Presse 2030 : flux de revenus et démocratie

36 personnes licenciées entre Le Temps et l’Hebdo, 19 au 24 Heures et 12 à la Tribune de Genève. Le bénéfice annuel du New York Times a chuté de 25.6% entre 2015 et 2016 et le nombre de journaux britanniques a diminué de 181 depuis 2005. Le point commun entre ces anecdotes ? Les réductions des revenus publicitaires, nettement plus prolifiques à l’époque du règne du journal papier. En plus d’être passés à des marges infiniment plus basses, les médias ont perdu la première bataille de la réclame en ligne : 85% des revenus qu’elle génère aux Etats-Unis vont dans la poche de Facebook et Google (1er trimestre 2016). La presse souffre, boite et agonise. Est-elle une industrie parmi tant d’autres à se faire secouer par les forces démoniaques de la digitalisation et de l’automatisation ? Certainement. Mais pas que. Dans un contexte de Fake News, de personnalisation des fils d’actualités des réseaux sociaux et de véritable course aux clics, le destin de millions de journalistes passionnés paraît étroitement lié à celui de la pureté de l’information et de la démocratie. Analysons ici quelques pistes qui pourraient faire que le journal de demain soit tout d’abord toujours sur pieds, mais également en accord avec sa raison d’exister : informer juste, pour faire la part belle au libre arbitre.

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Transition digitale et nouvelles formes de revenus

Je ne vous apprends rien en vous expliquant que les nouvelles se lisent maintenant en 15, 13, 5.5 ou 4.7 pouces. L’industrie du magazine, bien que moins réactive, suit la même tendance. Les nouveaux supports technologiques – alimentés par les prémices de la réalité augmentée – ne devraient d’ailleurs que la renforcer. Cela va tout d’abord apporter de fantastiques et excitantes nouvelles formes de story-telling dont il est légitime de se réjouir. Mais ce n’est pas sans encombres que les médias entrent depuis quelques années dans cette nouvelle ère. Comme expliqué en introduction, les revenus publicitaires générés en ligne ne suffisent et ne suffiront pas à rendre prolifique l’exploitation d’un journal. 2016, avec ses multiples chamboulements, a d’ailleurs fait connaître à l’industrie de la presse un tournant important : les revenus mondiaux des abonnements et de la circulation des journaux ont dépassé pour la première fois ceux de la publicité qu’ils incluent (PwC). Cela est en partie expliqué par la légère croissance des premiers – soutenue par une demande importante d’accès à l’information – mais majoritairement par le net déclin de la seconde. Si la presse veut retrouver des chiffres positifs de croissance, elle doit aujourd’hui trouver de nouvelles sources de revenus. En voici quelques-unes :

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Abonnements en ligne payants : Cette stratégie qui pourrait sembler naturelle a du mal à s’implanter pour la seule et unique raison qu’elle peut effrayer les annonceurs, convaincus que faire payer un service en ligne réduirait drastiquement le nombre de visites.

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Evènements : l’organisation d’évènements comme le Disrupt de TechCrunch, le NYT Live du New York Times ou le Forum des 100 de l’Hebdo (repris par Le Temps). Cette pratique permet non seulement de remplir les caisses du journal, mais également d’établir sa crédibilité et de le positionner comme une référence en réunissant experts et amateurs autour de thématiques actuelles.

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Plateforme professionnelle : c’est une des caractéristiques majeures de la digitalisation, beaucoup de nouveaux acteurs émergents construisent leurs business modèles autour de contenus qu’ils n’ont ni produits, ni acquis. Les régies immobilières romandes, vivant une situation similaire face aux nouvelles plateformes d’annonces, ont récemment décidé d’unir leurs forces pour maîtriser leur chaîne de mise en valeur jusqu’au bout. Elles ont mis sur pieds immobilier.ch. Un concept équivalent pourrait être le bienvenu dans le milieu de la presse romande.

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Accès aux données : Et si un journal donnait accès à une base de données conçue spécialement pour les besoins du lecteur abonné ? Il pourrait ainsi appuyer ses recherches et démarches intellectuelles sur de la data vérifiée. Ce serait une manière d’attirer davantage de clients potentiels ainsi que d’asseoir encore une fois une certaine forme de fiabilité.

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La situation de chaque journal est bien sûr propre à elle-même et toutes ces idées ne lui sont pas forcément applicables. Les mots d’ordre pour allonger cette liste sont donc créativité et expérimentation.

