(R)évolution dans le monde des commentaires sur Internet

Depuis plusieurs années, la pratique devient incontournable : les organes de presse publiant leurs titres en ligne donnent presque tous la possibilité à leurs utilisateurs de commenter les articles parus, soit directement sur leur site, soit sur leurs pages de réseaux sociaux sur lesquels les articles sont partagés. Certains encouragent même fortement les lecteurs à le faire.

Si elle augmente le trafic sur leurs pages et partant les revenus publicitaires, l’interactivité immédiate avec le lectorat a aussi généré certaines dérives, notamment la publication de commentaires racistes, insultants, obscènes ou violents. Plusieurs stratégies se sont mises en place pour tenter d’endiguer ce phénomène. Certains médias ont choisi d’interdire l’usage de pseudonymes par les utilisateurs qui souhaiteraient publier des commentaires, constatant que nombre d’entre eux n’osaient publier du contenu insultant que sous couvert de l’anonymat. D’autres acteurs ont choisi de contrôler toutes les contributions faites par leurs visiteurs, soit avant, soit après publication, filtrant toutes celles ce qui ne devrait pas figurer sur leur site.

Les limites de l’autorégulation

Si le « screening » systématique des commentaires est l’approche la plus efficace, elle implique des ressources importantes et limite les interactions entre utilisateurs qui risquent de peu apprécier cette forme de censure. Dès lors, la solution pragmatique et la plus courante est celle du retrait « réactif », soit suite à un pointage ponctuel de l’éditeur, soit sur dénonciation d’autres utilisateurs : le journal ne contrôle pas systématiquement tout commentaire publié sur son site mais donne la possibilité aux internautes de dénoncer des commentaires insultants, et peut ainsi choisir de les retirer.

Ce modèle, basé sur les mécanismes de Facebook et des autres médias sociaux, permet une forme d’autorégulation de la communauté de lecteurs mais ne va pas sans certaines soulever certaines critiques. Ce système nécessite également des ressources pour vérifier les « dénonciations » reçues, ainsi que la mise en place d’une pratique et de lignes directrices cohérentes et adaptées au média concerné.

Ces pratiques, désormais connues et plutôt bien implantées, pourraient être cependant remises en cause par certains événements récents.

Le choix radical du Bild

La première secousse est venue d’un jugement de la Cour européenne des droits de l’Homme, publié en juin de cette année, qui pose la question de savoir si retirer des commentaires problématiques sur dénonciation des autres utilisateurs est une pratique suffisante. En effet, dans cette affaire, l’entreprise estonienne Delfi AS, exploitant la première plateforme d’information du pays, a vu sa responsabilité engagée, faute d’avoir supprimé suffisamment rapidement des commentaires contenant des insultes, menaces de mort et appels à la violence du fait de certains de ses utilisateurs. En l’occurrence, les commentaires concernés n’avaient été supprimés que sur dénonciation, et après quatre semaines. Dans sa décision, la Cour a souhaité mettre l’accent sur le fait que Delfi avait incité ses visiteurs à commenter les articles publiés et que la société était dès lors tenue de prendre des mesures plus efficaces pour empêcher que de tels commentaires restent accessibles aussi longtemps. Les mesures concrètes n’ayant pas été précisées dans l’arrêt la Cour a laissé planer un certain doute sur la nécessité pour les médias en ligne d’adapter ou non leurs mécanismes de surveillance.

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Plus récemment, c’est une nouvelle pratique qui a fait couler de l’encre: le rédacteur en chef du journal allemand le Bild, révolté par le nombre de commentaires racistes publiés sur la page Facebook du journal suite aux articles relatifs à l’accueil des réfugiés en Allemagne, a choisi de publier sur une double page les noms et les photos de profils, non-floutées, des auteurs de ces commentaires. Non content de dénoncer le contenu de ces commentaires, le Bild a même invité le procureur à agir contre leurs auteurs. Cette démarche a suscité de nombreuses réactions, certains médias allemands estimant que ce n’était pas le rôle des journalistes d’agir en dénonciateurs reprochant aussi au Bild de ne pas avoir donné l’occasion aux personnes concernées de s’expliquer avant cette mise au pilori. D’autres au contraire ont salué la démarche, rappelant que les commentaires concernés étaient susceptibles d’être punis pénalement et ont été publiés consciemment par les auteurs et sous leurs propres noms. L’argument principal des défenseurs du Bild était que rien ne justifiait que les plateformes en ligne soient des zones de non-droit où tout le monde pourrait tout écrire sans se soucier des normes pénales en vigueur.

