Les objectifs sociaux et environnementaux dans les statuts de l’entreprise

Quel rôle peut jouer la Suisse sur la scène du développement économique inclusif et durable ?  Le parlement formulait sa réponse à une interpellation la semaine dernière, les questions adressées avaient pour objectif de savoir comment le parlement identifiait son approche juridique aux regards des entreprises promouvant un impact sociétal et environnemental.

L’interpellation n° 18.3455 déposée par le Parti socialiste en juin auprès du Parlement suisse; visait à proposer une réflexion sur l’opportunité d’une reconnaissance juridique en définissant un cadre propice à l’émergence d’entreprises poursuivant des objectifs sociaux et environnementaux en sus des objectifs de profitabilité.

En réponse à cette interpellation, le Conseil fédéral a souligné par avis du 22 août 2018 l’importance de promouvoir les Objectifs de Développement Durable (ODD) mais insisté que la priorité était pour l’instant à la promotion de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

Il est heureux de voir que le Conseil fédéral souhaite favoriser la mise en oeuvre de la RSE et qu’il suit attentivement les travaux menés actuellement par l’UE et ses États membres en vue de créer un statut juridique uniforme en matière d’entrepreneuriat social.

En outre, le Conseil fédéral a indiqué que les initiatives privées visant à encourager l’entrepreneuriat sociétal, tel que le label international “B Corp“, étaient très positives et qu’il estimait à ce stade qu’une définition étatique aurait des répercussions négatives sur cette évolution récente emmenée par la société civile, raison pour laquelle il renonce à en donner une.

Est-ce suffisant ?

Cela vaut néanmoins la peine de se demander si la Suisse devrait créer un cadre juridique viable pour le développement de l’économie inclusive, sans cibler une industrie ou un type d’entreprise, mais en offrant un cadre pour tous les acteurs économiques. Même les véhicules, dits vertueux, comme les coopératives ne peuvent encadrer la prise en compte des externalités sociétale et environnementale au sens du code des obligations.

En effet, plusieurs pays sont pionniers, certainement aux regards d’un besoin accru. À titre d’exemple, en 2016 l’Italie promulguait une nouvelle forme juridique (« Societa Benefita »), sur les traces de l’Oncle Sam, qui depuis 2006 a déjà vu plus de 34 Etats adopter la forme juridique Benefit Corporation. Cette dernière inclut dans ses clauses la prise en considération des impacts sociétaux et environnementaux ainsi que l’obligation de transparence et de vérification indépendante de ceux-ci. Certains Etats y associent aussi des avantages fiscaux du fait de la mission sociétale.

A ce jour, ce sont des milliers d’entreprises pérennes qui ont ajouté ces objectifs en sus de la volonté d’être profitable. Cette évolution juridique pour un capitalisme conscient est également suivie de près par la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie et d’autres pays d’Europe et d’Amérique du Sud.

Le contexte

Instituer un cadre légal adapté aux entreprises opérant avec des objectifs sociaux et environnementaux répondrait à une demande actuelle des entreprises dites à mission, tant pour anticiper les réglementations à venir que pour avoir une reconnaissance de sa mission double. En effet, d’un côté cela permettrait aux entreprises d’être reconnues d’un point vu juridique pour leur prise en compte de leur responsabilité actuelle ou à venir, que ce soit nationalement ou internationalement, et de l’autre, cela servirait de levier proactif pour l’émergence de modèle d’affaires vertueux et ainsi supporter une économie inclusive et stable.

Intégrer ces buts alignerait la conduite fiduciaire de l’entreprise à toutes les externalités positives et négatives. L’objectif étant de faire prendre en charge, au niveau de la gouvernance des entreprises, la poursuite de l’intérêt général (protection de l’environnement, responsabilité sociale et territoriale).

