tribu. Pas forcément une tribu de sportifs, mais des personnes avec qui j’ai envie de passer beaucoup de temps et d’impliquer dans presque tous les aspects de ma vie, les meilleures comme les plus pénibles.

Car, à mon avis, une amitié inaltérable se reconnait à l’authenticité des moments partagés.

Aviron, leçon de vie n°2 : La résistance à l’effort n’est pas innée, elle s’apprend.

Photo ©Benjamin Maillefer

« Mais qu’est-ce que tu as fait à tes mains ? ». Le coussinet sous chaque doigt recouvert de cloques, la chaire à vif, les plaies infectées…  Les mains abîmées sont l’un des signes distinctifs du rameur. Mais les contraintes de l’aviron sur le corps ne s’arrêtent pas là. Je peux par exemple mentionner les redoutables entraînements de février, où malgré toutes les couches textiles, les pieds se transforment en glaçons. Ou la violence d’une course d’aviron de huit minutes (c’est long, huit minutes !) : les jambes brûlent, les avant-bras tétanisent et l’esprit se bat pour rester lucide. Ou encore les courbatures bien senties après une séance de machine à ramer qui t’empêchent de t’assoir.  Ces douleurs, loin de décourager les adeptes, sont plutôt des sources de fierté (je suis un Warrior !) et les signes tangibles que les limites personnelles ont été repoussées. Quel que soit l’optique dans laquelle on fait de l’aviron, on apprend à apprivoiser la douleur.

Mais au-delà du corps, l’aviron peut aussi provoquer un autre type de souffrance. Il y a par exemple la brûlure de la défaite, dans une course où l’on pensait gagner. La frustration de la blessure qui empêche de participer à une compétition ou une randonnée. L’incompréhension d’une décision de l’entraîneur perçue comme arbitraire. La déception de ne pas atteindre ses objectifs, que ce soit une qualification aux JO ou la régularité des entraînements.

Clairement, les lignes que vous venez de lire transpirent le masochisme. Alors comment en arrive-t-on non seulement à supporter cela, mais à se l’infliger volontairement ?

Pour ce qui est de l’effort physique, on se rend compte qu’il est souvent récompensé par la progression et ça, c’est gratifiant. A dire vrai, les longues séances de musculation en équipe, qui brûlent les cuisses et laissent des courbatures, on finit même par y prendre goût : est-ce qu’on ne se sent pas vivre plus intensément ? Est-ce que chaque douleur ne rapproche pas de l’objectif ?

Quant aux remises en question morales, il faut relativiser et accepter qu’elles sont indissociables d’une activité qui tient réellement à cœur. Mises sur la balance, les expériences inoubliables et les émotions intenses valent bien le risque de souffrir un peu au passage.

Et, à mon avis, c’est pareil dans la vraie vie: monter la boîte de ses rêves amène son lot de doutes et d’heures supplémentaires. Avoir des enfants implique un changement de vie radical et des heures de sommeil en moins (à ce qu’on m’a dit). Faire survivre des amitiés exige de la persévérance et de l’attention. Peut-être que, dans ces moments-là, garder en tête à la fois les moments difficiles déjà traversés ainsi que le but à long terme permet de serrer les dents et de rester serein.

Alors se faire souffrir un peu, complètement insensé? Si je parle de mon expérience, de moi enfant, j’étais plutôt une gamine flemmarde et un peu douillette, rechignant au moindre effort. Mais plusieurs années plus tard, dans les moments de difficulté, je me rappelle mes mains cloquées, mes pieds gelés, mes larmes de défaite. Et alors, même si je fais 1m60, je me mets en mode guerrière et j’ai l’impression de pouvoir enjamber n’importe quel obstacle.

Cet article fait partie de la série : Les leçons de vie que m’a apporté l’aviron. Si vous voulez commencer par le début de la série, RDV sur le premier article : https://blogs.letemps.ch/juliette-jeannet/2019/01/10/laviron-mon-ecole-de-vie/

 

Aviron, leçon de vie n°1 : La collaboration est nécessaire à la compétition

Qu’est-ce qui fait avancer un bateau d’aviron ? Cette question, je la pose souvent aux jeunes débutants qui arrivent pour la première fois au club, assis silencieusement dans la salle de musculation. Les premières réponses sont toujours les mêmes : la force du rameur et son mouvement. C’est juste. La puissance et la technique sont essentielles. Mais à cela s’ajoute un autre élément majeur à ne pas oublier pour un bateau d’équipe : l’ensemble entre les rameurs, qu’ils soient deux, quatre ou huit.

Et en effet, pour qu’un bateau ait ce qu’on appelle une bonne glisse, le coup de rame dans l’eau doit être effectué en parfaite simultanéité. Les rameurs doivent être synchros lors de la « prise d’eau », pousser sur leurs jambes au même moment et effectuer le « dégagé » comme une seule personne. En pratique, cela exige de nombreuses heures d’entraînements et une harmonie travaillée entre les coéquipiers. Aussi puissants que soient les membres de l’équipe individuellement, un bateau désuni n’ira pas très loin…

L’impératif de collaboration sur l’eau se traduit également sur terre, dans de multiples aspects de la vie d’une équipe d’aviron, quel que soit le niveau.