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Il convient également de se pencher sur la réduction des coûts, qui ne veut pas forcément dire licenciements massifs et consolidations, même s’il est certain que la taille moyenne d’un journal sera certainement réduite à l’avenir. La clé réside à mon avis dans l’idée de faire plus avec moins. Reporters mobiles, blogueurs invités, datas interactives, nouvelles formes de narration basées sur les données, beaucoup de ces nouvelles propositions reposent sur la maîtrise d’outils technologiques que les journalistes doivent à tout prix acquérir. Il est donc légitime d’insister sur l’importance de leur formation continue.

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Mais jusque-là, tout ce dont je vous ai parlé ne laisse paraître qu’une industrie en difficulté qui fait face – comme beaucoup d’autres – aux défis découlant du progrès technologique. Il serait faux de ne voir que cela. La presse, en plus de réinventer ses flux d’entrées d’argent et d’optimiser l’utilisation de ses ressources, doit inscrire sa stratégie dans une conjoncture bien particulière. En voici quelques caractéristiques :

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Le piège de la course aux clics

Le succès d’un journal se mesure maintenant au nombre de visiteurs qui succomberont à la tentation de cliquer sur un lien, une bannière, un gros titre, qui les conduira sur le site internet du journal. Hier, quelques mots intelligemment choisis en première page du journal papier suffisaient à faire vendre l’exemplaire entier qui pouvait contenir à partir de la page 2 des articles plus axés sur le fond, sans obligations de communication choc. Aujourd’hui, cette enveloppe magique que représentait l’impression n’existe plus. Chaque article doit se battre pour sa survie et y va des coudes pour se hisser à travers des millions et des millions de pages web similaires jusqu’à l’écran du lecteur. Ajoutez à cela l’explosion du nombre de sources d’informations et de divertissements que permet Internet et vous imaginerez l’ampleur de la course aux clics qui a pris place depuis plusieurs années. Cela représente un réel danger qui met en péril la qualité et la profondeur de l’information. Tout le monde le sait, la réalité fait qu’un : « David Cameron insère ses parties génitales dans la bouche d’un porc » est plus susceptible de générer des visites que « Le Premier Ministre anglais et sa politique de réinsertion sociale ». Loin de moi l’idée de blâmer ce comportement humain presque naturel. Je me méfie par contre d’une industrie qui pousse et incite à la prolifération de ce genre de contenus. Le prochain modèle de rémunération de l’industrie des nouvelles, s’il veut lui laisser ses lettres de noblesse, devra prendre en compte ce nouveau paradigme. Dans un coin de ma tête, je me dis que lorsque l’incitation financière va à l’encontre du bien-être collectif, l’Etat a inévitablement un rôle à jouer. Mais la presse a également intérêts à mettre sa pierre à l’édifice en ne cédant pas à la tentation du clic facile.

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Fake news et démocratie

L’implication russe dans la manipulation de l’opinion publique américaine pendant la période précédant les dernières élections en est une parfaite démonstration : LE défi qu’attendent les institutions de presse dans un futur proche est celui de la véracité de l’information. Ce n’est bien sûr pas uniquement la responsabilité des groupes de médias que de veiller au respect de cette dernière. Les Gouvernements – au nom du maintien de la démocratie – ont un intérêt particulier à participer au débat. À l’heure où il suffit d’un accès à Internet pour diffuser une information, la tâche de réguler n’est pas mince affaire. C’est en tout cas probablement ce que vous dira l’équipe de East Stratcom, une équipe de 11 personnes basée à Bruxelles, première ligne de traque aux fausses informations de l’Union Européenne. Si elle a pu débusquer plus de 2’500 infractions du genre depuis sa création – la plupart en rapport avec la Russie –, elle n’est pas encore sortie d’affaire avec les élections françaises, allemandes et néerlandaises approchant à grands pas.

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Pointés du doigt, les principaux réseaux sociaux ont commencé à s’organiser pour éviter la propagation ultra-rapide de contenus à risque. Mark Zuckerberg, a réagi sur son compte Facebook personnel pour répondre aux accusations qui lui ont été adressées lors des élections américaines : « Nous ne voulons pas de fausses informations sur Facebook. Notre but est de montrer aux gens le contenu le plus significatif, et les gens veulent des nouvelles justes et précises. ». Quelques semaines plus tard, le géant bleu annonçait officiellement une série de mesures à ces fins : signalement des fake news par les utilisateurs, vérification par des organisations externes et impossibilité de sponsoriser des contenus signalés. Celle du Facebook Journalism Project, un mois plus tard, devrait également améliorer la collaboration médias-réseaux sociaux indispensable à la résolution de ce problème grandissant. L’engagement est donc là, mais la guerre continue.