Plus qu’un élan ou une urgence, une opportunité de stabilisation

Quel nouveau vent souffle sur le monde des affaires pour que des entrepreneurs souhaitent un cadre juridique pour protéger leur mission économique, sociétale et environnementale ? L’actualité sur le rôle des entreprises et leur responsabilité ainsi que l’attractivité nouvelle des investisseurs pour financer les entreprises dites durable (voir article FT) :  ou encore la reconnaissance par les grands donneurs d’ordre (inclus les marchés publics), indique qu’il est pertinent de travailler sur un élément systémique : Qui se trouve être le socle juridique des entreprises, et pourquoi pas faire évoluer le modèle même des entreprises et particulièrement celui des sociétés au sens du code des obligations.

 

Les statuts juridiques des entreprises comme instruments de transformation systémique : les juristes et avocats comme agent de changement

On voit aujourd’hui des nouveaux héros apparaître sur la scène du développement durable et de l’économie responsable : avocats, juristes et organismes de réglementation commencent à œuvrer pour l’intégration du fameux « triple bottom line » (c’est-à-dire : personnes, planète, profit) dans les instruments contractuels, fiduciaires ou réglementaires. Au-delà des approches de gouvernance actionnariales, l’urgence pousse à agir au cœur de l’entreprise pour que sa raison d’être et façons de faire s’alignent avec les besoins de nos sociétés et participent à la résolution des enjeux planétaire.

Le moteur de développement économique mondial actuel, même en analysant ses effets positifs durant le siècle dernier, n’est certainement plus à même de répondre aux enjeux des générations futures. (cf créer une gouvernance mondiale pour la transition : UN Scientific paper 08.2018)

 

Pourquoi ?

Force est de constater que depuis plus d’une dizaine d’années, l’importance donnée à la prise de responsabilité sociale et environnementale des entreprises est, en plus d’être croissante, reconnue scientifiquement comme une des solutions aux enjeux planétaires.

Il est clair que le besoin change et que la demande est réelle, à la fois de la part des consommateurs, des employé(e)s et des employeurs. En effet dans les marchés dits développés, 9 consommateurs sur 10 se soucient de savoir si leurs produits ont été fabriqués d’une manière respectueuse de l’environnement et des travailleurs ayant participé à la chaîne de production, et 70% des consommateurs de la génération Y sont prêts à débourser plus pour un produit vendu par une marque socialement responsable (Voir référence en bas de page, 2015,2016,2017). Du côté de l’employé(e), il ne suffit plus de l’inciter financièrement, ses attentes sont plus élevées et se conjuguent à sa quête de sens au travail.

Cela tombe bien car des entreprises découvrent qu’intégrer et cultiver une mission – sociale – aux côtés de celle de faire du profit, attire, engage et retient les employé(e)s et la communauté, et garanti une pérennité. (Harvard Business Review 05.2018 ).

Ces entreprises s’adaptent. Mais en Suisse, faute de promotion d’un cadre juridique qui met en avant les caractéristiques d’entreprises à impact, il est difficile pour celles-ci de se faire reconnaître à leur juste valeur par les parties prenantes et le marché. Il existe également des incertitudes quant à la reconnaissance par les tribunaux de leur triple bottom line et la difficulté de prévoir des incitations étatiques pour ce type de structures.

Il est ainsi essentiel de faire évoluer le statut juridique des entreprises en Suisse afin de laisser la place, non pas à une tendance, mais à une réalité, de s’installer dans le cœur même des entreprises souhaitant combiner profit et impact social et environnemental positif. Un alignement qui pourrait donner une réponse forte à la Suisse concernant de l’Agenda2030 : le Conseil fédéral a adopté un plan national pour la Suisse sur sa mise en œuvre, l’aspect juridique aurait la portée systémique qui donnerait corps à sa volonté de positionnement pour la gouvernance globale.

 

Voici comment cela a été développé aux États-Unis et en Italie via la forme juridique Benefit Corporation

 

La forme juridique de la benefit corporation est idéale pour toutes entreprises à but lucratif également guidées par des valeurs sociales et/ou environnementales, ou pour un entrepreneur souhaitant maintenir son entreprise à des normes de responsabilité et de transparence plus élevées.