Le débat sur la question de savoir quelle est la meilleure démarche à adopter face à ces commentaires haineux est sans doute loin d’être clos, chaque média explorant différentes approches, qu’il s’agisse de médias sociaux ou d’organe de presse diffusant sur internet. Les contours exacts de leur responsabilité restent à définir et varient fortement selon les pays concernés (comme le montre le procès opposant Twitter à l’Union des Etudiant Juifs de France suite à un concours de blagues antisémites). Ainsi, des grands noms comme le New York Times et le Washington Post se sont associés à la fondation Knight dans le cadre d’un projet de développement d’un outil technique pour faciliter une meilleure gestion des commentaires en ligne. A voir si la technologie pourra apporter une réponse efficace à ce problème malheureusement profondément humain.


Photo: Phillip Kalantzis Cope, CC

Quelles marques se cachent derrière les YouTubeurs et autres stars d’Instagram ?

Essena ONeill, dix-neuf ans à peine, est une star des réseaux sociaux par lesquels elle s’est fait connaitre en quelques années seulement, notamment via ses comptes Instagram et YouTube. Sa vie telle qu’elle apparait sur les réseaux sociaux fait rêver ses milliers d’autres adolescentes, qui la voient sur des plages de sable fin porter des tenues de marques à la mode, sur une plastique parfaite. Or, cette jeune « star du web » a choisi de dénoncer publiquement le caractère trompeur de cette vie reflétée sur les réseaux, révélant qu’elle prenait des centaines de clichés pour en sélectionner un à publier, parfois retouché, qu’elle se privait de nourriture pour rester mince mais aussi qu’elle était payée par des marques célèbres pour placer subrepticement leurs produits sur les photos ou vidéos. En bref, son message est clair : ma vie sur Instagram, ce n’est pas ma vraie vie.

Beaucoup ont salué ce geste de courage, d’autres y voient plutôt une opération marketing très maitrisée, la jeune femme ayant simultanément lancé un site web visant à sensibiliser les jeunes à ces questions.

Sans entrer dans le débat de l’authenticité de la démarche, celle-ci soulève la question intéressante du « business » qui se cache derrière ces nouvelles stars du web – des centaines d’autres adolescentes prodiguent des conseils de beauté sur YouTube – et plus particulièrement l’absence de réglementation et de transparence qui règne s’agissant de la question de la promotion et du placement de produits par ces dernières. De nombreuses marques ont en effet vite compris l’opportunité que représentait cette nouvelle forme de publicité déguisée à moindre coût, les jeunes Youtubeuses étant souvent rémunérées par l’envoi de produits gratuits ou des montants peu élevés tant qu’elles n’ont pas atteint un certain niveau de « célébrité ».

En Suisse, pas de réglementation spécifique

Aux Etats-Unis, les risques liés à ce manque de transparence ont été pris très au sérieux par la Federal Trade Commission (FTC). Celle-ci a en effet adopté il y a quelques années déjà des lignes directrices relatives à la promotion de marques sur les réseaux sociaux, en se fondant sur le principe d’interdiction de publicité trompeuse ou fallacieuse. Ces lignes directrices prévoient notamment que lorsqu’un individu est rémunéré ou, d’une quelconque autre manière, bénéficie d’avantages particuliers en échange de sa promotion de certains produits, celui-ci doit en principe en faire état et le mentionner à ses abonnés. Cette mention peut se faire par un simple mot contenu dans la publication, comme les termes « Publicité », « promotionnel » ou encore « contenu sponsorisé », la règle étant que l’utilisateur doit pouvoir reconnaitre le fait que le tweet, statut ou autre publication est un acte promotionnel rémunéré. En plus de cette obligation de transparence, les lignes directrices de la FTC rappellent que ces publications sponsorisées sur les réseaux sociaux ne doivent pas être trompeuses quant au contenu. Certaines célébrités se sont ainsi fait rappeler à l’ordre à plusieurs reprises pour ne pas avoir respecté ces règles de transparence ou pour avoir prêté des vertus à certains produits, notamment des produits de beauté ou des médicaments, sans aucun fondement pour de telles déclarations ni de mises en garde suffisantes.

En Suisse, il n’existe pas de réglementation spécifique portant sur cette forme de publicité. Le conseil fédéral s’était penché sur la question lors de son analyse générale du cadre réglementaire des médias sociaux, et avait relevé le risque de manipulation de la formation de l’opinion des consommateurs par ce type de pratiques. Dans ce contexte, les limites légales sont posées par la loi fédérale contre la concurrence déloyale ; ainsi, une publicité dissimulée ou la tromperie quant au caractère publicitaire de pratiques influant sur les rapports de concurrence seraient sans doute constitutives de comportement déloyal. De même, une publicité mensongère ou trompeuse serait illicite au sens de cette loi. Cependant, si l’auteur du tweet, de la photo ou de la publication concerné n’annonce pas qu’il a été rémunéré, sous quelle que forme que ce soit, pour faire la promotion du produit, il sera difficile d’établir l’existence d’une tromperie quant au caractère publicitaire de la publication, limitant ainsi la possibilité d’agir contre ce genre de pratique.