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Filter Bubble, gatekeepers et œillères digitales

« Pendant des décennies, les journalistes des grandes organisations de médias tenaient le rôle de « gardiens » et jugeaient de quelles idées méritaient d’être discutées publiquement. », a très justement souligné Zeynep Tufekci du New York Times dans l’une de ses récentes tribunes. Aujourd’hui, leur affaiblissement a bien évidemment du bon, puisque nous ne sommes plus tributaires de l’avis de quelques- uns qui avaient le pouvoir de faire la pluie et le beau temps. Mais ils avaient l’avantage de « trier » l’information pour ne laisser passer qu’un certain standing de journalisme. Certains vont même jusqu’à dire que les dernières élections américaines auraient pris une toute autre tournure si elles avaient eu lieu il y a 10 ans.

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Mais il y a plus grave. Si vous pensez ces « gardiens » disparus, vous ratez l’essentiel : ils ont été remplacés. Remplacés par les algorithmes qui font nos news feed (fils d’actualités), nos pages de résultats sur les moteurs de recherche et qui de près ou de loin, personnalisent l’expérience web de chaque utilisateur. Ces tendances, bien que pleines d’avantages, ont un impact fondamentalement malsain sur les opinions personnelles. Le message Facebook d’un utilisateur du réseau social le lendemain du vote du Brexit vaut milles mots :

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« Je cherche activement à travers Facebook des gens qui célèbrent la victoire du Brexit, mais l’effet de la Filter Bubble est tellement fort et s’étend si loin jusqu’à des choses comme la recherche de contenu, que je ne trouve pas une seule personne contente. ».

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Ce qu’Eli Pariser décrit dans son livre The Filter Bubble – dont découle ce commentaire – est l’effet de cloisonnement qu’engendrent les algorithmes régissant le news feed d’un utilisateur. Voulant exploiter les préférences de ce dernier pour lui adresser du contenu ciblé, il l’empêche d’être exposé à des opinions contraires aux siennes. Plus il lit ces contenus, plus l’algorithme s’affine et plus la « bulle » se referme. On parle de véritables œillères digitales. La vérité devient celle qu’on se fait individuellement du monde et nous nous embourbons dans ce qui est probablement le plus important biais de confirmation qui n’ait jamais existé. Même si les réseaux sociaux ont fait des efforts et certainement des progrès depuis la sortie du livre en 2011, les tendances de personnalisation du web sont toujours omniprésentes dans la conception de l’expérience utilisateur dans son ensemble, ne serait-ce que par l’incitation financière qu’a n’importe quel groupe de média à adresser du contenu ciblé à son audience.

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Les algorithmes ont maintenant besoin de mettre en place ce que les « gardiens » appelaient à l’époque l’éthique journalistique. Ils doivent prendre en compte d’autres facteurs, comme l’importance d’une nouvelle, l’inconfort qu’elle suscite, l’effet challenging qu’elle a sur le lecteur ou la différence de point de vue qu’elle lui apporte. Cela pour faire en sorte qu’Internet ressuscite l’excitation qu’il générait par ses promesses : connecter les êtres humains entre eux sans intermédiaires aux manettes.

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La presse traverse donc une mauvaise passe alimentée principalement par une baisse drastique de ses recettes publicitaires. Il paraît par conséquent urgent d’imaginer de nouvelles formes de revenus, comme mentionné en début de texte, et de chercher potentiellement des sources de financement alternatives. À souligner, l’intervention des économistes Jean-Pierre Danthine et Cédric Tille dans Le Temps ce matin, prônant un financement nécessaire du journalisme par l’Etat. Mais si l’on fait abstraction un instant de cette petite santé financière, cette crise s’inscrit dans une conjoncture médiatique bien plus préoccupante. Je viens de vous les mentionner: course aux clics, remplacement des gatekeepers, Fake news, Filter Bubble, ces conditions cadres entraînent la presse dans une descente aux enfers lui ôtant contenu et diversité. Si beaucoup d’acteurs du secteur ne voient plus la lumière au bout du tunnel, je vois personnellement en cette pente savonneuse l’occasion unique et indispensable de positionner les institutions journalistiques comme sources d’informations de référence, apportant au lecteur qualité, véracité et ouverture. La demande de nouvelles vérifiées est plus grande que jamais. Le lecteur a aujourd’hui accès à une infinité de versions des faits et a besoin de guides. Il faut comprendre que le rôle de la presse n’est plus uniquement de générer de l’information, mais de la trier. À travers un effort commun intelligemment dirigé autour de ces valeurs, et s’il ne cède pas à la facilité de plaire aux clics impulsifs des internautes, il est certain que le journalisme parviendra à retrouver la santé financière qui lui permettra d’assumer à nouveau pleinement son rôle essentiel : enrichir les opinions personnelles.