Les benefit corporation sont très similaires aux sociétés traditionnelles (SA, coopérative, etc.), la particularité relève du fait qu’elles sont expressément redevables à toutes les différentes parties prenantes, notamment les actionnaires, les employés, la communauté et l’environnement.

4 aspects clés d’une benefit corporation versus une forme d’entreprise traditionnelle :

  1. Exigence liée au but d’intérêt publique général

Les benefit corporation doivent poursuivre un but d’intérêt publique général définit dans le statut juridique de cette dernière comme : « un impact positif significatif sur la société et l’environnement dans son ensemble, évalué selon des normes tierces ». Ce but peut également être spécifique et ainsi précisé dans les statuts et règlements.

  1. Modèle d’affaires centré sur les parties prenantes

Le processus décisionnel des benefit corporation doit prendre en compte les conséquences de toute action ou inaction sur  les actionnaires ; les employés, les subsidiaires et les fournisseurs ; les clients en tant que bénéficiaires de l’intérêt public général ou spécifique ; la communauté et les facteurs sociétaux ; l’environnement local et global ; les intérêts de l’entreprise à court et  long terme ; la capacité de l’entreprise à atteindre son objectif d’intérêt public général ou spécifique.

  1. Exigence de rapport public et transparence

Les benefit corporation sont tenues à des hauts standards de transparence et doivent soumettre un rapport d’impact annuel qui évalue la performance de l’entreprise par rapport à son impact positif sur la société ou l’environnement, selon des normes des tiers indépendants.

 

  1. Mise en place d’un Directeur d’impact

Certaines benefit corporation ont désigné un Directeur d’impact qui est responsable des parties relatives à la conformité du rapport annuel sur l’impact et d’évaluer si l’entreprise a atteint ses buts d’intérêt public général ou spécifique. Ce dernier peut être membre du conseil d’administration ou rester en dehors, tant qu’il/elle est extérieure à l’entreprise.

 

N.B. : Attention à ne pas confondre une entreprise benefit corporation (forme juridique de société applicable aux États-Unis), avec une entreprise certifiée B Corp (désignation internationale attestant la conformité des entreprises à des normes sociales et environnementales élevées). L’objectif étant ici, en tant que B Lab, association et organisme réunissant les B Corp de Suisse, de promouvoir l’introduction d’une nouvelle forme juridique pour les entreprises de type entreprises sociales désireuses d’inscrire comme buts aux côtés du profit, l’impact social et environnemental dans leur modèle d’affaires.

 

Pour en savoir plus :

Jonathan Normand

Expert en innovation sociétale et gouvernance, Jonathan Normand a travaillé 12 ans au sein d’établissements internationaux avant de créer le cabinet de conseil Codethic en 2009. Spécialiste de l’amélioration de la performance globale et de la croissance durable, il se passionne pour l’évolution de l’économie et en étudie les tendances et les ruptures. Dès 2014, il participe au lancement de B Lab en Europe, qui est chargé de déployer le mouvement B Corp. Il fonde et dirige B Lab Suisse depuis 2017, une organisation d’utilité publique promouvant les outils de mesure d'impact socio-environnemental et la certification B Corp. Il est également l'architecte du programme d’engagement Swiss Triple Impact et contribue à la recherche académique pour une économie inclusive, circulaire et régénératrice. Board member de Chapter Zero Steering committee Swiss Leader Initiative Academic Fellow School of Economic University of Geneva

Une réponse à “Les objectifs sociaux et environnementaux dans les statuts de l’entreprise

  1. En avril dernier, l’Etat colombien a approuvé la figure d’entreprise d’intérêt collectif. Il s’agit d’un grand pas vers le développement durable en Amérique latine. Tout cela grâce à B Lab, qui est devenu un acteur incontournable de Sustainability.

    http://colombia.corresponsables.com/actualidad/colombia-ley-formacion-empresas-beneficio-colectivo

    À Genève, B Lab est également très actif grâce à l’engagement de Jonathan Normand. Un bon exemple est Best for Geneva.

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