La Suisse a fait savoir qu’elle ne souhaitait pas sur-réglementer l’usage des médias sociaux, et il est donc peu probable qu’une nouvelle législation soit adoptée pour faire face à ce problème, mais il n’est pas à exclure que des dénonciations publiques de pratiques peu transparentes du type de celle d’Essena ONeill mènent à l’adoption de bonnes pratiques non contraignantes dans le domaine.


Photo: la Youtubeuse française Marie Lopez – EnjoyPhoenix / AFP

Google Books est légal (sauf accident…)

La nouvelle est presque passée inaperçue et pourtant cette récente décision ne devrait pas être considérée comme anodine. Le 16 octobre dernier, la cour d’appel du Second Circuit aux Etats-Unis a donné raison à Google dans l’affaire qui l’oppose depuis dix ans à la Authors’ Guild, une association d’auteurs américaine, dans le cadre de son projet Google Books.

Pour ceux qui n’ont jamais utilisé cet outil, Google Books propose principalement les services d’un moteur de recherche permettant aux utilisateurs de rechercher, sur la base de termes ou de citations, un extrait d’ouvrage parmi la base de données de millions d’ouvrages numérisés par Google. Le résultat de la recherche affiche un extrait de l’ouvrage en question – souvent une ou deux pages – mais pas le livre en entier, sauf en principe si Google y a été expressément autorisé par le détenteur des droits. Le problème réside dans le fait que cette base de données inclut de nombreux ouvrages encore protégés par le droit d’auteur, et les auteurs, qui ne sont pas rémunérés par Google, ont décidé de faire valoir leurs droits en justice.

Après des années de négociations, un accord avait été trouvé entre les auteurs et Google, qui prévoyait notamment la mise en place d’un organisme de gestion indépendant chargé de représenter les auteurs, qui en échange se seraient vu reverser un pourcentage des revenus générés par les services payants et la publicité publiée sur Google Books. Cet accord a toutefois été invalidé par un tribunal au motif qu’il pourrait conférer à Google un monopole de fait sur le marché. Dans la foulée, le même tribunal avait jugé en 2013 que le projet Google Books était légal et ne violait pas le droit d’auteur, la numérisation des ouvrage, leur intégration dans une base de données et la publication d’extraits entrant dans le cadre d’une exception au droit d’auteur américain, le Fair Use (que l’on pourrait traduire en français par « usage raisonnable »). Le juge avait en effet estimé qu’en mettant cette base de données à disposition du public, Google Books faisait avancer le progrès dans les arts et les sciences, tout en préservant les droits des auteurs.

Cette décision n’avait bien évidemment pas plu aux membres de l’Authors’ Guild, qui a immédiatement fait appel, argumentant que ce projet présentait surtout un intérêt économique pour Google, qui touche l’entier des revenus liés à ce service, et qu’il n’était aucunement justifié de ne pas en faire bénéficier les auteurs.

Or il y a quelques jours, la cour d’appel a tranché et a confirmé la décision précédente : Google Books est légal car ce service est couvert par l’exception du Fair Use. La cour d’appel a justifié sa décision en indiquant que, dans certaines circonstances, l’exclusivité du droit d’auteur risquait de limiter la connaissance et l’accès du public au savoir au lieu de le faciliter et que, dans ce contexte, la numérisation, l’indexation, la création de fonctions de recherche et la publication d’ouvrages protégés par le droit d’auteur sans l’accord des dits auteurs constituaient un usage raisonnable et devaient donc être admises.

Si l’Authors’ Guild décide de tenter un ultime recours contre cette décision, la cour suprême des Etats-Unis devra décider de se saisir ou non de cette affaire. En attendant, cette décision donne néanmoins une voie royale à Google pour poursuivre son projet et continuer sa numérisation à grande échelle. La prochaine étape se trouvera peut-être dans une nouvelle tentative de renforcement de coopération avec les bibliothèques européennes pour la numérisation d’ouvrages d’auteurs européens, malgré les difficultés déjà rencontrées par le passé par le géant américain. En effet, si Google a fait le pari (semble-t-il gagnant) de faire cavalier seul aux Etats-Unis, la plupart des systèmes légaux européens ne connaissent pas d’exception générale au droit d’auteur du type Fair Use, mais plutôt des exceptions spécifiques, comme notamment l’usage privé d’une œuvre protégée, la reproduction à des fins d’enseignement ou encore le droit de citation. Ainsi, il n’est pas certain que Google puisse jouer des arguments de cette décision américaine pour convaincre des auteurs européens déjà réticents et plus enclins à trouver des solutions alternatives.


Crédit photo: Keystone