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J.G.

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Continuer la lecture :

How Technology Disrupted The Truth, Katharine Viner, The Guardian

Post Industrial Journalism: Adapting To The Present, Columbia Journalism School

Global Entertainment & Media Outlook 2016-2020, Newspapers & Magazines, PwC report

Adventures in the Trump Twittersphere, Zeynep Tufekci, The New York Times

Disruption in the Media Economy, David Campbell’s blog

The Press needs (and deserves) all the Friends it can get, Sir Martin Sorrell

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Julien Grange

Julien Grange a fait ses études d’économie entre HEC Lausanne et la Stern School of Business de NYU, New York. Il vit aujourd’hui à Londres et travaille pour une entreprise active dans le développement et le financement de projets immobiliers en Europe. Il se passionne pour le devenir du monde et celui de ses habitants. En tête de sa liste pour le Père Noël chaque année : une boule de crystal. Elle n'est pas encore arrivée, mais elle ne saurait tarder.

4 réponses à “Presse 2030 : flux de revenus et démocratie

  1. Texte intéressant, mais surtout la conclusion avec laquelle je suis parfaitement d’accord : plus qu’avant, nous avons besoin d’un journalisme de qualité aujourd’hui.

  2. “Presse” 2030, la terminologie donne bien l’ampleur du problème. Quel média pour quelle information?
    Il n’est pas nouveau que l’homme à 90% n’est pas intéressé par la réflexion, mais davantage par la consommation. Au café, le dernier goal ou les seins de miss trucmuche sont les plus cliqués.

    Le principal problème réside davantage dans le changement (pour l’instant 3.0) de la structure des canaux médiatiques avec des Google, Face de bouc et autres Tweets face aux médias traditionnels.
    On ne mentionne quasiment jamais comment les médias traditionnels ont été à peu près tous rachetés par des entités financières, le plus souvent des particuliers d’ailleurs (dernier en date WP par Bezos).
    La révolution 4.0 fera sans doute que à l’instar des grandes fortunes, une dizaine de personnes maîtrise la communication mondiale, bien sûr en accord avec ses propres intérêts.

    Ce qui se passe en France et sous réserve d’un même choix barre à l’envers toute que les US est significatif de montrer qui détient le pouvoir. On peut dire ce que l’on veut de Trump, force est de constater que l’entier des médias sont contre lui, chapeau d’avoir gagné!

    Quand à l’influence de la Russie et de ses pseudos fakes, elle ne fait que ce que font les autres, soit défendre ses intérêts et son image, mais avec des moyens d’état. Je n’y vois aucune contradiction et même un bol d’air frais d’une autre information que le mainstream habituel.
    D’ailleurs pour bêler la même information dans tous les médias, un seul suffirait.

    Alors que chaque média trouve sa niche (au sens mkg) avec courage, demande aussi qu’il ait une liberté et la confiance de son éditeur. Penser que les décisions du TEMPS sont prise à Frankfurt, ne peut qu’amener à toute une série de déception.
    Quant à une aide de l’état, je vois mal ce que la Suisse romande ( par extension la Suisse) pourrait faire pour rivaliser avec des Amazon? A part aider à la formation, peut-être dans des plateformes numériques financées par le contribuable?

    “L’habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même.”
    Albert Camus ; La peste (1947)

    Alors restons optimiste et ne doutons pas que le journalisme saura se réinventer

  3. p.s. il y a surabondance d’offre médiatique, 400 chaînes en Suisse… il ne faut pas se voiler la face.
    Les médias n’éviteront pas un puissant “dégraissage” à l’instar des autres secteurs.
    Le problème serait plutôt: quel type de média restera?

    La Suisse a la chance d’avoir une des plus brillante radio-tv du monde, alors résistons et défendons-là face à des inutiles qui ne visent que leur bout de gras!

  4. Est-ce que la création de structures médiatiques faisant appel à des free-lancers non rémunérés et gagnant leur vie de façon indépendante ne serait pas la solution? En se référant à l’article, on remarque que les médias de type plateforme tirent leur épingle du jeu car elles délèguent la quête de revenu aux journalistes et se contentent de choisir les articles à publier; cela permet de garantir une certaine indépendance des organes de presse car la recherche du click, ou, pour faire simple, de l’argent, passe au second plan. En faisant la différence entre les créateurs de contenu et les filtres de contenu (la presse de demain?), nous pourrions à nouveau nous informer sans nous sentir coupables.

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