Par exemple, il existe dans mon club un groupe de jeunes compétiteurs, dont j’ai fait partie à une époque. Ils s’entraînent ensemble, tous les jours, été comme hiver, sous la pluie ou le soleil. Les jours de week-end, tôt le matin, on peut donc voir une vingtaine de jeunes qui ont renoncé à leur grasse matinée pour venir se presser devant les portes des hangars, attendant que l’entraîneur annonce la composition des équipages. Deux copains montent parfois sur le même bateau, parfois ils sont mis en concurrence, sur des bateaux différents. Sur l’eau, chacun de son côté donne le meilleur de lui-même et, revenu sur terre, tous reforment une seule et même grande équipe. Assis sur des tapis de gym, en train de faire leur stretching, ils parlent de l’entraînement, échangent conseils et encouragements. Cette coo-pétiton, comme on pourrait l’appeler, permet à tous de progresser ensemble au meilleur de leurs capacités.

De ma génération, nous étions une bonne quinzaine, filles et garçons, à se « tirer la bourre » tous les week-ends. Parmi nous, deux à ce jour (Go Frédérique, pour Tokyo!) ont représenté la Suisse aux Jeux Olympiques. Et même s’ils ont parcouru un long chemin depuis ces rendez-vous devant les hangars, le samedi matin à 8h00, nous avons tous le sentiment d’avoir participé, à notre manière, à leur réussite.

Entraînement en fin de journée ©Arnaud Bertsch

Et cette expérience, j’essaye de m’en souvenir dans la « vraie vie » : faut-il forcément se méfier de ses concurrents ? Se barricader et chercher à tout réaliser seul ? Ou vaut-il mieux miser sur l’échange de conseils, le partage d’informations et la mise en commun de ressources ? J’ai, quant à moi, plutôt envie de faire confiance et de réaliser des projets à plusieurs en regardant dans la même direction. Comme sur un bateau d’aviron, vous l’aurez remarqué…

Et oui, bien-sûr, chaque individu essaye de progresser (que ça soit dans son travail, dans ses relations sociales ou dans le développement de soi) et peut-être que certains seront plus rapides, plus efficaces. Mais participer à un effort de groupe, ensemble, qui dépasse le simple intérêt individuel, permet à chacun d’aller plus loin.

Un peu naïf ? Peut-être, mais à ce jour j’ai eu le bonheur d’appartenir à une multitude d’équipes – souvent fort peu sportives – et je me suis toujours sentie plus forte grâce à elles.

Cet article fait partie de la série : Les leçons de vie que m’a apporté l’aviron. Si vous voulez commencer par le début de la série, RDV sur le premier article : https://blogs.letemps.ch/juliette-jeannet/2019/01/10/laviron-mon-ecole-de-vie/

 

Entraînement hivernal de 2012 ©Arnaud Bertsch

L’aviron : mon école de vie

L’aviron, c’est quoi ? C’est : un bateau (fin pour les compétiteurs, large pour la pratique de loisir), des rames (une ou deux) et des rameurs (entre un et huit). Ce sport peut se pratiquer sur un lac, une rivière et même parfois sur la mer. Le rameur fait dos à l’avancée du bateau. Il voit donc le chemin parcouru et non celui qui reste. En compétition, l’aviron est l’un des sports les plus durs que l’on puisse imaginer – un peu comme le cyclisme.

En Suisse, on compte près de 80 clubs d’aviron. La majorité des rameurs pratiquent l’aviron comme un loisir, mais il existe tout de même une bonne proportion de compétiteurs qui s’affrontent durant toute l’année sur divers lacs et rivières. L’équipe nationale est très loin d’avoir la visibilité, la reconnaissance ou le salaire des joueurs de hockey ou autres footballeurs, mais elle se défend à un très bon niveau international.

Mais surtout, l’aviron est une école de vie. Ou en tout cas, ça l’a été pour moi et pour beaucoup de ceux qui rament autour de moi.

A douze ans, je pousse pour la première fois la porte d’un club, celui du Lausanne-Sports Aviron.  Ce n’est pas un hasard : mon grand-père, ancien rameur olympique, était dans le coup. A cette époque, je suis très peu sportive, du type à préférer discuter sur le banc de touche plutôt que de verser une seule goutte de sueur. A ma grande surprise, et celle de mon entourage, je croche. Il faut dire que je m’intègre au club à une grande équipe de potes (dont, avouons-le, beaucoup de garçons, argument décisif pour une ado). Je prends goût à cet esprit d’équipe et passe alors de deux, à cinq, puis neuf entraînements par semaine, jusqu’à entrer, quelques années plus tard, dans l’équipe nationale. En skiff, bateau individuel, j’enchaîne trois années aux championnats du monde. Je monte dix ans de suite sur le podium des championnats suisses, autant en bateau d’équipe qu’individuel. Puis, en 2013, je décide de quitter la compétition internationale, déterminée mais déchirée. Mon histoire avec l’aviron ne s’arrête pourtant pas là et je prends successivement le rôle d’entraîneur des jeunes, d’organisatrice d’équipe, d’accompagnatrice pour divers groupes d’adultes. Le club est toujours ma deuxième maison.

Qu’ai-je tiré, de ces nombreuses heures dans un club d’aviron ? Pas un corps de bodybuildeuse, ni de titre olympique, mais des enseignements précieux, parfois étonnants, qui me suivent dans la «vraie vie»:

  • La collaboration est nécessaire à la compétition.
  • Le goût de l’effort n’est pas inné, il s’apprend.
  • L’organisation augmente le nombre d’heures que compte une journée.
  • Faire du sport booste la confiance en soi.
  • Les amitiés créées dans l’effort sont les plus fortes.

Et bien d’autres encore…

Durant ces prochains mois, je vous propose de découvrir les leçons de vie que l’aviron m’a apporté. Vous embarquez ?